Ivan Kuleff, témoin des anges

IVAN KULEFF, TÉMOIN DES ANGES

Ivan Kuleff, l’Ange flamboyant.


Sauvetage d’une œuvre abandonnée

C’est à une renaissance que convie l’exposition consacrée à l’œuvre d’Ivan Kuleff, au centre spirituel et culturel orthodoxe russe, 1 quai Branly, du 1er au 24 février 2019, de 14 à 19 h, sauf lundi. Renaissance du créateur et de son œuvre.

Les travaux de Kuleff ont été deux fois détruits de son vivant, donc lui, l’artiste, deux fois anéanti dans ce qu’il avait de plus intime, frappé dans son cœur, sa peinture, son art, il a recommencé une troisième fois. Cette œuvre, continuée malgré deux destructions, a disparu après sa mort pour la troisième fois. La perte semblait définitive.

Il a fallu la main d’un ange ; Kuleff en a peint tellement, si nobles et magnifiques, à ce point porteurs d’éternité, que l’un d’eux est intervenu pour arracher ses peintures au néant. Rue Olivier de Serres, l’église de la Présentation-de-la-Très-Sainte-Mère-de-Dieu-au-Temple, petite église russe orthodoxe comme Paris en compte quelques-unes, secrète, vieillotte au fond d’une cour jardin, de dehors, ressemble à un atelier d’artiste désargenté. C’est dans les locaux accolés que dormaient, dans des cartons oubliés, la plupart des œuvres qui font l’objet de l’exposition (1).

Le catalogue

Le catalogue de l’exposition, « Le Génie humble », est le troisième livre consacré à Kuleff. C’est un ouvrage de cent vingt-deux pages, dont les dix-neuf premières s’ouvrent par une chronologie, une évocation de la vie de l’artiste et une description des salles et des œuvres qui y sont présentées.

Ivan Kulef, en 1922, à Skopié.



Ivan Kuleff a vécu de 1893 à 1987, une longue vie à travers de nombreux pays, vie plusieurs fois brisée, qui s’est achevée dans la misère, un des derniers métiers qu’il a exercés était magasinier chez Félix Potin.

Ivan Kuleff, en 1979, à Paris.

Une vie mal connue

De même qu’on ignore où se trouve une grande partie de ses œuvres, on sait très peu de choses de sa vie. Sa biographie reste à écrire. On ignore où se trouvent certaines de ses œuvres.

Promis à un brillant avenir artistique, il quitte sa ville natale, Rostov, pour étudier les arts d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, où, premier prix de l’Académie impériale des Beaux-Arts, il aurait dû jouir d’une bourse de trois ans pour voyager en Europe. Mais la guerre de Quatorze éclate et, au lieu d’aller découvrir les trésors artistiques de l’Occident, il est envoyé sur le front turc. Après la guerre, c’est la révolution. Fils de prêtre (le prêtre orthodoxe a l’obligation d’être marié, contrairement au moine), il fait partie de ceux qui sont directement menacés par le régime soviétique.
Il s’exile dans les Balkans, où les réfugiés russes font bouillonner la vie artistique. Il survit d’abord en Croatie en décrochant des commandes de portraits. En Serbie, à la demande du métropolite, il recense et copie les fresques des monastères, et, à Skopié, en quatre ans, il crée pour le théâtre, la Scène Populaire, les décors, les costumes et parfois les affiches de quarante-huit spectacles.

En 1927, il rejoint son frère à Paris où il s’installe définitivement. Ses œuvres suivent. Le train qui les transporte déraille. Sept ans de travail anéantis. Il continue de peindre. En 1944, alors qu’il prépare une exposition à Bruxelles, un obus allié éclate sur le wagon qui transporte ses œuvres. Il surmonte cette nouvelle destruction et continue à peindre et à exposer jusqu’à sa mort avec une force qui ne s’est jamais démentie. On crée rarement des centaines, des milliers d’œuvres pour son tiroir. Il y avait une amitié dans cette existence aux yeux des hommes sans éclat, celle du couple Tatiana et Georges Morozov. Pendant quarante ans, de la fin des années quarante à sa mort, il a donné à Tatiana, sa légataire universelle, toute sa production.


