Pagliacci avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak au Deutsche Oper de Berlin

Suite de l’article sur Cavalleria Rusticana

Chapitre 2

PAGLIACCI

1

L’ARRIVÉE DU PETIT CIRQUE DE CANIO

Le corps de Turridu, qui paraissait si vrai quand il tombe à la fin de Cavalleria Rusticana, lorsque Tonio chante le prélude près de lui n’est qu’un vilain mannequin.
Le cheval d’Alfio était un joli camion jaune rieur, très expressif.
Après les applaudissements qui saluent la prestation de Carlos Alvarez, une 15 CV (je crois) fait son entrée.

Le moteur fume et crache au nez d’un gangster américain qui en descend – superbe par-dessus noir au col de velours, chapeau enfoncé jusqu’aux lunettes – c’est Canio. Il annonce aux paysans que le spectacle commence a ventitrè ore (11 pm.)

Dans la même scène, il affirme la différence entre le théâtre et la vie, et refuse d’être assimilé à son personnage. Sur scène, il est le Paillasse trompé par Colombine et Arlequin, qui prend des coups de bâtons et fait rire son public, dans la vraie vie, Nedda lui est fidèle, il ne supporterait pas qu’il en soit autrement. Il a, dans la voix, une si âpre conviction que Nedda est effrayée.

En attendant, belle comme une vamp des années Marilyn derrière ses lunettes noires, assise sur le capot, elle écoute les déclarations de Canio qui l’adore.

Et puis, il signe des autographes.
Lui, qui ?
Alagna ou Canio ?
En tout cas, il ou ils jubile ou jubilent. Ci-dessus.

2

NEDDA

Restée seule, Nedda chasse la frayeur que lui inspire Canio et célèbre la joie de vivre. Par la voix d’une Aleksandra Kurzak au sommet qui virevolte en chantant, elle s’assimile à un oiseau.

Ivre de liberté, comme l’était Turridu dans son brindisi, et pour la même raison que lui : elle aime d’un coupable amour et aspire à l’ivresse de la liberté. Comme elle est femme, elle n’a pas besoin de vin, mais sa fougue est la même. L’arrivée d’Alfio interrompait Turridu, celle de Tonio met un terme à l’envol de Nedda.
Le grand duo que Mascagni n’a pas donné à Turridu et Alfio, Leoncavallo l’a écrit à Nedda et Tonio.

Nedda se fait alors dresseuse de fauve, coquette dompteuse, dominatrice cruelle.

Ayant réduit Tonio à merci, elle retrouve celui qu’elle aime, ce Silvio qui cause sa mort sans même tenter de la sauver.

Aussi est-il présenté comme un benêt coiffé d’un bonnet, et reste plongé dans ses lectures pendant son chant d’amour, égoïste et passif comme à la fin où, au lieu de bondir au secours de Nedda, il se dit à lui-même qu’il « se contient à peine » et laisse Canio l’assassiner sous ses yeux. Nedda pressent qu’il va causer sa mort, ce que dit aussi Turridu dit à Santuzza.

3

LA MORT DE NEDDA

Depuis le prologue, on sait que si la transposition de Cavalleria Rusticana n’a renoncé ni à Verga ni à Mascagni, celle de Pagliacci, qui se détourne de Leoncavallo, ne montrera rien de la Commedia dell’ arte, de la mise en abyme du théâtre dans le théâtre, de l’incarnation par Canio du paradoxe du comédien.
Ce que l’image récuse, Alagna va le donner.

Sans la Calabre du XIXème siècle, des costumes qui évoquent le Chicago de la prohibition et un décor d’échafaudages peuvent raconter Pagliacci tout de même. Mais pour rester dans l’histoire, il faut créer un décalage, différencier Canio de Paillasse, Nedda de Colombine etc.
Or, ils ne le sont pas.
Ils portent les mêmes vêtements noirs depuis le début et il n’y a pas de théâtre sur le plateau.
C’est à l’éclairage qu’est alors dévolue la tâche ardue de montrer que Canio quitte le rôle de Paillasse, qu’il est en train de jouer, pour n’être plus que Canio, un homme fou de jalousie qui va tuer Nedda/Colombine malgré les efforts désespérés qu’elle fait pour le ramener à son personnage de comédie.

En prélude à la fin, lorsque Tonio insuffle son venin à Canio, les images classiques de la répétition cèdent devant l’éclairage de la représentation qui alterne doré et violet (ci-dessous, photos 1 et 2, la répétition ; 3, 4, 5, le spectacle).

L’éclairage devient alors l’élément prédominant de la mise en scène.
Un contre-jour doré éclaire Canio pour ridi Pagliaccio.

