Quand Andrea Chenier soufflait les bougies d’Alagna, 7 juin 2019 -7 juin 2020

7 JUIN 2019 – 7 JUIN 2020

C’était il y a un an, le 7 juin 2019, Andrea Chénier soufflait les bougies d’anniversaire de Roberto Alagna, cela semble à des années lumières.
Aujourd’hui, comme tous ceux qui ont été happés par un art qui est devenu leur raison de vivre, le ténor se retrouve pire qu’enchaîné, bâillonné.

En scène.


Depuis trois mois on ne l’a pas vu, pas entendu. Il y a eu de petites distractions musicales, si ce n’est pas tout à fait rien, ce n’est pas grand chose. Mais l’art, dans sa grandeur, sa vérité et son mystère, l’art qu’on a vu culminer, il y a un an, avec Andrea Chenier, on ne l’a plus. Le manque est dramatique car nous sommes gavés de reproductions, mais c’est de l’art vivant que nous sommes privés, alors que l’année dernière, le 7 juin exactement…

C’était à Londres.
Le soir de son anniversaire, il a bouleversé l’interprétation traditionnelle et son Chénier transfiguré s’incarnait enfin tel que ne pouvait pas ne pas être le plus grand poète français de son temps, arbitrairement jeté en prison et guillotiné. Alagna a donné au chant du poète, dans sa dénonciation des crimes aveugles, sa passion d’amour, son défi à la mort, la force et la douceur qui sont sa marque. Qu’il ait connu par cœur la vie et l’œuvre de Chénier ou qu’il ait recrée le personnage de l’intérieur, il l’avait comme toujours abordé non pas en interprète mais en créateur pour en faire un flambeau de vérité.


En l’absence de sa femme et de leur fille, il était seul après son triomphe, pas tout à fait, nous étions quelques-uns à l’entourer.
On n’arrive plus aujourd’hui à imaginer à quel point nous étions bien, près de lui, avec lui. Distanciation sociale (quelle invention !), on en aurait bien ri. Lui aussi, je parie. On s’entassait partout, dans les couloirs où on se perdait ensemble, où on se trompait d’étage, de couloir, mais une fois qu’on l’avait trouvé, lui, on s’embrassait, on se bousculait, on se photographiait. Avec lui. Son bras à lui sur nos épaules. Dans l’ascenseur on se serrait, on ne voulait pas se diviser, il avait dit l’adresse mais sait-on jamais, à sa table, on ajoutait des chaises, on se serrait encore plus pour être tous à la même que lui.

