Turandot 2020 à l’Opéra de Vienne : Alagna, Puccini ou Calaf

LES TROIS CALAF DE ROBERTO ALAGNA

De Caruso à Puccini

Il était Caruso au Théâtre des Champs-Elysées à Paris il y a trois semaines à peine. On s’imaginait le retrouver en Calaf à Vienne. C’est Puccini qui surgit sur les planches du Staatsoper (1). Héros de la double incarnation de cette Turandot, Roberto Alagna n’en est que plus troublant quand il retrouve, dans un miroir qui renvoie de l’image du compositeur à celle de l’interprète, au Prince Inconnu de la légende chinoise.

Ci-contre : métamorphose de Roberto Alagna en Puccini.

La mise en scène du troisième Calaf

Après Orange, en 2012, Londres en 2017, à Vienne, en 2018 et 2020, le troisième Calaf de Roberto Alagna affronte une mise en scène qui escamote Calaf derrière Puccini. Dans cette même maison d’Opéra, Alexandra Liedtke a réussi un Samson et Dalila sans allusion biblique parce qu’elle a restitué les personnages en transposant l’histoire sans la dénaturer. Sans le génie transfigurateur de Roberto Alagna, on se demande ce que deviendrait une histoire qui élimine Calaf aussi radicalement que Turandot envoie ses prétendants au bourreau.

Mais, dès qu’il l’endosse, Alagna change le déguisement en costume et, lorsque vient Nessun dorma, seul moment où compositeur et ténor peuvent se confondre dans la recherche de Calaf, leur personnage, il réussit un prodige. On croit voir la musique en train de se créer dans la tête de Puccini qui traque les notes sur le papier et, lorsque le ténor ouvre la bouche, on ne sait plus si les sons viennent en direct de l’âme de Puccini, de celle de Calaf ou de la sienne. Cette réalité, qui n’est ni celle du concert ni celle de l’opéra, mais une chose à lui, nous emporte et on ne pense plus à se demander où est le héros des steppes mongoles : On voit Puccini qui crée Calaf par la voix d’Alagna, sujet splendide… qui reste à traiter. Donc, ils sont là tous les trois, dans ce cri d’une victoire qu’ils partagent : Calaf, Puccini, Alagna.

Ci-dessus : le dernier « Vincerò! » avec le Si aigu suivi du La.

Alors, mêé


Alors, qu’on lui encorde son Calaf à un lit de métal pendant qu’on torture Liù, que le gong rose bonbon offusque l’art de la laque chinoise, qu’on pousse dans un fauteuil à roulettes au milieu de la foule le fils du Ciel qui règne sur le plus grand empire du monde, on ne s’en soucie plus. On croit à ce qu’il fait, lui.

Orange et Londres : deux productions d’une égale beauté et un nouveau ressort d’amour

En trois incarnations, quelle que soit l’apparence qu’on a voulu donner à son Calaf, Roberto Alagna, sans s’écarter ni du livret ni de la partition, crée un Calaf chaque fois différent.

À Orange et Londres, il est le héros classique de Puccini, que le coup de foudre rend imbécile et fou (ce sont les trois Ping, Pang et Pong qui le disent, pas moi) qui n’a plus qu’une idée, une volonté, un but : conquérir la seule qui se refuse à tous les princes de la terre et qu’il confond avec sa gloire – comme Otello associait Desdémone à la sienne dans son adieu aux armes. Tout se joue dans la merveilleuse simplicité du chef-d’œuvre qui restitue la légende ancienne.
La coiffure : cheveux longs, côtelettes, chignon perché, le torse nu avec un lourd collier faisaient imaginer le Calaf d’Orange emportant contre sa poitrine la princesse conquise, la jetant en travers de la selle et galopant jusqu’aux confins de la steppe où il lui apprendrait ce qu’aimer veut dire.

