OTELLO, Dio mi potevi


Alors que Roberto Alagna chante à Paris son troisième Otello, analyse du monologue de l’acte III, scène 3,Dio mi potevi, qu’il a donné pour la première fois à Orange en 2014.

Depuis la création d’Otello, les plus grands ténors, suivant la tradition des acteurs de théâtre, montraient un Otello vitupérant. Roberto Alagna donne une tout autre interprétation, immobile et sans un cri pendant le monologue, son Otello atteint les profondeurs insondables de la douleur qui va le conduire à tuer et mourir.

Au moment où commence le monologue, Iago, avec de fausses preuves, des ruses iniques, en impliquant ses proches malgré eux, a convaincu Otello de la trahison de Desdémone. Dans un duo plus violent et pervers que celui de la fin, Otello a traité Desdémone de : vil cortegiana, elle a répondu : In te parla una Furia.

Il l’a chassée et, resté seul, il dit à Dieu son désespoir :

Le texte en italien :

Dio ! Mi potevi scagliar tutti i mali,
Della miseria, della vergogna,
Far de’ miei baldi trofei trionfali
Una maceria, une menzogna…

E avrei portato la croce crudel
D’angoscie e d’onte Con calma fronte
E rassegnato al volere del ciel.

Ma, o pianto, o duol ! m’ han rapito il miraggio
Dov’io, giulivo, l’anima acqueto.
Spento è quel sol, quel sorriso, quel raggio
Che mi fa vivo, che mi fa lieto !
Tu aflin, Clemenza, pio genio immortal
Dal roseo riso,
Copri il tuo viso
Santo coll’ orrida larva infernal !

Traduction :

Dieu! Tu pouvais m’infliger tous les maux de la misère, de la honte,
faire de mes fiers trophées triomphaux

une ruine, un mensonge…
Et j’aurais porté la croix cruelle
d’angoisses et de hontes avec un front calme
et résigné à la volonté du ciel.
Mais ô larmes, ô douleur ! on m’a pris le mirage
Où, joyeux, j’apaise mon âme.
Éteint est ce soleil, ce sourire, ce rayon
qui me rend vivant, qui me rend heureux !
Toi enfin, Clémence, pieux génie immortel,
au sourire de rose,
tu couvres ton visage
saint de l’horrible masque infernal !

Le premier mot du monologue c’est « Dieu » et le dernier « l’enfer », la tenaille de mort.
Au début, deux notes obsédantes, La bémol, Mi bémol décrivent la hantise d’Otello dans une descente chromatique où tournoie son obsession.
Avec deux notes recto tono, sur le ton d’une marche funèbre, il prend Dieu à témoin de l’immensité de son désespoir, évoquant les tourments qu’il aurait pu endurer tandis qu’une tonalité aux sept bémols apporte à cette plainte des colorations opaques d’autant plus dramatiques qu’elles sont lancées par le timbre lumineux de Roberto Alagna.
Lorsqu’Otello a évoqué tous les maux qu’il aurait pu supporter, et il pouvait tous les supporter, tout perdre sauf « ce soleil, ce sourire, ce rayon », sa voix s’élance dans une cantilène.
Le timbre d’Alagna, arrache un instant ce « rayon » au désespoir de la voce soffocata, du recto tono sidérant. Cest le début d’une nouvelle ascension vocale qui s’achève dans l’horreur au début de la scène 4 : Ah ! dannazione !

En même temps qu’il travaillait sur le plan vocal, Roberto Alagna cherchait ses gestes sur un sol où des dalles cassées, en plan incliné, créent différents niveaux.

Aux Chorégies d’Orange, il cherchait ses gestes en même temps qu’il travaillait sur le plan vocal.
Pendant les répétitions, agenouillé, il se traînait à plat ventre, se cachant le visage derrière les mains crispées d’effroi. L’image morbide envoûtait, rampement d’un animal, que le costume rouge rendait magnifique, qui aurait été mutilé. Elle évoquait la souffrance bestiale d’un Leonardo DiCaprio dans Le Loup de Wall Street de Martin Scorcèse (2013), ravagé par la ruine et la drogue, qui s’effondre sur les escaliers de sa villa, le visage devenu canin. Or, justement, ce n’est pas du tout la même souffrance.

Roberto Alagna a écarté cette gestuelle baroque, poignante et dérangeante. Il a chanté à genoux, sans bouger. Un instant, renversant la tête en arrière, il a levé les mains dans un geste de prière désespérée donnant l’image d’un être torturé, poussé par une fatalité contre laquelle il ne peut pas lutter.

Dans un précédent duo, Desdémone lui disait : »Une furie parle en toi ». Tapie en lui pendant le monologue, la furie attend son moment. Otello est calme désormais. Il a condamné Desdémone depuis longtemps, à la fin de l’opéra, il ne s’agit plus que de l’exécuter avec une implacable détermination. Quand à lui, l’ayant assassinée et ne supportant pas sa perte, défiant les lois divines et humaines, trompant son entourage qui le croit désarmé et s’apprête à le faire comparaitre devant la justice, il se tue avec une arme cachée dans son vêtement.
Avec l’audace qui fait les chefs-d’œuvre, l’Otello de Roberto Alagna, meurt comme Roméo, crucifié d’amour.

© texte et photos Jacqueline Dauxois

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