Les jeux de lumière s’emparent de son visage et le font entrer dans un autre univers. Sa douleur se lisait sur ses traits dans un éclairage naturel…

…elle se lit autrement

…, mais n’est pas moins poignante.
Sur Canio qui s’effondre, après ridi Pagliacio, les couleurs redeviennent naturelles,

mais la mort de Nedda se passe tout entière dans le rouge. Un rouge stable pour le fond, un rouge avec des variantes pour capter les traits de Canio et de ses partenaires en premier plan.

Qu’on les aime ou rejette, ces éclairages transportent dans cet ailleurs qu’on vient chercher à l’Opéra.
Elles n’empêchent pas l’émotion de passer, Roberto Alagna d’être le formidable Paillasse qu’on connaît, qui restitue la vérité de son personnage dans ce jeu de lumière fracassant et nous plonge au cœur d’une émotion qui étreint jusqu’aux larmes. Dans cet éclairage expressionniste déjanté où, avec Aleksandra Kurzak, il joue pour la première fois (l’unique répétition n’étais pas éclairée), ils possèdent une telle aisance et atteignent une vérité si déchirante qu’ils donnent l’impression d’avoir interprété cette production toute leur vie d’artiste.

En dépit d’une mise en scène qui crée à Nedda plus de difficultés scéniques qu’à ses partenaires, Aleksandra Kurzak dont la voix est au sommet, exprime tout : inquiétude, bonheur, légèreté, gravité, séduction et la tragédie qui le dispute à l’espoir en elle jusqu’au moment où elle se condamne en refusant de nommer à son mari, son amant.

Roberto Alagna, c’est le guépard qui bondit d’un rôle à l’autre en une seule soirée. Rien de commun entre Turridu et Canio, le jeune Sicilien tué par jalousie et le directeur du petit cirque calabrais qui assassine par jalousie.
Avec une vérité d’acteur et de chanteur, il les incarne tous les deux avec tendresse et violence dans une même perfection.

4

DES COULISSES À LA LOGE

Les saluts

En images : ténor et baryton, Roberto Alagna et Carlos Alvarez, pris de la salle.

Ténor et soprano : le couple idéal, photographié par l’ouverture dans le passage qui permet de passer de la salle aux coulisses.

En coulisses, le rideau tombé, il est là, lui , tout seul pour la demi seconde d’une photo prise au vol :

La porte de sa loge a des griffures, elle est belle comme ça.

Dans le couloir, les portants, qu’ils soutiennent ou non des costumes flamboyants, ils font partie du rêve d’opéra.

Roberto reçoit dans sa loge.
Aleksandra l’a rejoint, venant de la sienne, au même étage, de l’autre côté des coulisses, côté jardin, lui il est côté cour.

Georges Gagnidze, ci-dessous avec Aleksandra, a été (entre autres) leur Alfio et leur Tonio au Met et, à Paris, récemment, Iago dans Otello.

Roberto consent à des selfies :

Aleksandra a les bras pleins de fleurs.

Ils vont partir et tout le monde va partir.

Mais, il s’est passé quelque chose dans la loge de Roberto avant le début du spectacle.
Bien avant.
Il avait ses yeux d’enfant rieur. Il avait enfilé le blouson de Turridu, pas encore la chemise.

Sur sa table, il y avait, à côté de son sac, de son eau et de sa paritition ouverte, les accessoires de Canio : le couteau à cran d’arrêt et, dans le chapeau de gangster ,le nez rouge qu’il met quand il chante a ventitrè ore. Avant d’aller finir de se changer dans la salle de bains, il a pris le nez de Canio et l’a mis sur le mien, d’un geste léger, très rapide, précis. C’est une petite chose douce et légère qui ne dérange pas. Il est ressorti de la salle de bains, Turridu des pieds à la tête. Évidemment, j’avais gardé le nez, c’est celui de Canio, Roberto en fait ce qu’il veut, il reste où il le pose.
J’ignore s’il sait à quel point les photos que Stella a prises de lui et moi avec le nez de Canio sur le mien me rendent contente, mais la voilà cette photo de Turridu et moi !

Roberto Alagna avec le blouson de Turridu et Jacqueline Dauxois avec le nez de Canio.

Annexes :

Eva-Maria Westbroek est une belle et convaincante Santuzza.
Carlos Alavarez a la puissance physique et vocale d’un Tonio qui n’a pas été enlaidi (tant mieux) pour en faire un monstre tordu.

Dans un pays de musique comme l’Allemagne, où les rues et les stations de métro portent des noms de musiciens et de poètes, le petit programme distribué gratuitement aux spectateurs comporte une double page avec une notice sur les solistes, la liste de tous les musiciens et des instruments qu’ils jouent et celle des chanteurs du chœur avec leur qualification .

Le Deutsche Oper après la représentation.

©Jacqueline Dauxois

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