Roberto Alagna dans Carmen à l’Opéra-Bastille, 16 juillet 2017, suite

En 2017, Roberto Alagna a interprété Carmen à Paris pour la première fois de sa carrière dans une production de Calixto Bieito qu’il chantait dix-huit ans plus tôt au festival de Perelada avec Béatrice Uria-Monzon. Le 16 juillet 2017, pour une seule soirée, Elina Garanča a chanté à Paris avec lui. Retour sur ce spectacle événement.Ci-dessus « La Fleur que tu m’avais jetée… »

« Je suis comme un homme ivre »

Depuis 2013, dans trois productions différentes, Roberto Alagna et Elina Garanča s’imposent comme le couple idéal de Carmen. Au Staatsoper, dans la mise en scène idéalement classique de Franco Zeffirelli. Au Metropolitan, dans la production de Richard Eyre où la gitane aux gentilles fossettes devient une dominatrice à l’insolente beauté d’une Comtesse aux pieds nus de nos rêves à la brûlante sensualité. À Paris, dans une œuvre revisitée. Revisité il y a vingt ans déjà et il semble monté d’hier ou de … demain. On entre dans un autre univers, celui de Bieito. Pas seulement à cause de l’époque (l’uniforme de don José est encore aujourd’hui celui des mercenaires espagnols). Les parti-pris de la mise en scène éradiquent tout ce qui est mystère, sorcellerie, religion. Carmen n’est plus une femme libre qui revendique des choix dangereux, exige de mener une existence en marge à laquelle d’ailleurs sa naissance l’empêcherait d’échapper même si elle le voulait, une bohémienne qui choisit ses amants qu’elle jette à son gré, mais l’esclave de plaisirs faciles. Pas de castagnettes, une mise en scène décapée jusqu’à l’os, des images spectaculaires, un couple possédé, une relation âpre et méchante dans un univers haletant, privé d’amour et de sensualité où on torture. Une sexualité crue et cruelle, à l’image d’un monde pétri dans la violence.

C’est la Carmen de Bieito, tragiquement actualisée pour le spectateur quelques semaines après la dernière représentation de la saison par le massacre sur les Remblas de Barcelone. Cette violence, pour Bieito, n’a jamais cessé d’être d’actualité. Depuis dix-huit ans, ce n’est pas un metteur en scène espagnol, mais un séparatiste catalan qui change le drapeau espagnol en muleta, paréo et  serviette de bain. Le don José d’Alagna n’est pas impliqué dans cette question, il l’est autrement.

« Je te tiens femme damnée »

Dès le début, les chanteurs comblent, par leur jeu, les vides laissés par les coupures qui rendraient certains passages confus (plus de sorcière, de maléfice, de fleur jetée sur lui comme un sort). Dans la scène de séduction du début, près du mât (photo ci-dessous), on lit sur leurs visages l’ineffable douleur qui infuse de lui à elle, transfusée par le bois sur lequel il a collé sa joue et elle sa nuque. Alors, on se souvient de cette fleur qu’elle aurait dû lui jeter entre les deux yeux, écrit Mérimée, qui dit aussi que José se sent frappé comme par une balle.  La fleur, la balle, elles sont là, dans les images que les chanteurs donnent à voir, que le spectateur n’a pas vues.

Lorsque José, qui se débat et la traite de « démon » parce qu’elle lui fait découvrir les voluptés du corps comblé et de l’âme torturée, les références au diable, à des pouvoirs étranges possédés par Carmen ont été supprimées. Elle n’est qu’une fille facile ordinaire d’une tribu de brigands quelconques. N’empêche, l’acide de la passion ronge le métal don José dont l’âme est mise à nu, domaine où Alagna est sans égal. Dans un contexte cru, lorsqu’il chante la fleur, sa voix impose sa vision de l’amour. Le dragon d’Alcala avoue n’être plus qu’une « chose ». On l’a entendu tant de fois et c’est neuf, comme s’il n’avait jamais chanté cet air qu’il chante depuis plus de vingt ans. Sa voix monte de plus en plus, renonce au masculin, s’élève dans l’androgyne, traverse le castrat, atteint le féminin dans un élan ascensionnel qui porte l’émotion à son comble puisqu’au c’est au moment où sa voix monte si haut qu’elle proclame l’abaissement : « et j’étais une chose à toi ». La salle ne peut que craquer quand un timbre si radieux parle de kénose en s’élevant au lieu de descendre. De ce contraste extraordinaire entre paroles et musique, qui en elles-mêmes sont un déchirement, nait une émotion d’autant plus forte que bien peu ont éprouvé ce sentiment qui effraie et fait envie.

Dans la scène de la fleur, fleur de cassie chez Mérimée, José a un sourire d’enfant qui espère l’amour ou à défaut se figure qu’il peut encore rompre ses « chaines » puisqu’il lance à Carmen : « Adieu, adieu pour jamais ». Avec ce même timbre troublant, rond et plein, chargé de tant de force et de détermination, avec lequel il la fait frissonner, dans la montagne il lui chantera : »Je te tiens, femme damnée », l’appâtant et la rejetant, l’aimant et maudissant à la fois, sachant et refusant de savoir que c’est lui qui est pris au harpon.

