RÉPÉTITION GÉNÉRALE AU LICEU DE BARCELONE
CAVALLERIA RUSTICANA

DIVINE SURPRISE
La règle du spectacle est qu’il n’y en a pas. Alors que tout est minuté, millimétré, codifié, que les plannings des répétions sont réglés comme papier à musique, les dates des représentations immuables, le spectacle échappe à toute prévision. Il fonctionne avec l’imprévu et c’est sa force vive : la surprise peut venir n’importe où, n’importe quand, n’importe comment presque. Sans parler des grèves dans certains pays qui forcent d’annuler des représentations pour lesquelles des amateurs sont venus du bout du monde, les spectacles qui se déroulent normalement sont soumis à cette règle qui n’en est pas une puisque c’est, chaque fois, une surprise. Bonne ou mauvaise. Mauvaise, si la star que venez entendre est malade. Cependant, même grippée, votre étoile peut chanter. Il/elle ne sera pas au mieux de sa forme, mais vous l’entendrez, c’est toujours mieux qu’un(e) remplaçant(e).
Sauf que… le remplaçant, peut être une divine surprise s’il s’agit de Roberto Alagna. Vous n’en croyez pas vos oreilles, pourtant, c’est vrai. Cela s’est produit plusieurs fois, par exemple, un soir d’Otello, il a remplacé son remplaçant ; mieux encore : au Met, il a remplacé un collègue malade pour une série complète et il a chanté tous les Manon Lescaut ayant appris le rôle en dix jours.
LA SICILIENNE
Au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, pour la deuxième série des Cav/Pag de la saison 2019/2020 donnée par Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak (après le Staatsoper de Berlin, la troisième sera en avril/mai à Londres), on n’attendait pas forcément une surprise de la production de Damiano Mchieletto (Royal Opera House, 2015). Or, la magie était au rendez-vous, on l’a su, tout de suite, le soir de la générale, le 2 décembre 2019 aux premières notes de Cavalleria Rusticana, tout semblait neuf et un Roberto Alagna, en pleine forme vocale, donnait une Sicilienne, (que ne troublait aucun mouvement sur le plateau), à la ligne de chant d’une pureté qui allait droit au cœur.



Le reste a suivi, dans une émotion que l’entracte n’a pas fait retomber, jusqu’à la fin de la comedia, parce que, bien sûr, s’il resplendissait à ce point, c’est qu’ Aleksandra Kurzak, sa Nedda, allait être aussi rayonnante que lui dans Pagliacci.


LA MADONE VIVANTE ET LE RETOUR DE TURRIDU
Portée en procession sur les épaules des hommes, la vierge de Cavalleria Rusticana n’est pas une statue, elle est vivante, c’est juste théologiquement, beau visuellement, mais son geste, bras raidi qui repousse Santuzza n’est pas cohérent. La Madone, la Mère de Celui qui a pardonné à la femme adultère, repousserait une pécheresse ? Impossible ! L’image rectifie le geste, son visage est à la hauteur de l’enseigne du magasin de pain, elle, dont le Fils est « le pain de Vie ».

Au début, la Vierge vivante (et elle l’est à Barcelone : dans mon café de la Rambla, entre le Liceu et la Boqueria, il y en a une presque grandeur nature qui surveille, ce qu’écrit mon petit ordi).
La fin aussi est changée : Turridu revient mourir sur scène, au lieu de disparaître dans le vertige des coulisses, pour réapparaître quelques instants plus tard aux saluts, alors que personne n’a eu le temps de reprendre ses esprits. Ce retour comble un vœu, naïf peut-être. On préfère qu’il meure sur le plateau. Personne n’a envie qu’il soit assassiné, mis s’il se volatilise en coulisses, c’est comme s’il mourrait sans fin.
Sans compter que c’est un très grand tragédien qui revient. L’expressivité du visage de Turridu qui meurt (dont Alagna a révélé plus tôt les éclats émouvants de jeunesse), alors qu’il a une main posée sur sa poitrine sanglante, est un grand moment de théâtre.

