
Un unique opéra concert
Le 15 décembre 2018, pour une unique représentation, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak ont chanté pour la première fois Luisa Miller de Verdi à l’Auditorium Rainier III de Monte-Carlo.
Quatre mois plus tôt, le 6 septembre, à la première heure de l’ouverture à la location, c’était complet, les abonnés avaient tout réservé. Téléphoner, cliquer ne servait à rien. Les files d’attente pour un billet s’allongeaient. Comment entrer quand on ne peut pas entrer ? Venir, attendre, patienter, errer, rôder, attendre encore, se souvenir que tout peut arriver à l’opéra. Le 15 est un samedi. Le samedi, depuis le début du mois, les gilets jaunes barrent des ronds-points. À celui d’Antibes, les autos sont obligées de repartir vers Cannes. Dans certaines d’entre elles, des spectateurs vont manquer et spectacle et c’est ainsi qu’au dernier moment, des places se trouvent libres..
Maurizio Benini à la direction de l’orchestre de Monte-Carlo, Stefano Visconti, chef des chœurs, le jeune baryton Artur Ruciński qui s’est taillé un succès dans le rôle du vieux père Miller, Vitalij Kowaljow qui a remplacé au pied levé la basse tombé malade la veille, Elena Maximova, la duchesse, ont contribué au succès de cet unique opéra concert.
Un opéra carrefour
À trente-six ans, Verdi renonce aux grands sujets épiques. Ce n’est pas de bon gré. La censure napolitaine vient de lui interdire un sujet sur un siège de Florence. Trop politique. Il traite alors une histoire intime à laquelle il insuffle le bruit et la fureur de l’épopée, fouillant avec texte et musique au fond des sentiments brisés par les conventions de son temps.
C’est ainsi que Kabale und Liebe de Schiller devient Luisa Miller, opéra carrefour par le sujet et la musique encore belcantiste dans laquelle apparaissent les accents qui vont caractériser l’œuvre encore à naître. Et puisqu’on lui interdit de mettre en scène de flamboyants héros qui célèbrent l’Italie nouvelle, Verdi donne un caractère héroïque à des personnages de tous les jours. Il met l’extraordinaire dans le quotidien et rend épique le fait divers par le génie de sa musique qui, comme son pays, cherche une nouvelle liberté.
Le livret, auquel il travaille beaucoup, est signé Salvatore Cammarano (auteur aussi de Lucia de Lamermoor et Il Trovatore) qui, sans un sou et père de six garçons, l’a supplié de lui donner du travail.
Mensonges et trahison
Luisa Miller est une histoire de passions, de fausses trahisons et de vrai chantage inspirée par le plus sombre romantisme, illustration implacable de l’adage selon lequel Satan est le père du mensonge. Car c’est le mensonge qui mène ici la danse de mort.


Le premier, celui de Rodolfo, un mensonge innocent, à supposer que le mensonge puisse jamais l’être, est le début d’un écheveau que vont dévider les Parques qui ricanent par la bouche de Wurm – un Satan pas aussi diabolique que Iago puisqu’il dit aimer et tient la promesse faite à Luisa de libérer son père, si elle se livre. Rodolfo se présente sous un faux nom. Le duc de Mantoue le fera pour séduire et tromper, Rodolfo c’est pour combler la différence sociale qui sépare le fils d’un comte de la fille d’un vieux soldat. Or, le vieux Miller, justement, le seul qui ne mente jamais, et dans lequel se profile Rigoletto, pressent immédiatement une menace sur sa fille. Rodolfo démasqué avoue son mensonge, mais proclame son amour. Il le prouvera en affrontant son père une arme à la main (don Carlo n’est pas loin).

La forza del amore
Mais le mensonge qui enclenche le mécanisme de la mort, c’est celui de Luisa. Un mensonge à double détente, par écrit et par oral, inextricable puisque commis pour la plus noble raison : elle sauve son père en feignant de renier son amour (c’est déjà Violetta). Dès lors, ce ne sont plus que secrets cachés et révélés, menaces, haines, affrontements et perfidies dans un contexte de violences qui ne laisse plus de répit à l’amour dans lequel le duo de Luisa avec la duchesse atteint un sommet de perversité.

Aleksandra Kurzak, qui a triomphé avec sa Violetta à l’Opéra de Paris il y a deux mois à peine, aborde le personnage de Luisa avec une aisance qui s’affirme pendant les trois actes où elle peint l’évolution des sentiments de Luisa. Avec une invincible tendresse, elle emporte son héroïne de l’ingénuité amoureuse la plus tendre aux tourments du désespoir, à la révolte, au renoncement, aux dérives d’un sacrifice qui la torture jusqu’à cet empoisonnement qui serait atroce si elle ne faisait triompher en mourant l’amour et la vérité.
Roberto Alagna, une légende
Roberto Alagna, qui est à Monaco une légende, chante sur les scènes du Rocher depuis le deuxième Alfredo de sa carrière, en 1989 (1). Après avoir remporté le concours Pavarotti et terminé la saison à Glyndebourne, ayant distribué tous ses cachets à sa famille, il dépensait la monnaie au baby-foot avec ses copains, quand il a été pressenti par Monte-Carlo. Décidé à rendre au Rocher son prestige international, John Mordler a auditionné lui-même le débutant époustouflant. Lui, pas un sou en poche, venu à pied de Nice en débarquant de son avion, avait déniché un hôtel garni… de cafards. De sa suite cinq étoiles, architecture boite à sardines internationale, il rêve parfois peut-être à ce gamin génial venu des banlieues pauvres qui commençait la conquête du monde de l’Opéra. De ce deuxième Alfredo au Rodolfo de Luisa Miller, une chose n’a pas changé, Roberto Alagna entre dans un personnage avec tout ce qu’il est, pour l’habiter et le donner.

Il donne au public et à ceux qui partagent avec lui le plateau : le chef, ses partenaires, les chœurs vers lesquels il se tourne parfois, les bras ouverts.
Lorsque Rodolfo et Roberto Alagna ne sont plus qu’un, la salle est, comme Luisa, émue aux larmes et que son personnage mente ou verse le poison, elle pardonne tout au héros qu’il incarne.
Avec la suavité d’une voix qui bouleverse, avec les sentiments qui se succèdent sur son visage, Roberto Alagna crée un Rodolfo plus touchant et plus poétique que celui du livret et de la partition.
. ( 1 ) Roberto Alagna, Je ne suis pas le fruit du hasard, Grasset, 2007, pp. 238, 239.
Jacqueline Dauxois, Quatre Saisons avec Roberto Alagna, Le Rocher, 2017, p 58 et seq.
©texte et photos Jacqueline Dauxois
