Entretien avec Roberto Alagna dans Cav/Pag au Metropolitan de New York – chapitre 2

Leitmotiv de la vie d’artiste

Après la répétition générale, dépouillé du costume de Canio, qui va être installé sur le portant tout à l’heure, emmené au nettoyage et ramené pour la Première, trois soirs plus tard, il se démaquille. D’abord, avec les petits mouchoirs en papier, l’air d’un enfant, pour finir penché au-dessus du lavabo, s’inondant de mousse et d’eau, l’air de ce guépard qu’il révélait dans Otello et qu’on peut surprendre, fulgurant, sur son Canio.

Au troisième mouchoir de papier, les yeux dans le miroir, il dit :

« Tu voulais un entretien, fais-le ! »

Cet entretien, demandé quelques jours plus tôt, pour lequel il n’avait pas le temps, et c’était vrai, il le donne maintenant alors que, du temps, il n’en a pas davantage.

« Maestro, n’est-ce pas particulièrement jubilatoire, pour un ténor autant Sicilien que Français, de chanter deux œuvres qui marquent à l’Opéra le triomphe de la Sicile et de la Calabre, du Mezzogiorno, pauvre et écrasé, sur le Nord riche et puissant qui faisait la loi jusque-là en matière d’opéra ? »

Ses yeux seuls répondent, pendant qu’il extirpe le quatrième mouchoir de sa boîte, tu as dix minutes, pas jusqu’à demain matin, alors si tu veux une introduction sur Verga, le vérisme et l’histoire de l’Opéra, tu te débrouilles sans moi ; moi, je te parle de Canio et je t’en parle tout de suite ! Dans ce cas, même en silence dans le miroir, pas le temps de répondre :  et Turiddu, alors ? juste celui d’attraper l’appareil et de pousser le bouton « on ».

 

Ce que dit Roberto Alagna du ridi Pagliaccio :

« Ce que Canio exprime au moment du ridi Pagliaccio, tous les artistes le vivent. Des enfants tombent malades, quelque chose survient dans notre vie privée, au moment du spectacle, il faut tout mettre de côté, oublier, et donner du plaisir aux gens parce qu’ils ont payé leur place et parce qu’on le leur doit. Cet air est le leitmotiv de la vie d’artiste, surtout du chanteur d’Opéra confronté à la difficulté du direct, sans micro, sans amplification pour qui il est encore plus problématique d’être sans cesse au plus haut niveau. On ne nous pardonne pas d’être un petit peu moins bien un jour alors que nous sommes des êtres humains, pas tout le temps en forme ; au contraire, c’est rare qu’on soit vraiment en forme. »

Une fois, il a raconté que Caruso se trouvait en pleine forme deux soirs par an et que, ces deux-soirs là, il ne chantait pas.

Il a presque fini de se démaquiller les yeux, mais comme il a commencé d’enlever le noir et le rouge qui lui font une bouche démesurée, il a du rouge sous les yeux, ce qui donne à son regard un éclat imprévu.

Des plumes qui courent autour de lui

« Avec Turiddu et Canio, vous chantez coup sur coup deux personnages différents, l’un qui séduit, l’autre qui est trompé…

– Tous les deux sont trompés ! Turiddu est un séducteur malgré lui. C’est un jeune homme avenant, il est allé à l’armée, il en revient dans l’uniforme de bersaglier, avec des plumes qui courent autour de lui (Verga : « la plume de son chapeau lui dansait sur les épaules »), il a de quoi parader au village où il est une sorte de star (Verga : « Turiddu… à son retour du régiment, se pavanait chaque dimanche sur la place, avec son uniforme de bersaglier et son béret rouge… »), mais il a été trompé. Depuis l’enfance, ils s’étaient promis avec Lola de devenir mari et femme, ils étaient amoureux depuis toujours, voisins, habitant l’un en face de l’autre (Verga : « …finie l’époque où nous nous parlions de la fenêtre qui donnait sur la cour ! »). En revenant de l’armée, il découvre que Lola l’a trahi avec un étranger, Alfio, qui vient de Licodia, le village à côté, c’est l’étranger, un peu comme chez Pagnol, quand on est de Marseille, Aubagne, c’est l’étranger.