AU CŒUR DU MYSTÈRE

En sortant de scène, il a donné un entretien dans sa loge avant de se changer. C’était l’instant de la métamorphose. Il y est peut-être habitué, à supposer qu’on puisse l’être, en tout cas il agit comme si. Comme si c’était facile, simple, naturel, comme s’il n’était pas le cœur de ce prodige et prodige lui-même. Dans ces moments, l’humble témoin, complètement dépassée, qui assiste à cette traversée, à ce retour à la réalité d’un acteur qui est chanteur – non pas d’un chanteur qui joue – ne peut pas ignorer qu’il s’agit d’un mystère sacré dont la révélation remonte aux origines du théâtre, à ces temps lointains où la représentation s’approchait de si près de la transe de possession que l’acteur se protégeait derrière un masque et où le rituel du théâtre avait un caractère religieux proche de la célébration orgiaque de la divinité. Même si la représentation moderne réactive les expériences mystiques des origines au point que le jeu d’un acteur peut parvenir à une forme de transe, il ne perd plus la conscience de jouer un rôle dont il sort quand il veut. Que cette sortie soit facile, il suffit de voir certains visages devant le rideau, lors des premiers saluts, lorsqu’ils sont en train de revenir sur terre mais n’ont à l’évidence pas encore accosté sur le rivage des hommes, pour être persuadée du contraire. C’est le moment où certains spectateurs, partis très loin avec eux, ne peuvent ni bouger ni applaudir alors qu’ils le devraient.
Ainsi, dans des circonstances très particulières, des acteurs, d’une capacité émotionnelle exceptionnelle, peuvent remonter jusqu’au mystère des origines, connaître, d’une manière atténuée, la transe qui faisait communiquer l’acteur avec les dieux et l’humble témoin assiste alors à la récréation symbolique du meurtre fondateur lorsque l’acteur quitte son personnage, se dépouille de son double, l’abandonne, et descend de l’univers divin pour retrouver l’état ordinaire de la nature humaine. Le témoin sidéré sera longtemps à ne rien comprendre, l’intelligence et la rationalité étant exclues de la métamorphose qui requiert de sa part l’abandon d’un absolu renoncement. À la dépossession et reprise de possession de l’acteur doivent répondre les siennes, sinon il reste aveugle.
Cette capacité de certains chanteurs à entrer dans un autre univers fait qu’on les appelle divas et divos, du moins c’est une des raisons qui leur vaut ce titre. Le théâtre parlé, ayant progressivement renoncé à l’articulation particulière qui le différenciait du langage ordinaire, a dévalé, par abandons successifs des éléments qui le rendait sacré, jusqu’au niveau de la série télévisée où personne n’aurait l’idée farfelue de chercher la moindre étincelle sacrée. Ce n’est donc plus que chez les artistes lyriques qu’on trouve trace d’un phénomène fondateur de l’art dramatique.
Ce mystère étant très exceptionnellement révélé, on peut comprendre la fascination durable qu’ont pu exercer sur des écrivains les rares acteurs (-trices) chez qui on rencontre l’imagination créatrice qui, théoriquement, ne préoccupe pas l’interprète, en même temps que l’enracinement dans le caractère sacré de la représentation. L’acteur devient alors pour l’écrivain à la fois objet et sujet d’une inspiration si difficile à tarir qu’elle a pu se prolonger dans certains cas, comme pour Georges Thill et son biographe, au-delà de la retraite du chanteur.

 Dans la loge.


Il avait retiré la veste de Chénier, sa chemise bouillonnait sur sa poitrine, à grands flots blancs. Dans le jabot et dans les bottes du poète, le ténor, qui habitait encore son héros, était capable cependant d’expliquer son personnage à un journaliste étranger, d’en parler comme si Chénier était différent de lui, un autre que lui, à ce moment où il était évident au contraire – où bien était-ce une illusion ? qu’il était l’autre encore et pas tout à fait redevenu lui. Comment parler à ces moments où ce qui se passe exige le silence? Les journalistes le peuvent, ils ont des listes de questions, un peu toujours les mêmes, pas mauvaises, bonnes parfois.

RETOUR

À table, il y avait encore sur lui le reflet de son héros. Pourtant, il n’était plus le même que dans la loge, mais le mystère lui flottait tout autour, même si parfois il paraissait vouloir lui échapper, du moins il me semblait. Je le voyais de temps en temps, parce qu’étant sur la même rangée que lui, des bustes penchés sur la table me le cachaient parfois ou souvent, je ne sais plus, et je n’entendais pas tout ce qu’il disait non plus, en réalité presque rien, ce qui accroissait l’impression étrange que Chénier était toujours en lui au point que je ne sais plus qui de lui ou de Chénier a soufflé les bougies ni lequel des deux à touché, de son verre, le mien. 
Lui, où était-il ?

Au restaurant.

APRÈS CHENIER

Après ce Chenier triomphal, le 11 juillet il a chanté Madame Butterfly à Varsovie, en plein air, devant cinq mille personnes, avec Aleksandra Kurzak, sa femme polonaise, dans le rôle titre. C’était plus qu’un concert, pas tout à fait un opéra, avec une mise en scène, des costumes et des maquillages.
Le 14, il participait au Concert de Paris qui célébrait la fête nationale au Champ-de-Mars.
En septembre, il était à Berlin pour une série de Cavalleria Rusticana et Pagliacci et, de nouveau, à Varsovie pour le Requiem de Verdi.
En octobre/novembre, à Paris, dans Don Carlo. Comme d’habitude dans les naufrages, il a sauvé son personnage.
Début décembre, c’était Cav/Pag à nouveau, au Liceu de Barcelone.

En janvier 2020, au Met, il est Rodolfo dans La Bohème de Zeffirelli, pièce de musée opératique dans laquelle il triomphait vingt-quatre ans plus tôt. Ce n’était pas la même jeunesse qu’il y a vingt-quatre ans, la même beauté, la même force ni la même fragilité et c’était lui cependant, jusqu’au bout de lui, dans sa fragilité, sa force et sa beauté. Vingt-quatre ans plus tôt, un critique avait déploré « le geste de garçon de coiffeur napolitain » avec lequel Rodolfo se recoiffait en entendant une voix de femme derrière la porte . Il conseillait à Alagna de rectifier lui-même la mise en scène. En 2020, il s’est recoiffé devant le même miroir. Il y a plus amusant, mais c’est peut-être à Glyndebourne et à pas à New York que c’est arrivé, un critique avait incriminé la longueur de sa perruque. Le critique serait content, en ce moment, il a coupés ses cheveux très court.

En février, après la sortie de son disque Caruso, il a donné un Concert Caruso au Théâtre des Champs-Élysées.
En février encore, une reprise à Vienne : Turandot.
Il a pu terminer la série et c’est tout.

Le covid était là.


La Scala a fermé pendant les répétitions de Turandot.
Les hôtels de Vienne se vidaient. Un jour, un quartier de la ville a été bouclé, sous contrôle sanitaire. 

Aujourd’hui, le 7 juin 2020, un an après le triomphe d’Andrea Chenier au Royal Opera House, il devrait être en train de chanter Fedora à la Scala. Après la Première, le 3 juin, il aurait célébré son anniversaire entre la 2ème le 6 et la 3ème le 9. Fedora aurait été son deuxième Giordano, l’écho tant attendu au triomphe du Royal Opera House, une prise de rôle comme Chenier.
Mais comme tous les Opéras du monde, en cette année covid 2020, la Scala est fermée.

De Vienne à Paris, la providence m’a mise dans le même vol de retour que lui pour me faire cadeau de ces images de lui à l’aéroport, avec sa casquette, sa grande écharpe de Petit Prince ou de Rodolphe, sous sourire, ses taquineries.
Dès qu’il a été assis contre son hublot, le sourire effacé, il a ouvert une partition.

Depuis le 2 juin, les restaurant, les jardins et les plages sont ouverts de nouveau. Pas les opéras. Il rouvriront. Mais quand ? On ne connaît même pas encore le sort des petits festivals d’été en plein air ; alors, même si on est contents de retourner dans les petits cafés, le cappuccino n’y est pas aussi bon qu’avant les décrets d’enfermement parce que c’est d’autre chose qu’on a faim et rien n’aura bon goût tant qu’on en sera privés.

En attendant, cette année, pour son anniversaire, il sera en famille et, pas de doute, c’est lui et pas Chénier, lui, peut-être aidé de ses enfants, qui va souffler les bougies de son anniversaire.

Mais quand pourra-t-on retourner dans sa loge lui demander des photos avec lui, comme les deux ci-dessous, l’une à Vienne et l’autre à Berlin ?

© Jacqueline Dauxois

Voir aussi sur le site les articles sur Andrea Chénier :

https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/06/10/andrea-chenier-et-lanniversaire-de-roberto-alagna/
https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/05/28/landrea-chenier-transfigure-de-roberto-alagna/
https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/05/11/andre-chenier-et-charlotte-corday/

Une réflexion sur “Quand Andrea Chenier soufflait les bougies d’Alagna, 7 juin 2019 -7 juin 2020

  1. Quelle belle étude du rôle de l’artiste et de son retour à la vraie vie . Et de la « sidération » qui scotche les spectateurs à leur fauteuil . Qui doivent aussi revenir sur terre . Merci pour toutes les belles et originales photos montrant la proximité de J. avec Roberto , de 2 faiseurs de rêve , l’écrivain et l’artiste .

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