C’est dans la montagne de l’illusoire « libertà » qu’il se bat contre Escamillo, qu’elle tire les cartes qui lui annoncent : « pour tous les deux la mort ». Le combat se déroule sur les toits des Mercédès et leurs capots à l’ombre du taureau publicitaire qui scandait les routes d’Espagne. On sent planer sur ce décor les ombres d’Hemingway, du James Dean de La Fureur de Vivre et de Marlon Brando de La Poursuite infernale. On sent aussi planer l’enfer. Bieito ne veut pas de celui de Satan, c’est alors celui des hommes.

Ci-dessous, à gauche, don José tire sa navaja ; à droite, il a déjà dans le regard quelque chose des yeux fous de celui qui va tuer.

« Laisse-moi te sauver et me sauver avec toi »

Meilhac et Halévy ont conservé la phrase de Mérimée : » laisse-moi te sauver et me sauver avec toi ». C’est tout ce qui reste de ce qu’on pourrait appeler l’assassinat chrétien tel que pratiqué aussi par Otello, Bieito montrant un monde rationnel, fait au carré, sans bohémienne aux pouvoirs occultes, sans magie et sans Dieu.

Pour Roberto Alagna, le désir de José, qui veut sauver l’âme de Carmen et la sienne, « est essentiel mais on n’en parle jamais », sauf dans la mise en scène du Metropolitan où José porte une grande croix sur sa poitrine. C’est lui, Alagna, qui a voulu cette croix. Sa conviction que, lorsque José revient de l’enterrement de sa mère, il est entièrement changé, fait toute la force de son José. Il le compare à Athanaël, « l’ermite qui veut sauver l’âme de la courtisane Thaïs (Massenet) comme José veut sauver Carmen du démon. » Lorsqu’il dit à Carmen qu’il restera bandit pour elle, c’est un renoncement non pas semblable à celui qu’il proclamait disant qu(il était une « chose à toi », mais le renoncement à son âme, à son salut, à leur salut à tous les deux. Et là, il s’agit du salut éternel.

Ci-dessous, don José, le visage traversé par une lumière ténébreuse, va devenir à la fin de la scène…celui d’un tueur, grimaçant, la bouche déformée et les yeux fous, qui hurle à Carmen : « Damnée ».

« Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée »

Dans les trois productions de Vienne, du Metropolitan et de Paris, la mort de Carmen s’inscrit dans la continuité de la mise en scène. Classique et d’une sobre élégance à Vienne, d’une sensualité éperdue au Metropolitan, deux amants, deux fauves somptueux qui rampent, s’étreignent, s’arrachent l’un à l’autre, à Paris le dépouillement total. Le décor, rien. Les costumes rien. On compte pour rien la petite robe niaise de Carmen qui portait au Met une traine royale. Lui, rien, pas de cape, de chemise, de bottes. Un débardeur, un pantalon. Rien. Rien pour s’aider, seul pour se mettre l’âme à nu et se la déchirer jusqu’à posséder celle de don José. Jusqu’à n’être plus que don José. Il, lui, Alagna, don José, jette son blouson, émerge de la nuit, pénètre dans une autre nuit. Son visage n’est plus son visage. Chanteur, acteur, personnage, il entre dans l’inaccessible, s’enfonce dans le rayon noir, Carmen n’existe déjà plus, il est seul.

Leurs voix, une splendeur. Elina Garanča a osé une habanera doucement. Il a somptueusement dominé, avec son « libertà », puissant et qui semblait si facile à tenir, et l’orchestre et les chœurs. Mais il faudrait citer, du premier au dernier, chaque air qu’il a chanté, et ses contre-ut avaient, comme les séraphins des églises d’Orient, non pas deux mais six ailes pour s’envoler dans une perfection qui donne au bonheur des vertiges.

En même temps qu’ils chantaient cette Carmen, ils la donnaient à voir. Elle, le feu et la glace, lui défiant le temps. On l’a déjà vu chanter don José les cheveux court, jamais encore avec les tempes grises. Il est grand-père et ne le cache pas. Il aurait tort. Il bondit sur les  voitures et se bat avec l’agilité que beaucoup d’hommes plus jeunes n’ont pas. Le temps lui a donné des coups de griffes au coin des yeux sans lui prendre son sourire de petit garçon, de sorte qu’il est aussi beau et plus émouvant que lorsqu’il était plus jeune.

Comment ont-ils fait pour donner cette perfection, sans avoir répété, puisqu’Alagna venait de Londres où, deux jours avant cette Carmen , il chantait  Calaf dans Turandot, sur la scène du ROH  ? C’est le secret des dieux.

Bien sûr, ils ont triomphé. Pour le premier salut, tellement investis par ce qu’ils viennent  de vivre, ils ne peuvent pas sourire déjà.

Lui, après les saluts,  sans prendre le temps de se changer, donne un entretien dans sa loge. Après l’entretien où il a été, comme toujours, brillant, et personne n’aurait pu se douter qu’il venait de passer trois heures sur scène dans un rôle écrasant, en quittant l’Opéra, il va signer des autographes sur le trottoir. Il le fait par tous les temps, dehors, parce que depuis les attentats de Bataclan pendant qu’il chantait l’Elisir d’Amore avec Aleksandra Kurzsak, la sécurité ne permet plus à ses admirateurs d’entrer.

Ci-dessous. Roberto Alagna dans le couloir des loges, après le spectacle. Il porte le marcel de don José, son visage est trempé par son chant.

Mais ce qui traverse son regard, à ces moments où il est entre deux mondes qui tous les deux lui appartiennent, qu’est ce que c’est ?

© texte et photos Jacqueline Dauxois.

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