La mise en scène inspirée de Charles Roubaud (3), les vêtements lyriques de Katia Duflot, les bijoux, tout, dans son image, évoquait le contraste entre la civilisation des steppes à son apogée et la chinoise à son sommet. Il paraissait, il était « l’étranger » du livret, le prince venu d’ailleurs, la clef du revirement d’une Turandot de glace, déroutée à la vue de ce prince si différent des autres prétendants, lui le nomade, eux des sédentaires.

Loin du Mongol surgi au galop dans un tourbillon de poussière, Londres, dans une mise en scène classique elle aussi d’Andrei Serban, où les Ping, Pang, Pong, loin de susciter la répulsion au milieu des têtes des prétendants exécutés flottant dans des bocaux transparents, étaient spirituels et joyeux, présentait de Calaf une image très belle mais sinisée. C’était renoncer à montrer le contraste entre les civilisations et abandonner un puissant ressort d’amour.

Roberto Alagna en a créé un autre, là où on ne l’attendait pas. Non avec Lise Lindstrom, déjà sa Turandot devant la muraille d’Auguste, mais avec Liù. Maria Luigia Borsi avait été délicieuse à Orange, touchante dans sa tendresse de petite esclave et son dévouement d’amour absolu au jeune prince qui lui avait souri, un jour.

À Londres, Aleksandra Kurzak a renouvelé le personnage abandonnant la conception d’une Liù victime d’avance immolée. Sans occulter sa tendresse, elle lui a donné le feu et la force de l’amour, ce qui plaçait le personnage sous un jour nouveau, car exprimer cette sorte d’amour, en ces temps-là, revenait à renverser la barrière des classes sociales – la barrière étant indestructible, elle meurt. Cette conception, qui mêle détermination farouche et tendresse, parallèle à celle avec laquelle elle aborde Michaëla dans Carmen (3), transforme des personnages secondaires, décuplant l’intérêt qu’on éprouve pour eux. C’est ainsi que, pour sa première Liù, Aleksandra Kurzak a mis sa signature sur un personnage que, sans elle, on ne retrouvera pas de si tôt.

Devant cette nouvelle Liù, Roberto Alagna n’a plus été seulement le prince désolé de voir martyrisée l’esclave de son père mais, de toute son âme, il vivait son supplice avec elle, déchiré avec elle. Seule la muraille infranchissable forgée par une éducation millénaire l’empêchait de découvrir qu’il aimait une esclave.
On n’avait pas vu jusqu’alors Calaf et Liù former un vrai couple, homme femme à égalité de sentiments – et non plus maître et esclave.
Comme celui d’Orange, ce Calaf conservait son aveuglement d’amour intact jusqu’au dernier moment. Personne n’avait besoin de se poser de question. C’était la légende, on y entrait, comme Calaf, avec une âme d’enfant.

Roberto Alagna et les doutes de Calaf

À Vienne, comme son public et avant lui, Roberto Alagna a dû considérer ce Calaf-Puccini autrement. Ce beau héros moustachu en long manteau blanc, col d’astrakan et costume élégant, qui semblait descendu d’un daguerréotype, était très intrigant.

En truquant son apparence, on enlevait Calaf à Roberto Alagna, à nous aussi d’ailleurs. Contre cela, il ne peut rien. Mais il a réinventé la cohésion de son Nessun dorma auquel on tient tous tellement. Il aurait pu s’en tenir là. Tout le monde se serait satisfait de ce moment parfait. Pas lui. On l’a changé en Puccini, en faisant de lui un (presque) contemporain, comment peut-il concilier la légende chinoise avec la vérité qu’on exige d’un personnage moderne (4) ? Il ne peut pas changer texte et musique ni exprimer la naïveté du Calaf légendaire ; il ne peut pas aujourd’hui espérer un avenir heureux avec le monstre sanguinaire et névrosé qu’il vient d’arracher à son inaccessible galaxie.

Métamorphose du dernier duo

La musique fait culminer le Calaf glorieux dans deux airs composés de notes très ardentes : le « Si » étourdissant de « Vincerò ! » et le contre-ut, si magnifiquement tenu lui aussi, lorsque Calaf déclare qu’il veut Turandot tremblante d’amour : « Ti voglio ardente d’amore », les airs du triomphe dont aucun ne se trouve à la fin.