PAGLIACCI

À TRAVERS LE MIROIR
La vraie trouvaille est dans Pagliacci. Les scènes de la comedia dell’arte sont jouées à la fois sur la totalité du plateau et sur le petit théâtre rétro qui en occupe une partie avec ses rideaux rouges, ses arbres de carton, son décor peint qui bouge, lorsqu’un chanteur passe tout près. D’un plateau à l’autre, les images se dédoublent, Canio titube des unes aux autres : des bas-fonds tragiques d’un XIXe revisité à l’univers enfantin du théâtre napolitain jusqu’à ce que, écartelé et fou de jalousie entre ces deux univers qui le disloquent, il devienne un assassin.

Après le Recitar, qui provoque des acclamations si inlassables qu’Alagna a changé de position, ce qu’il ne fait pas d’habitude, il avait une crampe peut-être tellement cela durait, Canio, se prépare à jouer Paillasse devant le miroir qui reflète la loge. Il va s’enfariner le visage, se ravise, écrase ses doigts, couvert du blanc du maquillage, sur le miroir qui cesse de le refléter, dans lequel apparaît Nedda/Colombine pendant que la lumière bascule. Il devient une silhouette obscure dans le contre-jour. Nedda, illuminée par un éclairage qui souligne la beauté d’Alksandra et la rend féérique, réduit Paillasse à n’être plus qu’une ombre. Le spectateur est ébloui, Canio terrassé.







Alors, elle traverse le miroir ! Comme l’Orphée de Cocteau.



C’est un coup de génie comme il y en a trop peu. C’est tout ce qu’on espère de l’Opéra, qu’il nous surprenne avec ce qu’on connait sans travestir ce qu’on attend.
MYSTÈRE ET MAGIE
Canio/Paillasse n’est pas grimé. Il porte un de ces habits
romantiques si évidemment faits pour Alagna, qui le dessinent d’une manière
aussi juste que sa robe à panier exalte Aleksandra – dont la coiffure s’accorde
à l’ovale de la chanteuse, contrairement à certaines perruques qui dénaturent
l’implant de ses cheveux. Côté cheveux, Canio porte une perruque noire qui change
si complètement Alagna qu’on hésiterait à le reconnaître.
Là aussi, on est au cœur de ce qu’on attend à l’Opéra.



Le temps d’une scène, on découvre un chanteur autrement. Pourtant la perruque est discrète : une mèche sur le front, la nuque pas plus longue que ses vrais cheveux, courts en ce moment.
Depuis combien de temps attendait-on une scène mystérieuse et magique à l’Opéra ?


Les ovations ont été enthousiastes, interminables, sans rien d’une certaine dureté qu’on perçoit parfois dans les cris, au contraire, à Barcelone, ce n’était qu’ardeur, souplesse, douceur, dont émanait une chaleur profonde.



PLUS FORT QUE LA MORT
Ils saluent.
Chaque fois qu’ils chantent ensemble, ils donnent à leur public au-delà du chant, la magie de leur couple, l’osmose entre deux chanteurs, l’alliance de leurs voix et de leur jeu d’acteurs. L’harmonie artistique qui règne entre eux circule de la scène à la salle, deux vases communicants dans la beauté.
Alors même qu’ils viennent de nous peindre la mort qu’ils ont vécue et chantée sur scène, ils rayonnent d’une si exceptionnelle plénitude que les larmes qu’ils nous ont arrachées (arrachées, oui) ne portent personne vers l’angoisse (celle de la vraie mort), mais font naître un mélange d’émotions si complexes que le sentiment d’une plénitude l’emporte et, à ce moment, tous les deux, Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna, inspirent l’idée que le désespoir qu’apporte la mort peut être sauvé par un miracle de l’amour.

Voir aussi sur le site trois articles sur l’analyse de Cav/Pag au Metropolitan Opera de New York, en janvier 2018 :
Entretien avec Roberto Alagna dans Cav/Pag au Metropolitan de New York – chapitre 2
ROBERTO ALAGNA dans Paillasse, au Metropolitan Opera – chapitre 3 – duo avec ALEKSANDRA KURZAK
et un comte rendu du spectacle du Deutschoper de Berlin, en septembre 2019 :
Pagliacci avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak au Deutsche Oper de Berlin
© Jacqueline Dauxois
Annexe :

Après les commentaires enthousiastes de Jacqueline on espère qu’à Londres (impossible d’aller à Barcelone ) les mises en scène ne trahiront pas nos attentes . Et quelle bonne idée d’avoir fait revenir sur scène Turridu pour y mourir