Frédérico Alagna , exposition à la fondation Taylor

Frédérico Alagna et la tragédie du monde


« Per me si va nella città dolente,
Per me si va nel eterno dolore ».
Ces vers que Dante inscrit à l’entrée des Enfers de sa Divine Comédie, pourraient l’être aussi à la porte de l’exposition de Fra Delrico.

Frédérico Alagna à la Fondation Taylor, 28 février 2019
© Jacqueline Dauxois

Qu’il soit né en banlieue parisienne n’y change rien : c’est un Sicilien.I l vient de ce pays de lumière cruelle où on marche au-dessus des momies, plus visibles et davantage exposées que celles de l’Égypte ancienne, qui ne laissent pas approcher avec une telle facilité. En Égypte, considérées comme objets de recherche archéologique, elles sont en Sicile intégrées au quotidien, pas seulement les saintes et les saints qui dans tout le Mezzogiorno dorment à la vue des fidèles dans leurs cercueils de verre ce qui les classe, comme les égyptiennes, parmi les raretés qui ne nous concernent pas. Les innombrables momies de Sicile ne se catégorisent ni avec les restes des saints ni avec ceux de pharaons, elles sont… vous et moi. Ni séquestrées dans les musées ni encloses dans les chasses sacrées, elles ne font pas de manières pour se montrer, au contraire. Ayant proclamé, à l’entrée du couvent des Capucins de Palerme : « Nous étions ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes », elles vous attendent en rangs serrés, huit mille, debout et côte à côte, bien habillées.
C’est quelque chose de cet univers qu’on retrouve dans cette exposition.

Que Fra Delrico soit descendu ou non dans les catacombes n’y change rien : la Sicile lui coule dans les veines, d’autant que les tragédies de notre temps ont rendu planétaire certaine vision sicilienne du monde. C’est cette tragédie que l’artiste donne à voir à travers ses œuvres exposées à la fondation Taylor, 1 rue La Bruyère, du 7 février au 2 mars 2019.

Il y a quatre salles, deux en façade, une à l’arrière, une en sous-sol.
Elles n’ont pas de nom.
Les œuvres exposées non plus.

À côté de la porte d’entrée, pour être vue en arrivant – et en partant -, une femme, d’une noble facture, porte un enfant, seule œuvre où le corps humain est représenté dans son intégrité. L’ayant vue, entrons dans ce monde qu’elle va enfanter, qu’elle a enfanté et qu’elle enfantera. Ce n’est pas celui que promettait son ample ventre rond d’espoir. Tous les matériaux sont bon à Fra Delrico pour représenter la chair de l’homme, qui n’est plus chair, mais matériaux rongés jusqu’à la dislocation, la chosification, l’anéantissement.

Dans la première salle, quelque chose de rond et de doré, de dos, un enchevêtrement de fils et filaments, comme un cocon qui se déchire dans la marmite où on les fait bouillir pour extraire la soie ; de face, des traits féminins tellement pathétiques qu’ils feraient naître l’impossible désir de les délivrer pour révéler dans son intégrité ce visage qui va rester inconnu à jamais, à jamais une énigme, avec ses paupières blessées d’un trait vertical comme un coup de couteau. On ignore si la chrysalide va émerger du cocon ou si Fra Delrico représente l’instant où le visage humain s’enfonce progressivement dans le néant. L’artiste le sait-il lui-même au moment où il crée ? Est-ce qu’il possède toutes les clefs de l’univers qu’il révèle ?

La salle souterraine, pourrait s’appeler celle de l’autel barbare. Au fond, un triptyque sauvage, dominé par un crâne de bête surplombant un buste féminin nu, est flanqué de bustes d’homme emmaillotés, aux mains entravées.
Ailleurs, de petites poupées étroitement enveloppées de plastique noir, présentées côte à côte comme les momies de Sicile, évoquent aussi les rituels vaudou. L’une d’elles est plantée à l’horizontale sur un support ; une autre, les bras écartés, projette sur le mur son reflet en forme de croix, est-ce un hasard ou une ombre savamment calculée ? 

Dans un renfoncement de couloir, trois têtes, aux traits martelés qui semblent non pas coupées mais arrachées à un support, sont encastrées au centre d’un instrument de bois d’où pendent deux jeux de chaînes rouillées, évocation des supplices du Moyen Âge. Mais, à y regarder de près,  l’instrument de torture n’est qu’une table ancienne pliable. Avec trois têtes, Fra Delrico change un meuble naïf en instrument de terreur.

Au rez-de-chaussée, dans la salle du fond, visible de loin, une grande sculpture domine la salle, un homme, la tête presque détachée du corps, grandeur nature, peut-être un peu plus grand, un Laocoon moderne, entièrement ligoté comme par des anneaux de serpents ou des concrétions calcaire s’étaient déposées sur lui au long des siècles. C’est lui qui évoque tellement les momies de Palerme.
Dans la même salle, un mutilé sans jambes, un autre sans bras, un troisième tranché à la taille qui pourrait être extrait des fouilles de Pompéi – où la cendre brûlante aurait arrêté sa vie. Des têtes, l’une, comme une raquette au bout d’une longue tige, une autre avec un cache-nez, une autre couronnée de fils de fer, évoquant des épines, d’autres encore.

La dernière salle, la seconde en façade, n’est pas la moins désespérée. Au centre, une forme humaine suppliciée où la mort a déjà commencé son œuvre. De nombreuses têtes, plus dramatiques que la chrysalide dorée. L’une d’elles, qui pourrait s’appeler Sansevero, évoque les expériences diaboliques du prince napolitain et se prolonge par une cage thoracique ouverte, d’un rouge éclatant, prête pour une leçon d’anatomie particulière. D’une autre, presque plus rien ne reste de ce qui la faisait humaine, le cerveau remplacé par un réseau de fils et de clous.
Deux têtes sont appareillées ensemble, l’une au-dessus de l’autre, l’une davantage déconstruite, toutes les deux emprisonnées dans un cadre de tubes aux contours souples, créent un ensemble vertigineux.
Comme la femme enceinte, ces jumeaux de la mort, peuvent être vus de l’intérieur et de la rue, à travers la vitre.En visitant l’exposition, il est difficile de s’empêcher de penser à quel point les deux frères, Roberto et Frédérico Alagna, sont Siciliens jusqu’au bout de l’âme. L’un par son chant en fait resplendir toutes les lumières ; l’autre, à travers sa vision tragique du monde, en révèle le sombre versant.

D’une exceptionnelle expressivité dramatique, les œuvres de Fra Delrico poussent le cri désespéré des tragédies de notre époque, et ce cri retentit avec d’autant plus de violence qu’il est poussé par les bouches bâillonnées de têtes déconstruites.

© texte et photos Jacqueline Dauxois

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