Lorsque le chant triomphe, Calaf, lui, n’est pas encore victorieux, loin de là : il joue sa tête. Pourtant c’est alors que son chant sublime n’est que tendresse, victoire, bonheur rêvé et gloire imaginée, que la voix irradie, que le timbre éblouissant, l’interminable tenu des notes qu’exige Puccini et son visage qui resplendit sont autant de bannières éclatantes projetées vers un avenir resplendissant.


Puisque le triomphe de la musique s’est produit avant le duo final, c’est qu’on n’en a plus besoin à la fin : on est entrés avec Calaf dans un autre moment. Tant qu’on restait dans un univers légendaire, la fin était celle des contes de fées qui promet le bonheur pour « l’éternité ».
Mais à Vienne, où on quitte cet univers pour un temps (presque) présent,

Avec Elena Pankratova, Turandot.

Alagna sans altérer une note ni un mot, de la puissance éclatante et feutrée de son jeu et de sa voix, instille le doute dans le Calaf du dernier duo. Ce doute qu’éprouve forcément un personnage moderne.
Comment peut-il accomplir cet exploit ?
Regardez ! Écoutez !
Son regard, qui semble plongé dans les yeux de celle qu’il a conquise, dérive loin d’elle. Son sourire s’ourle d’incertitude, très doux, mais si inquiet. Sa voix, aux longs ruissellements de tendresse, ne résonne plus de glorieuses trompettes en fanfare et son timbre semble vouloir se déchirer lui-même dans cet obscur rayonnement qu’effleure la douleur.
Il fallait oser montrer ce Calaf, et c’est génial. Roberto Alagna rend son héros crédible et la fin de l’histoire d’un Calaf projeté aujourd’hui devient un bouleversement de l’être jusqu’aux tréfonds de l’âme.
Du très grand Alagna.

Les saluts.

© Jacqueline Dauxois

Ci-dessus : Roberto Alagna et Jacqueline Dauxois.

Voir aussi sur le site :
– Roberto Alagna dans Turandot au Royal Opera House de Londres, juillet 2017,
-Londres avec les lunettes de Turandot,
-Aleksandra Kurzak une partenaire particulière de Roberto Alagna.

Calaf et les énigmes de Turandot.

NOTES :


(1) Production de 2016, de Marco Arturo Marelli, chantée par Roberto Alagna en 2018 et en 2020, le 27 février et les 1er, 5 et 9 mars.

(2) Adrienne Lecouvreur, Monte-Carlo, 2017, avec Roberto Alagna. Sans Alagna, Livermore a réussi avec autant de brio l’amalgame d’Attila avec un chef nazi (je crois) contemporain pour l’ouverture de la Scala en 2018 parce que tous les deux avaient les ravages et le sang versé en commun – et que la culture du metteur en scène lui permet de réussir brillament d’audacieux amalgames sans verser dans le contre sens.

(3) C’est lui qui va faire celle de Carmen au Stade de France en septembre prochain. À Orange Michel Plasson dirigeait.

(4) Personne ne nie que Puccini a succombé d’un cancer, mais un mourant peut avancer ou retarder sa mort. Puccini avait déjà retardé la sienne. Il aurait pu la retarder encore mais pas aussi longtemps qu’il le fallait pour écrire la vraie fin, il a tiré sa révérence, laissant ses successeurs se débrouiller. C’est donc Alafano (Cyrano de Bergerac) qui a terminé une œuvre qui venait de tuer son auteur pour cause d’impossible achèvement.

DISTRIBUTION :

Une réflexion sur “Turandot 2020 à l’Opéra de Vienne : Alagna, Puccini ou Calaf

  1. J’avais tellement aimé le Turandot d Orange et surtout celui de Londres que je ne regrette pas de n’avoir pu aller à Vienne .

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