Ce que la peinture révèle du peintre

Le seul fait que l’œuvre existe témoigne de la force d’âme de son auteur. Deux fois, sa vie a été brisée. Deux fois, sous ses yeux, son œuvre a été détruite. Mais lui, il est resté vivant. C’est cet élan vital qu’il proclame dans sa peinture. Au lieu de se draper dans la cape romantique de l’artiste maudit, il a continué de faire ce pour quoi il avait été créé. Mieux que n’importe quel discours, sa vie et son œuvre illustrent la parabole des talents. Sorti de l’enfer de Quatorze et de celui la révolution russe, alors qu’une modeste notoriété ne lui permettait pas de subsister de sa peinture, rien n’a altéré le courant qui le portait. Qu’il traite de sujets bibliques, littéraires ou légendaires, qu’il s’inspire de l’Orient ou de la nature, sa peinture est le manifeste d’une foi dans l’irrépressible puissance créatrice infusée dans la créature par le Créateur, cette force d’amour qui traverse l’humanité depuis des millénaires. C’est le sens de sa vie et la signification d’une peinture qui est action de grâce. Les icônes, bien entendu, ont un contenu théologique, c’est leur vocation iconique. Mais, loin de la tradition de l’icône, tous les sujets qu’il traite, religieux et profanes, témoignent de la puissance résurrectionnelle de sa foi.


Les anges occupent une place à part dans son univers, ils ont fasciné l’artiste, ces être spirituels, messagers invisibles qui, quelques fois, s’incarnent – et dont l’existence est à l’image de l’art, invisible tant que l’artiste ne lui donne pas une forme qui les incarne.

Triptyque imaginaire : Création du Jour et de la nuit , Dante-Vers la cité des damnés , Le drame de la Passion-Le Christ

À la charnière entre l’univers religieux et profane, entre la Création et la Passion, la barque de Dante, qui navigue « vers la cité des Damnés », est une réponse ténébreuse à la splendeur de la « Création du jour et de la nuit ». On y retrouve la même force qui illuminait le monde par le traitement du noir et du blanc, avec des dégradés triomphants, ses éblouissements, mais la manière s’empâte. Le monde, qui n’était que splendeur lorsqu’il surgissait du rien entre les mains de Dieu, devient suffocante ténèbre. Le ciel, la barque et les vagues semblent taillés dans des blocs de lave refroidie. Le Christ de la Passion, qui porte sa Croix dans le Ciel, forme le sommet de ce qui pourrait être un triptyque. Dans ces trois œuvres phares, le peintre utilise la matière et la couleur de trois manières totalement différentes qui se répondent en déterminant une inéluctable progression.

Dans la « Création du jour et de la nuit », pas une couleur, de vertigineux noirs et blancs, un blanc qui semble peint avec des rayons de lumière, un noir aux dégradés puissants qui exalte le blanc jusqu’à l’éblouissement du geste créateur.

Ivan Kuleff, Création du jour et de la nuit

Avec la barque de Dante, la couleur intruse, que Kuleff utilise et dénigre en même temps, n’est que bitume et noirceur, plus sombre que le noir de la Création. L’utilisation des couleurs sert ici à nier l’existence de la couleur. Tout est obscurité et suffocante ténèbre, y compris les éclats bleus surgis à l’horizon. Vers la cité des damnés, pas un reflet de vie, pas une respiration.

Ivan Kuleff, Dante-Vers la cité des damnés.

Après le noir et blanc éblouissant de la Création, après l’emploi de couleurs destinées à dépasser le plus obscur de la noirceur, « la Passion » peint l’aboutissement triomphal.

Ivan Kuleff, Le Drame de la Passion-Le Christ.

Alors, il décline toute la palette. L’arc-en-ciel n’a pas assez de nuances, il les sublime, les exalte, les juxtapose, les froides, les chaudes, il les fait chanter, les moire, les lustre, les illumine, les exalte, cherche leurs vibrations les plus profondes, révèle leur éclat le plus rayonnant. La marche au supplice du Sauveur, qui porte la Croix en plein Ciel, est la marche vers la Résurrection du Fils de Dieu qui va ressusciter le monde à la fin des temps et, sur les décombres de nos vies et de nos mondes, faire descendre la Jérusalem céleste.
Le souffle qui traverse cette œuvre, c’est celui de l’artiste traversé par celui de l’Esprit.