Avec Rihab Chaieb, Lola.

Toutes les jeunes filles sont amoureuses de Turiddu. Lola, qui l’a trahi, essaie l’attirer de nouveau, c’est ce que fait aussi Santuzza (Verga : « …la plume de bersaglier lui avait chatouillé le cœur, et lui dansait sans cesse devant les yeux »). Il succombe au charme de Santuzza parce qu’il veut rendre jalouse Lola.

Avec Ekaterina Semenchuk, Santuzza.

En fin de compte, pour moi, la vraie victime c’est lui, à cause de la trahison de Lola et de la situation complexe dans laquelle il se retrouve. Il va jusqu’à accepter le duel, en promettant de tout faire pour tuer Alfio. Il avoue ses torts à Alfio mais, comme il a eu cette relation avec Santuzza, il ne veut pas la laisser dans le besoin et il demande à sa mère de s’occuper d’elle, si jamais il ne revenait pas. C’est un personnage très noble, dans le fond. »

Le public le sait, Alagna rend noble. C’est pourquoi lorsqu’il entre en scène pour la première fois, au milieu de l’acte, on l’acclame.

Avec Jane Brunnell, Mamma Lucia.

C’est Canio qui doit chanter la fin

« Pourquoi est-il arrivé que le baryton chante les derniers mots ?

– C’est aberrant. Canio est quelqu’un qui a un dilemme avec lui-même. Il joue le rôle de Pailllasse, dans la commedia dell’arte, Paillasse est le personnage qui ne bouge pas, incapable de prendre des décisions, il est trompé et il fait rire, c’est un nigaud. Pendant tout l’opéra, Canio se demande s’il est un homme ou un paillasse, aussi c’est une erreur de faire dire la dernière phrase par le baryton et c’est contraire à la volonté du compositeur. J’ai une lettre de Leoncavallo où il regrette d’avoir accepté, mais il y a été obligé, il avait subi pas mal d’échecs, il n’avait pas d’argent et voulait surtout que son opéra soit donné, il a donc cédé, mais tellement à contrecœur que, dès la deuxième représentation, c’est le ténor qui a chanté la fin.

L’idée de faire chanter la dernière phrase par le baryton est de Toscanini, une idée ridicule. Si Tonio dit : La commedia è finita cela veut juste dire que le spectacle est terminé, « the end », « la fin » ; si c’est Canio, on a la conclusion du choix auquel il a été confronté toute la soirée, être un homme ou un paillasse. Dans sa bouche à lui : La commedia è finita signifie, je ne suis pas un paillasse, je suis un homme, je suis Canio ! et le leitmotiv derrière, c’est le sien, c’est le ridi Pagliaccio, pas du tout celui du prologue qui d’ailleurs n’était pas prévu, que Leoncavallo a ajouté parce que Maurel, le créateur de Tonio au Teatro dal Verme, trouvait qu’il n’avait pas assez d’airs. Faire chanter la fin par le baryton est une aberration voulue par Toscanini, réintroduite par les éditeurs pour empêcher l’œuvre de tomber dans le domaine public, puisqu’il suffit d’une correction sur la partition, changer une petite note par-ci par-là ou refaire chanter la commedia est finita par le baryton, pour garder les droits encore pendant soixante-dix ans.

Mais dramatiquement c’est faux. C’est Canio qui doit chanter la fin, d’ailleurs dans le premier enregistrement intégral de l’œuvre de 1907, c’est bien Canio qui dit la commedia è finita… Le directeur artistique de cet enregistrement n’est autre que Leoncavallo lui-même. »

© texte et photos Jacqueline Dauxois

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