Roberto Alagna « Le Chanteur », CD

« Le Chanteur », c’est le titre du disque de Roberto Alagna, sorti le 23 octobre 2020. C’est celui d’une chanson de Serge Lama et Alice Dona, avec laquelle le ténor commence le CD (Sony) qu’il consacre à quinze titres de la chanson française.

Sur ce montage, qui n’est pas la couverture du disque, la carte de France, à l’encre de Chine, est le travail d’un jeune dessinateur, Pablo Raison, en 2019.
J’ai pris la photo de Roberto Alagna à Monte-Carlo, pendant une répétition de « Luisa Miller » (voir l’article sur le site).



Bien qu’il soit aussi un autre (sinon plusieurs autres), le chanteur de la chanson, c’est lui. Il lui ressemble. Ses fans rêvent de lui : « Il nous fait croire un moment /Qu’il est devenu notre amant ». Ils sont venus de partout, décidés à l’entendre quoi qu’il en coûte, résignés à l’attendre des heures « les deux pieds dans la boue », consentant même à ne voir qu’un petit morceau de lui, s’ils doivent se contenter des mauvaises places lorsque les bonnes sont déjà prises : « on en verra que la moitié/ Mais la moitié qu’on verra/ On s’en contentera », entretenant le rêve fou que leur idole : « Nous emportera chez lui/Pour effeuiller nos mémoires,/ Nos visages d’un soir ».


Et soudain, derrière les paroles de la chanson, surgit un autre chanteur : le ténor d’Opéra ! « Celui qui rit, celui qui pleure », c’est Paillasse ! C’est Canio désespéré qui s’enfarine le visage pour faire rire son public avant de tuer et de se tuer : « Tramuta in Lazzi lo spasmo ed il pianto ;/ In una smorfia il sighiozzo e il dolore…/ Ridi Pagliaccio, sul tuo amore infranto ! » «Fais-les rire avec tes larmes et ta souffrance/plaisante et blague de tes sanglots/ Ris Paillasse, de ton amour en morceaux !»

Sur la toile : mes photos du « Pagliacci »du Metropolitan (voir les articles sur le site).

Comme dans un gant, Roberto Alagna se glisse dans les paroles de la chanson :

« On a collé l’autre jour ses photos dans les rues,
Ça faisait presque deux ans qu’il n’était pas venu.
Dans les théâtres, l’hiver,
Il nous invente la mer.
L’été, sous les chapiteaux,
Il nous fait les oiseaux.

« Sous le soleil ambulant de quelques projecteurs,
Il se fait bronzer tous les soirs sur le coup des onze heures.
Il nous fait croire un moment
Qu’il est devenu notre amant,
Juste le temps, c’est bien court,
D’une chanson d’amour.

« On est venu ce soir voir le chanteur,
Le chanteur qu’il faut voir, celui qui rit, celui qui pleure.

« Si l’on en croît les journaux, on le verra debout
Après l’avoir attendu les deux pieds dans la boue.
Comme on sera pas bien placé,
On en verra que la moitié ;
Mais la moitié qu’on verra,
On s’en contentera.

« On est venu ce soir voir le chanteur,
Le chanteur qu’il faut voir, celui qui rit celui qui pleure.

« Vers les minuit et demi finira le hasard,
On l’emportera chez nous au fond de nos mémoires.
Peut-être que lui aussi
Nous emportera chez lui
Pour effeuiller nos mémoires,
Nos visages d’un soir.

« On est venu ce soir voir le chanteur,
Le chanteur qu’il faut voir, celui qui rit celui qui pleure.

« On est venu ce soir voir le chanteur
Et il peut bien pleuvoir, le cœur rempli d’espoir,
On est venu ce soir voir le chanteur. »

Si seulement c’était vrai ! si nous pouvions venir le voir ! si théâtres, opéras, cinémas n’étaient pas fermés ! Si nous n’étions pas empêchés de nous retrouver sauf à la supérette !
Comme si les arts n’étaient pas le produit de première nécessité par excellence, le souffle même de la vie. Et c’est peut-être pour cette raison qu’Alagna, qui a enregistré le disque l’été dernier, en plein Covid-19, ne reprend pas son souffle entre les chansons, mais les enchaîne dans l’urgence, comme si le temps nous était compté, alors qu’on en a trop pour se désespérer de ne rien faire et plus assez pour vivre et pour aimer.

Quinze chansons roulent leurs flots comme la marée montante, toutes différentes, irisées comme la vague qui jette son écume dans l’arc-en-ciel, emportées d’une seule coulée où tous les airs s’enchaînent sans ménager d’espaces entre eux, créant une histoire commune à ces quinze histoires.
On sourit quand on entend « sa voix couvre ma voix » (« Padam, padam ») en se demandant ce qui pourrait bien couvrir cette voix, des tambours? ; on savoure, lorsque, sans imiter, il permet de distinguer en filigrane, à travers ses couleurs à lui, celles d’un autre (« Les feuilles mortes ») ; on se laisse emporter par la force et la vaillance de son timbre héroïque (« Il pleut sur la route ») ; on découvre, mêlées à la sienne, les voix de sa femme et de ses deux filles, et on s’étonne de trouver tout neufs ces airs connus arrangés par Ivan Cassar et Roberto Alagna lui-même.

Ce disque le raconte. Au carrefour de la nostalgie, de la pluralité, des influences venues d’ailleurs, c’est lui qu’on retrouve, au cœur du meltingpot qui fait la France, lui, le Français né de parents siciliens avec du sang espagnol dans les veines (oui aussi cf. Je ne suis pas le fruit du hasard), qui enfant, jouait avec les Gitans de son quartier, qui a été formé à l’Opéra pendant ses années de cabaret par le cubain Rafaël Ruiz. Lui qui ne renie rien et intègre ce qu’il aime à ce qu’il est devenu.
Il chante Mayari, le lamento afro-cubain de Joséphine Baker, avec sa fille, aînée, Ornella, dont les élégances vocales reflètent celles de son père. On peut trouver ce texte ici étonnant, mais Alagna étonne chaque fois, il ne serait pas lui sans ça.
Il chante, avec l’enfant Malèna, Domino qu’il a adapté pour elle, à sa demande à elle, en adoration devant lui depuis qu’elle est née (cf : Lettre à Malèna).
Il chante avec Aleksandra Kurzak, sa femme, un Maniusciu, ach ! ébouriffant.

Ce disque est une déclaration d’amour à la chanson française, à ses racines multiples, à tout ce qu’elle su absorber et faire sien. En ces temps de confinements à répétitions que nous subissons depuis plus d’un an, pendant que la tristesse tombe et retombe sur nous, il apporte un rayon ardent auquel se réchauffer un moment… en attendant que nous puissions renaître, ensemble, lui sur une scène, son public l’acclamant.

Annexe :
À l’exception des photos de
« Paillasse« , les autres sont des captations.
À cause de la covid, l’été dernier, je n’ai pas demandé à assister même à une seule séance de l’enregistrement du disque.
À cause des conséquences interminables de mon accident du 3 octobre 2020, qui m’ont empêchée de marcher pendant six mois, et qui s’ajoutaient aux restrictions sanitaires de l’interminable pandémie, étrangleuse de la culture, je n’ai assisté à aucune promotion du « Chanteur ».
Les photos sont des captations.

À ma connaissance, Roberto Alagna a fait seul la promotion du « Chanteur », sauf une fois où il est venu sur un plateau avec Malènaparce que sans l’intervention de sa toute petite il n’aurait pas ajouté à « Domino » les quelques vers qui changent tout.

© Jacqueline Dauxois

Ci-dessus, la couverture Sony.

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