Les œuvres profanes, les illustrations de Roméo et Juliette, Othello, Ophélie, la femme nue, les paysages, témoignent à des degrés différents, de la puissance résurrectionnelle de la création artistique, reflet de la Création divine, de ce que cette recherche a de plus sublime, de plus humble, de plus divin.

Dans la main de Dieu

La peinture d’Ivan Kuleff, même profane, rend compte d’un univers spirituel à travers le matériel. Sa création frémit de la tension extrême d’un peintre conscient de n’être rien dans la main de Dieu, et qui, porté par l’Esprit, traçait son chemin d’éternité par la pratique fervente de son art.

La force qui se dégage de son art, c’est celle de l’espoir dans l’éternité ; la beauté qui en émane est celle d’une création sans cesse jaillissante ; le souvenir que nous en garderons est celui du « génie humble » et profond d’Ivan Kuleff, témoin des anges.

Détours

Si des œuvres de différentes natures, qu’en principe on ne peut pas comparer surtout si elles se situent à différents niveaux sur l’échelle Richter du talent, s’attirent les unes les autres à travers l’espace et le temps, faut-il fermer les yeux comme si cela n’existait pas ou cliquer sur les liens ?

L’histoire de David étant une source continuelle de création, l’exposition présente trois illustrations inspirées par le Livre des rois. C’est là qu’un texte récemment publié, Le Péché du roi David, rencontre une illustration qui a traité le même sujet : David après son péché. Coïncidence ou prétexte à confronter le contenu sémantique d’une image et celui d’un texte ?

Avec David et Goliath, Kuleff représente l’instant où le berger musicien vient de décapiter Goliath avec l’épée qu’il lui a arrachée, la lame est encore dans les airs et le jeune vainqueur, stupéfait, frémissant de la tension qui l’a portée et se qui relâche, fixe le tronc sans tête. L’illustration raconte tout et pourrait se passer même d’un titre. Il n’est pas aussi facile de se dispenser d’un texte devant Saül et David. Au premier plan, un roi dessiné avec puissance est revêtu des ornements du pouvoir ; au fond, minuscule sur une hauteur, un petit personnage, quelque chose à la main, se penche vers le roi. Le roi a le visage noble et mauvais, c’est donc Saül. Par déduction, le petit, sur la montagne où d’habitude souffle l’Esprit, c’est David. Ce qu’il tient à la main c’est peut-être le foulard blanc des émissaires de paix ou la cithare avec laquelle il calmait les crises de désespoir de Saül. Ce sont des hypothèses vraisemblables et l’illustration est en peine d’en dire davantage. Elle ne peut pas, c’est une trop longue histoire, celle de Saül, incapable de récompenser le vainqueur de Goliath, et qui, au lieu de le chérir, tente par trois fois de le percer de sa lance avant d’envoyer son armée à ses trousses.


David après son péché, réclame autant la présence d’un texte. Kuleff représente le roi prostré aux pieds d’un ange devant les murailles de Jérusalem. Si magistrale qu’elle soit, l’illustration ne peut pas dire que le péché ici n’est pas l’adultère avec Bethsabée ni le crime prémédité pour se débarrasser du mari, mais l’orgueil qui a perdu Babel, la volonté de recenser le peuple ni que le châtiment est au choix : la guerre, la famine ou la peste, que David a choisi la peste, le châtiment le plus court, que des villes ont déjà été dévastées par la mort et que David a supplié Dieu d’épargner Jérusalem. Kuleff montre l’instant où Dieu arrête la main de l’ange exterminateur et où David, prosterné, ose se croire pardonné et relève la tête.

Qu‘un texte s’éprenne d’illustrations de cette force, c’est dans l’ordre des choses.
Il y a plus étonnant. Pendant des années de jeunesse, exilé dans les Blakans, Kuleff a créé des décors et des costumes pour le théâtre. Cette passion se retrouve dans trois Roméo, un Faust et un Othello.

Au temps de Mounet-Sully, on aurait été forcé de s’en tenir à Othello parce que le plus célèbre tragédien de son temps ne fut ni Faust ni Roméo.
Mais le plus grand ténor du nôtre, les a incarnés tous les trois, et, de la tragédie à l’art lyrique, il n’y a qu’un pas.

Kuleff peint la chevauchée de Faust dans la nuit de Valpurgis, les chevaux lancés à un train d’enfer, il peint la vitesse diabolique, la course aux enfers, les montures déchaînées, pas les visages. Roberto Alagna est donc très loin. Pas pour longtemps. Il se rapproche avec le duel de Roméo, que Kuleff représente deux fois.


Le trait n’est que vitesse et agilité, comme Alagna sur scène. Sous le balcon d’amour, c’est le ténor encore dont on croit entendre le radieux : « O lève-toi soleil ». Jusqu’ici la peinture et l’interprétation d’Alagna coïncident, ils vont à l’amble en parfaite harmonie.

Avec Othello, tout change.
Alagna a créé la surprise.
Alors que Kuleff reste dans la tradition, Alagna la renverse. Kuleff montre l’Othello habituel, cheveux crépus, visage sauvage, hideux, les yeux fous, une oreille pointue, le nez épaté, une bouche immense.

Alagna a révélé à Orange, où il a chanté le rôle pour la première fois en 2014, que le Maure pouvait être le contraire de cet être caricatural, ni fou ni bestial, mais crucifié de jalousie et de tendresse. Il a plongé au fond de lui – et de ses connaissances littéraires, historiques et musicales – pour amener au jour « son » Otello et, dans les gradins déchaînés d’enthousiasme, plus de huit mille personnes ont acclamé son chant, son jeu et la révélation que non seulement on pouvait aimer Otello, mais qu’il serait absurde de ne pas l’aimer.

Roberto Alagna, Otello, Orange, 2014.


Il a remporté le même triomphe à Vienne, en 2018, lorsqu’il l’a chanté pour la deuxième fois et que le directeur de la salle lui a dit qu’« enfin » il avait vu Otello.

Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, Vienne 2018.

Son troisième triomphe dans le rôle, sera à Paris, pour huit représentations, Aleksandra Kurzak déjà son idéale Desdémone à Vienne, le sera à nouveau les 7, 10, 13, 16, 20, 23, 26 et 29 mars 2019.
Lui, une fois encore, sera cet Otello douloureux et déchiré d’amour qui emporte tous les suffrages, aux antipodes du cruel et repoussant Othello de Kuleff.

(1) le fond POS. En 2013, les dessins de Kuleff ont été réunis pour illustrer Le Livre de Tobit et, ensuite, L’Ecclésiaste. Certains ont été vendus à Drouot.

© Jacqueline Dauxois

3 réflexions sur “Ivan Kuleff, témoin des anges

  1. Bravo pour ce passionnant article sur Ivan Kuleff. Dommage que l’article ne mentionne pas la librairie russe à Paris Les Editeurs Réunis, dépositaire d’une partie de l’œuvre d’Ivan Kuleff, d’où vient notamment L’Ange qui fait la couverture du catalogue.
    La librairie a réalisé, bien avant le quai Branly, trois expositions des peintures de Kuleff, dont la dernière était consacrée aux paysages et natures mortes (cf. le site YMCA.press.com).

  2. Merci pour votre article profond sur une oeuvre très profonde. On aurait aimé lire encore davantage de votre analyse critique inspirée.

    Je m’étais bien sûr procuré le beau catalogue de l’exposition. L’ange reproduit sur sa couverture, comme sur les affiches de l’exposition, est l’ange du livre de Tobit illustré par Ivan Kuleff. D’après ce qui est indiqué, les illustrations du livre de Tobit ne faisaient pas partie du fonds des Editeurs réunis. Le livre de Tobit illustré par Ivan Kuleff avait été publié par la paroisse Olivier-de-Serres en 2013 (éditions de la Présentation).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *