Ce chapitre n’est pas fini. J’y reviendrai peut-être. Ou je le laisserai inachevé, dans ce cas l’inachevé est achevé.
Concerts le 21 et le 23 novembre 2022
Chapitre I
LE BEAU PRÉTEXTE
Avec le beau prétexte des deux concerts d’Alagna, le 21 et le 23 novembre, je venais retrouver Balzac. Dès que j’ai parlé de Neuchâtel, Patrick Besson, m’ayant demandé de chercher l’hôtel de Balzac, ce sera très facile, disait-il, il n’existe plus, remplacé par un Macdo. S’il y a plusieurs Macdo, je le trouve comment, celui de Balzac ? Facile, je te dis, il a gardé le nom : « Faucon ». C’est là que pour la première fois peut-être, Balzac et Madame Hanska se rencontrèrent. Mais le mari ? Le mari, c’est simple, adorait Rossini, en fan, de loin. Balzac était ami de Rossini, il fournissait le mari en selfies, je veux dire en autographes et le mari regardait ailleurs.
La façade, au-dessus du rez-de-chaussée défiguré par les enseignes, est sans doute celle que connut Balzac, aux étages on imagine une silhouette… ou deux, enlacées, peut-être.
L’intérieur est bourré d’ados criards, qui se hurlent dessus en allemand. J’ai pris la fuite avant qu’ils ne me clouent aux poteaux de couleurs comme les Peaux-Rouges dans le poème de Rimbaud.
LA RUELLE DES ÉCRIVAINS
Échappée du Macdo, la rue du Neubourg, celle des écrivains. Petite, étroite, encaissée, un air de ruelle des Alchimistes à Prague, couverte des visages, si reconnaissables, de quelques géants de la littérature. Ignorée des dépliants touristiques. Tant mieux, il faut y être seule pour que la magie opère pendant ces quelques mètres qu’on traverse à côté de Chateaubriand, Balzac, Dumas père, Isabelle de Charrière, Percy et Mary Shelley, Rodolphe II, et, à la meilleure place, là où les murs s’écartent, Rousseau, évidemment.
RODOLPHE II, LEQUEL ?
Un seul auteur du Moyen-Âge parmi eux : Rodolphe II. Pas le mien. Le mien, c’est : « Rodolphe II, l’empereur des alchimistes », plusieurs tirages y compris en poche, en Allemagne, Pologne, Amérique latine, en France rien, les Français n’éprouvent aucune curiosité pour le petit-fils de Charlemagne qui, ayant déplacé la capitale impériale de Vienne à Prague, ne parvint pas à dilapider tout l’or des Conquistadors dont il héritait, qui passait son temps devant les cornues à tenter le diable, cherchant la pierre philosophale et les secrets interdits, avec Kepler et cette bande de génies qui risquaient l’excommunication à fouiller dans les étoiles. Il avait apprivoisé un lion et, ainsi qu’il l’avait prédit, mourut le même jour que son fauve familier.
Ce Rodolphe II, poète du Moyen-Âge, qui est-il ? Je n’ai pas encore cherché.
Mais c’est avec lui que les fils de l’invisible ont commencé de se nouer, d’un Rodolphe à l’autre, d’une diablerie à l’autre. Ce n’est que le début. On sent déjà le soufre et le souffre, ce sera Faust, par Alagna (à ce moment, j’ignorais le programme qu’il chanterait).
LES FILS DE L’INVISIBLE
Près de chaque visage, il y a une citation de l’auteur. À côté de celui de Balzac : « Neuchâtel, c’est comme un lys blanc, plein d’odeurs pénétrantes, la jeunesse, la fraicheur, l’éclat, l’espoir, le bonheur entrevu ».
La citation évoque la jeunesse, désir fou qui perdra Faust. D’après la citation (on ignore d’où elle est tirée), Neuchâtel n’aurait été pour Balzac que « l’espoir », le bonheur « entrevu » ?
Si Patrick ne se trompe pas, et sur ces sujets, c’est bien rare, quelle tristesse chez l’auteur du « Lys dans la vallée », car, s’il n’a pas connu le bonheur à Neuchâtel, il ne l’aura jamais. Bien sûr, il épousera Mme Hanska à la mort du mari, trop tard, non seulement le mariage ne garantit le bonheur à personne, mais il n’écrivait plus, il n’avait plus d’argent, il gagnait des fortunes avec sa plume, mais il dépensait tout, et elle, l’épouse, ne voulait pas vivre dans la maison de Passy qu’il avait installée pour elle, mais sur ses terres, pour Balzac, si lointaines.
A ceux qui l’ignoraient encore, Aragon a annoncé que les histoires d’amour finissent mal : « Il n’y a pas d’amour heureux ». S’il ne figure pas dans la ruelle, un autre y est représenté, qui dit presque la même chose, ce Rodolphe II, inconnu de moi, au visage d’ange blessé : « En chantant, j’espérais alléger mes peines, si je chante, c’est pour m’en libérer ; mais plus je chante et plus j’y pense » .
Les tissages de l’invisible semblaient s’arrêter là, dans la ruelle, au XIXème siècle.
Ils se sont prolongés jusqu’à aujourd’hui.
Jusqu’à Alagna.
Au premier duo de Faust, la phrase de Balzac s’est mise à bouillonner. L’écrivain évoque la jeunesse, Faust se vend pour la reposséder. Faust n’exige que du plaisir, Balzac espérait le bonheur. Curieux comme cette courte citation se démultiplie. Curieux aussi qu’on n’y trouve pas le mot amour. Mais Balzac est l’auteur des « Illusions perdues ».
Quant au concert, il n’a pas fini de révéler sa vérité.
Chapitre II
LE THEÂTRE DU PASSAGE
Le nom m’intriguait. Le Passage, on sait ce que c’est.
Au pluriel, il y a des passages dans des villes ; à Paris, ils permettent d’aller (presque) de la salle Favart à Montmartre.
À Neuchâtel, le théâtre n’est pas dans un passage, mais dans une pente.
Donc, le théâtre du Passage.
Il y régnait, dans ce théâtre, une bienveillance. On s’y sentait une personne humaine, à part entière. Aucun regard ne vous rejetait dans le néant. C’est agréable.
Le soir du premier concert, sur scène, Rubén Amoretti, a exprimé sa reconnaissance envers celui qui n’avait cessé de l’aider. Il a dit combien d’autres avaient été soutenus par Alagna, qui gardent bouche close (c’est moi qui l’ajoute je n’ai pas entendu chanteurs ou chanteuses lui manifester en public leur reconnaissance).
Celle qu’exprimait Amoretti lui est montée aux yeux en larmes et à la gorge. Il n’a pas pu achever sa phrase.
Roberto est sorti du rideau et l’a serré dans ses bras.
L’émotion, partagée par la salle, les entourait d’une vague chaleureuse.
LES FILS DE L’INVISIBLE
Alors, les fils de l’invisible se sont noués si fort que trois airs ont émergé du programme.
Pourquoi trois? Parce que.
Chapitre III
ANGE PUR, ANGE RADIEUX
Le premier, « Rachel ».
Le père (adoptif) laisse conduire sa fille au supplice. Contrairement à l’abominable Azucena, il ne prend pas plaisir à sacrifier son enfant, il en souffre. Dans la bouche d’Alagna, des vers de mirliton deviennent hugoliens, premier bonheur qui précède l’extraordinaire dédoublement. À travers lui, il la montre, elle aussi, Rachel qui le supplie de la sauver. Il chante cet air, sémantiquement si complexe, depuis sa première jeunesse et fait naître chaque fois la même fascination.
1)Donc, on démarre avec une demande passionnée de vivre dans laquelle le ténor incarne à la fois le vieux tueur et la jeune suppliante
2)Le premier duo Faust /Satan (Alagna/Amoretti) apporte la réponse diabolique. Mais qu’il est beau, ce duo ! Servi par deux chanteurs dont la seule apparence physique, sans parler du registre vocal, crée un contraste idéal.
Le vieux Faust maudit sa vie passé, son travail et son Dieu avec une violence qui évoque le credo satanique de Iago. À bout de malédictions, Faust invoque Satan, qui s’empresse. Faust, qui se vend pour revivre une autre jeunesse que la sienne, explose d’une joie féroce , « à moi les plaisirs », et avec une telle fougue, tant d’impétuosité et de promesses de rattraper un vie sage et studieuse par des débordements déchainés, qu’on le suivrait dans cet enfer rutilant de caresses, lui et son diable.
Mais la réponse du diable, n’est pas celle de la vie. Ce qu’il apporte, Satan, c’est l’esclavage pour l’éternité. Faust se vend pour des plaisirs. Marguerite voulait l’amour. L’amour c’est gratuit, c’est donner, pas prendre, c’est la liberté d’abord de l’autre, tout le monde le sait. Faust exige les plaisirs, c’est payant et sans fin. Aucune Marguerite ne lui suffira jamais, mais la nuit de Valpurgis, n’est rien non plus, rien que du plaisir jusqu’à la folie des sens, la recherche exacerbée d’un assouvissement jamais atteint, il faudrait en mourir, on n’en meurt pas, on s’endort avant. Il le sait, à son âge.
Pourtant, il devient esclave, il a hésite, mais consenti.
Le concert déroule ses airs, solos, duos, trios.
3) Il faut attendre le dernier trio de « Faust » qui apporte la réponse des anges. L’amour et la liberté.
Faust et Satan viennent chercher Marguerite pour la faire échapper au supplice. C’est à Satan qu’elle veut échapper. À Satan et à Faust, vendu au mensonge. Alors qu’il l’appelle, lui, ce vieux Faust rendu jeune, ce menteur et fornicateur qu’elle aime : « viens, viens, je le veux », elle supplie, comme si elle se bouchait les oreilles avec de la cire pour ne pas entendre la voix de la sirène : « Anges purs, anges radieux ».
Elle choisit la mort de la chair et la vie éternelle.
Le chœur chante la Résurrection.
Voilà comment trois airs racontent l’histoire du salut.
S’il n’avait pas tant d’humour et d’esprit, ce ne serait pas lui. Cette fois, avant d’ouvrir son livre (Grasset), il tire la première fusée du feu d’artifice Besson. Sous le titre « Scènes de ma vie privée », on lit « roman ». Dans un livre, où on ne devrait pas rire étant donné le sujet, comment s’en empêcher quand ce joueur avec les mots se surpasse comme s’il voulait cacher ce qu’il proclame à longueur de pages : le désespoir de n’être plus aimé. C’est son sujet, Werther douloureux, Werther qui a l’âge d’être le père de Werther, qui souffre du même mal d’amour que son fils qui, lui, à l’âge du héros de Goethe, livre d’une génération d’hommes perdus, quinquagénaires, sexagénaires si fidèles à eux-mêmes qu’après un premier mariage, contracté à vingt-cinq ans, qui a duré qui a duré ving-cinq ans, ils recommencent, toujours pareil, avec une femme qui, toujours, a vingt-cinq ans. Mais eux ne les ont plus. « Eux », parce qu’en contre point des scènes de sa vie privée, l’auteur raconte les mariages parallèles de quelques amis du monde littéraire et artistique parisien qui est le sien. Pour se sentir moins seul dans une aventure qui peut finir très mal. Il pose la question et la retourne de tous les côtés de l’enfant, l’enfant qui préexiste à ces nouvelles noces et/ou celui va ou ne va pas venir, voulu ou refusé.
Lui, il est quitté après trois ans de bonheur. Ce n’est pourtant pas le roman d’une rupture, qu’il nous livre, c’est celui de l’après, dans les braises ardentes de tout ce qui, dans un amour passionné, refuse de périr. Parce que, s‘il est une chose qui ne vieillit pas dans l’être humain, c’est le cœur. À soixante ans, ce dérangeant organe est capable de tourmenter son propriétaire comme à quinze.
Contrairement à son ami d’enfance, le musicien, le narrateur des « Scènes » ne se suicide pas, il reprend pied dans sa vie, une autre et la même, il la contemple avec le même regard doux amer, piquant d’humour, moqueur parfois, où à chaque page il laisse trainer une ou deux phrases qu’on aimerait citer, mais alors il faudrait recopier la moitié du roman en une avalanche de citations à désespérer les penseurs professionnels, quand à Patrick Besson ce coup au cœur est un coup de jeunesse parce qu’en réalité ce n’est pas seulement un roman qu’il sort à cette rentrée, c’est trois livres coup sur coup, ce roman de sa vie privée, un texte sur « Jokovitch le refus » (Louison éd.) qui lui a tout de même valu d’être reçu par le président de la Serbie et en janvier : « Est-ce ainsi que les hommes vivent » (Albin Michel), un recueil de ses chroniques hebdomadaires. C’est ça vieillir ?
Sensible et attachant, émouvant, triste et drôle, un Besson mémorable.
Mario Cavaradossi, le héros qui meurt six fois en Roberto Alagna au cours de cette série newyorkaise (4 spectacles en mars 2022, 2 à l’automne, six mois plus tard), appartient à une génération qui fascina tellement Stendhal que personne ne s’étonnerait de trouver son histoire dans les « Chroniques italiennes ».
Mais qui est-il ?
Un peintre amoureux d’une cantatrice renommée, Tosca (acte 1), enflammé secrètement pour les idées de liberté répandues en Europe par les armées de Bonaparte. Un artiste célèbre puisque les autorités pontificales, certainement informées de ses choix politiques, lui ont commandé non un sujet secondaire, mais une Marie-Madeleine, la plus grande sainte de la chrétienté, « égale aux apôtres » (« Marie-Madeleine », Jacqueline Dauxois, Flammarion 1998).
Tombé entre les mains de Scarpia, chef de la police pontificale (acte 2), Mario défie le pouvoir qui pactise avec l’occupant autrichien faisant claquer comme un drapeau son rêve immense qui le conduit à la mort (acte 3). Il le sait.
Il le dit au début de l’acte 3 dans l’un des plus beaux airs de de ténor qui semblent avoir été écrits pour Alagna « E Lucevan le stelle ».
DU LUCEVAN À LA RAFALE
E lucevan le stelle,
Ed olezzava la terra
Stridea l’uscio dell’orto
Ed un passo sfiorava la rena.
Entrava ella fragrante,
Mi cadea fra le braccia.
O dolci baci, o languide carezze,
Mentr’io fremente le belle forme
Disciogliea dai veli !
Svani per sempre il sogno moi d’amore.
L’ora è fuggita, e muoio disperato !
E non ho amato mai tanto la vita !
Et brillaient les étoiles
Et embaumait la terre
La porte du jardin grinçait
Et un pas glissait sur le sable.
Elle entrait parfumée
Et tombait dans mes bras.
O doux baisers, o languides caresses,
Je tremblais découvrant sa beauté
En écartant ses voiles!
Il sombre pour jamais mon beau rêve d’amour.
Le temps à fui, et je meurs désespéré !
Et jamais je n’ai tant aimé la vie !
Avant d’être fusillé, pendant quelques minutes, il est seul, debout, en face du peloton. Au lieu d’une croix, les soldats lui ont mis dans la main une lanterne pour qu’il éclaire lui-même son exécution, rendue plus tragique par l’abandon de Tosca. Elle est là, pourtant, présente mais si absente, l’ayant abandonné deux fois, en tuant Scarpia (on pourrait peut-être discuter si c’est un abandon) et puisqu’elle est persuadée que l’exécution sera un simulacre, gavant son amant de conseils à la résonance insupportable tant ils sont décalés de la réalité : la mort qui s’approche de Mario. Ici, l’abandon ne se discute plus. Mario le sait puisque, pas une fois, pendant ces « instants suprêmes », son regard ne cherche celui de Tosca. Il quête tout autre chose.
Pendant les quelques minutes où il attend la mort, il ne se passe rien, les soldats arment les fusils et vont tirer. Mario attend avec sa lanterne. Le ténor n’a rien à chanter et rien à faire qu’à attendre, sa lanterne à la main. Il pourrait ne rien se passer. Dans ce temps vide, Roberto Alagna, comble un vide et engage un dialogue muet, dans lequel Alagna acteur répond à Alagna ténor du début de l’acte. Comment peut-il, lui qui n’a jamais attendu qu’un peloton l’exécute, accéder et nous faire accéder à cette attente de la mort que nous allons vivre tous, un jour.
Pendant « Lucevan », lorsque Mario lève les yeux, on peut dire qu’il regarde dans les étoiles son rêve d’amour qui le transportait au paradis des amants. À la fin, où il ne regarde jamais Tosca, mais le Ciel, c’est autre chose que cherche son regard dans une quête d’autant plus extraordinaire que, dans la logique du désespoir, qui est refus de Dieu, comme le Condamné du dernier jour (« Le Dernier jour d’un condamné », David Alagna, d’après Victor Hugo), il refuse l’assistance d’un prêtre.
Mais que ce prêtre, dont il ne veut pas, lui présente la Croix, (sauf, une fois, la troisième), il embrasse la croix et prie. Il rejette la religion, émanation d’un pouvoir politique oppresseur. C’est Dieu qu’il veut, lui, qui exerce son art dans une église de Rome au moment où il est arrêté.
Pendant lsix « Lucevan », le Mario d’Alagna avait les yeux dans les étoiles. Le sixième soir, son regard a exprimé une volupté païenne, il y cherchait peut-être une image idéale de l’union d’Éros (o dolci baci, o languide carezze) et Thanatos (muoio disperato) qui va se résoudre, au moment de l’attente de la mort.
Cette attente de la mort qui est une scène vide. Dans ce vide, Alagna en Mario, six fois, creuse le contraste avec « Lucevan » et introduit ce désespoir qu’il ne montrait pas lorsqu’il le chantait. Qui donc manquait.
Cet écho, d’habitude zappé, cette inversion, cette complétude, a acquis toute sa puissance le dernier soir, dans une transe poétique au lyrisme halluciné qui transporte Mario du désespoir à l’espoir.
2022 AU MET, LES SIX ATTENTES DE MARIO, QUATRE EN HIVER DEUX AU PRINTEMPS
Dans le premier spectacles de l’hiver, le Mario d’Alagna évoque un oiseau affolé, les pattes dans la glu, qui se débat, cherchant à échapper au piège mortel. Effroi brut, viscéral, primitif des animaux de Pompéi, qui savaient avant leurs maîtres que la mort approchait. Au deuxième, ses tempes battent, les veines de son cou s’enflent, mais, lui, comme il empoignerait un cheval au mors, de toutes ses forces, contient les sentiments qui le dévastent, attitude socratique qui s’affirme le lendemain dans une attente, la plus paisible de toutes. C’est la seule fois où il n’a pas embrassé la Croix, mais s’est incliné pour prier, la seule aussi où il a gardé les yeux clos tout le temps. Sans rien chercher à l’extérieur de lui-même sur la terre ni au ciel.
Dehors, cette nuit-là, il neigeait de petits flocons roides et piquants.
La quatrième attente de Mario est un retour au piège du premier soir, mais plus rien en lui n’évoque alors un oiseau captif. L’instinct animal a disparu. C’est un homme totalement conscient, l’Homme innocent qu’on a englué, qu’on va assassiner, qui ne veut pas mourir. Qui sait qu’il va mourir. Et garde les yeux ouverts.
Chaque nuit, en sortant, on se disait qu’il ne pouvait pas donner davantage, que revenir serait risquer cette plénitude, seulement c’est lui, on revenait, bien sûr.
Il ne le fera pas ensuite, mais au creux de l’hiver, quatre fois, alors que, de la main gauche, il est obligé de soulever lui-même la lanterne pour que les soldats le visent bien dans l’obscurité, il soulève aussi l’autre bras, évoquant le Christ en croix.
Pendant les deux nuits d’automne, six mois après les quatre premières, il n’a plus besoin d’extérioriser une image christique et le crescendo, dont on croyait que le quatrième soir d’hiver marquait le terme, se révélait un palier dans la montée vers le sixième et dernier soir de la série.
Le dernier soir, donc, il fut l’ incarnation de la poésie lyrique venue de la nuit des temps, Apollon et Dionysos confondus, et celle du pari de Pascal. Comment il a fait ? On ne sait. Que savait-il, lui, de ce dont il rendait compte, ce soir-là ? Comment la vérité était-elle en lui si profondément, absolument, totalement inscrite, pour ressurgir avec l’évidence d’une pareille spontanéité ? Il révélait les doutes, le désespoir et le jaillissement de l’espoir de notre humaine condition en face de ce qui nous attend, après : le néant ou l’absolu sacré.
En quelques instants sur scène, il a récapitulé sur son visage, l’intuition millénaire de la mort et de l’au-delà qui, depuis l’« Antigone » de Sophocle, traverse la littérature profane et sacrée. Nous agonisions tous avec son Mario. Comment pouvait-il vivre sur scène ce qu’il n’a pas vécu ? Il ‘y avait plus de scène. Comment peut-il avoir une conscience aussi profonde de la mort qui approche et révéler une vérité à ce point universelle à travers le particulier ? C’est le cœur du mystère de son art, qui le rend capable de montrer, à travers les minutes de supplice vécues par son héros, l’homme, toute l’humanité, placé devant la mort imminente. Il a exploré ce moment six fois (sans parler de toutes les autres qui ont précédé cette série) pour, le dernier soir, atteindre une révélation partagée avec son public.
LE CHANT ET LE SILENCE
Son regard glissait de l’effroi intolérable, les yeux égarés, ses dents, qu’on n’avait jamais vues les cinq autres fois, paraissaient grincer de désespoir. Il fouillait les étoiles. Interrogation. Il questionnait le Ciel. Doutes. Avant l’éclair de feu, au fond de ses yeux, il y a eu une flamme autre. Mario, ignorant peut-être ce que c’était, faisait le pari de Pascal. Refus du néant. Pari que Dieu existe. Nous en frissonnions. Un éclair encore dans ses yeux. C’était la prière du bon larron sur la croix. Peut-être. Sûrement.
C’est ainsi que cette nuit du 4 novembre 2022, Roberto Alagna fut le phare qui a conduit la salle dans un (sans lui) inatteignable ailleurs. Chacun a vu ce qu’il voulait/pouvait, chacun a pris son rayon de lumière.
Très jeune ce soir-là, les vieux ayant renoncé à être des vieux, le public recevait avec passion-, porté, transporté, déporté par Alagna jusqu’à l’âme d’un peintre, qui n’a rien d’un mystique mais qui, confronté à son heure dernière, jette tout son être dans l’avant-mort et, du désespoir halluciné (muoio disperato), nous étions tous mourants et tous désespérés, ayant levé des yeux fous de terreur, nos larmes se pleuraient, entrevoyait l’espoir d’un Ciel prêt à le recevoir. Ses yeux basculés vers la voûte céleste, brûlant du désir de la voir s’ouvrir, lançaient dans le silence, le cri de victoire de l’Acte II, mais il appelait une autre victoire, son regard suppliait comme le bon larron, et, à l’instant de la rafale, le silence de Mario proclamait : « Mort, où est ta victoire ? » Nos cœurs battaient avec le sien. Les balles foudroyaient le héros d’Alagna qui est aussi le nôtre.
Dans New York flamboyaient les couleurs de l’été indien, les aiguilles des tours s’inclinaient doucement vers leur reflet inversé dans les eaux du lac ; le matin, entre voitures hennissantes et camions rugissants, les chevaux des calèches, aux cochers décoiffés, piaffaient aux feux rouges pour gagner leurs emplacements à touristes aux entrées du Park ; torse nu, un new yorkais promenait deux chats de race en laisse, sages comme des écureuils, les oiseaux se laissaient photographier sans broncher ; à 10 heures, la file d’attente devant le Moma s’étalait, de l’entrée du musée jusqu’à l’angle des avenues – il suffisait d’attendre midi pour tranquillement passer et contempler le meilleur de l’art moderne un peu du pire aussi à travers une architecture dont les volumes s’ouvrent sur la ville comme des éventails ; c’est tout juste si le soir se couvrait de manteaux légers, surtout la nuit où une pluie hâtive a brillé sur les trottoirs.
Le seul endroit où il aurait pu avoir froid, c’était au théâtre, à Broadway, qui donnait « The phantom of the Opera », et où la clim gelait.
Il était à New York pour « Tosca ».
En mars 2022, avec Alekandra Kurzak dans le trôle titre, ils avaient donné ensemble, avant une « Bohème » à Puerto Rico, 4 représentations, sauf erreur de ma part, ce qui fera, c’est selon, une de plus une de moins, rions-en ensemble avec les correcteurs de maisons d’éditions, le 2, le 5, le 9 et le 12. Depuis le 4 octobre, Aleksandra avait repris une série de 9 représentations, sauf nouvelle erreur de ma part, Roberto venant la rejoindre pour les deux dernières, le 31 octobre et le 4 novembre de cette même année.
Dans mes zig zag se trouve une insolite photo.
Comment est-elle venue se caler entre les autres ? Les miennes, elle qui n’est pas de moi ? Je ne sais.
Elle représente Mario torturé trainé dans le bureau de Scarpia. Vu d’une place d’orchestre, ,les jambes d’un sbire de Scarpia le cachent parfois entièrement. Mais un instant, alors qu’il est tombé à genoux, on l’aperçoit entre une cuisse massive en uniforme et la main du soldat. De cette main, d’un bleu de métal de mort, recroquevillée, les doigts crochètent le visage pâle et torturé de Mario. À frissonner d’horreur.
Plus tard, j’ai compris. C’était un envoi d’Halloween, New York s’adonnant d’enthousiasme à ces festivités. Je n’ai pas détruit la photo, je ne la détruirai pas avant d’être certaine qu’elle n’apporte rien (elle n’apporte rien… à moins que ce ne soit cette vision qui fait claquer des dents à Mario lorsque la rafale va lui faire lâcher la lanterne). Je ne la posterai pas. C’est compliqué ? Vous trouvez ? Mais je n’ai jamais prétendu que c’était simple d’être écrivain et photographe.
En attendant un article que je posterai peut-être sur les morts de Mario, ci-dessous le lien pour le post sur mon site web en mars :
Octobre 2022, quatre spectacles : une générale ouverte le 12, et le 15, 18 et 21 octobre 2022, trois représentations. Absent pendant seize ans d’une maison d’Opéra qui aurait dû ne pas cesser d’être l’une des siennes, il revient incarner un personnage fait pour lui, qu’il n’a jamais joué : le comte Loris Ipanoff dans Fedora. Prise de rôle aussi pour Sonya Yoncheva, interprète du rôle titre, qui a été à Madrid, en concert, sa Juliette.
MISES EN SCENE DE GIORDANO, DE L’ANDREA CHENIER DU ROH À LA FEDORA DE LA SCALA
Il y a quelques années, à Londres, le Royal Opera House lui a offert, pour Andrea Chenier, un Giordano plus fréquemment joué que Fedora, la mise en scène de nos désirs (qui sont peut-être aussi les siens) : respect de l’œuvre, beauté des décors et des costumes, harmonie des mouvements de groupes.
Après l’Andrea Chenier de Londres, dont la mise en scène reconstituait un monde en créant un support pour le rêve, quelle Fedora allait surgir de cette nouvelle production, retardée de deux ans par la Covid 19, pour le retour d’Alagna ?
Il est devenu tellement banal qu’une mise en scène rende tout banal, qu’on se contente qu’elle ne soit « que » banale comme cette Fedora à qui on reconnaît le mérite de ne pas chercher le scandale, mais qui éradique tout ce qui pourrait évoquer l’histoire écrite par Victorien Sardou (auteur aussi de Tosca), mise en musique par Giordano sur un livret d’Arturo Calauti. Plus de XIXème siècle, plus de Russie, surtout pas de Sainte Russie, plus de nobles remplacés par Monsieur et Madame tout le monde. Au décor, moderne bric à brac du premier acte, avec une télé qui donne un match, succèdent trois autres, palais, villas, chalets qui ont l’avantage d’être épurés.
Modernes et élégants au premier et deuxième acte (on dirait qu’Alagna porte l’un de ses vêtements de concert), les costumes empirent au troisième. Jean et baskets. En tête de ceux qui déplorent ces affublements, Emidio Poletti, présent le soir de générale, qui habilla à la ville les plus grands de Kraus à Alagna, lorsque, à ses débuts à la Scala, il chantait La Traviata, La Bohème et Macbeth.
ROBERTO ALAGNA ET SONYA YONCHEVA
Le public est venu pour eux et ce sont eux, les chanteurs, qui sauvent une mise en scène vide.
Deux rôles secondaires excellents,, Serena Gamberoni, la comtesse Olga Soukarev et George Petean, de Sirex, on les connaît, l’une, avec sa grâce physique et vocale l’autre avec sa sûreté donnent de l’épaisseur à leurs personnages.
En dépit de longueurs, d’explications entortillées qu’on sauterait volontiers, « Fedora » commence en majeur, continue et s’achève en majeur.
Entre deux parenthèses de mort.
Seule, pendant tout le premier acte où Loris n’apparaît pas, l’intensité du chant de Sonya Yoncheva impose cette grandeur tragique dans laquelle, dans le seul registre dramatique, Sarah Bernhard triompha en son temps.
L’entrée de Fedora, à l’acte I, c’est l’entrée dans la tragédie. Celle de Loris, à l’acte II, c’est l’entrée dans l’amour avec l’un des airs les plus célèbre du répertoire : Amor ti vieta.
AMOR TI VIETA
Amor ti vieta di non amar.
La man tua lieve che mi respinge
cerca la stretta della mia man.
La tua pupilla esprime « t’amo »
se il labro dice « non t’amerò ».
L’ amour t’interdit de ne pas aimer.
Ta douce main qui me repousse
Cherche l’étreinte de la mienne.
Ton regard dit : « Je t’aime »,
tes mots prétendent : « Je ne t’aimerai pas ».
Amor ti vieta, ces cinq lignes de chant, si attendues, provoquent les transports. Plus loin, d’autres arias du ténor, de toute beauté aussi, ne déclenchent par le même enthousiasme. C’est qu’ Amor ti vieta contient le thème musical central de l’opéra, dit Roberto Alagna ; c’est aussi que, sur le plan sémantique, cet air exprime le cœur des sentiments complexes et déchirés qui vont conduire à la mort de l’héroïne. Enfin, cet air entraîne ceux de Loris seul qui passe de la joie à l’espoir, du doute à la souffrance insupportable et les duos qui s’enchaînent jusqu’à la fin, tous plus passionnées et poignants les uns que les autres.
Les airs de Loris s’élèvent vers le bonheur et sombrent dans la détresse et le désespoir ; les duos forment une prodigieuse chevauchée à deux voix, l’une enlaçant l’autre dans une harmonie qui s’exalte, s’emballe jusqu’au fond de l’âme dans une étreinte fusionnelle,
comme deux encolures ruisselantes, deux crinières qui s’emmêlent dans la course à l’abime et les visages rapprochés, les bouches qui exaltent des sons aussi somptueux et profonds semblent deux bouches appartenant à un seul être.
SORTIE DES ARTISTES
Ci-dessus : Roberto Alagna avec Emidio Poletti, Marco Armiliato, George Petean, Sonya Yoncheva et Serena Gamberoni.
La douceur du jour moins 1, le 16 juillet 2022, fut ineffable. Fragment de vacances, liberté et beauté dans un soir torride où, pour répondre à un sourire, le ciel s’ocrait de rose et bleu dragée ironie flottante au-dessus de l’implacable alignement des arcades rognées par l’écoulement des siècles, effaçant le souvenir des sanglants spectacles qui régalaient l’Antiquité.
JOUR 1
Répétition, le 17 juillet 2022
Alors que j’avais eu, pour une fois, le bon sens de ne pas emporter les dossiers de bioéthique médicale dont je suis rapporteur à la prochaine séance du CPP, surtout pas celui, en anglais, sur le « Cancer Bronchique Non à Petites Cellules (CBNPC) avancé avec altération de type saut de l’exon 14 de MET MOMENT », pas un roman non plus, depuis l’accident qui m’a tuée, si j’ai repris des tâches universitaires, qui ne demandent que de la technique et de l’application, je n’arrive plus à créer, je me suis tout de même retrouvée dans la lune, au milieu des entrailles de l’Arena.
Nous étions deux sur cette lune, devant les loges incompréhensiblement fermées à l’heure de l’essayage. On est peut-être en avance. Non, il est presque midi. Tu as ton planning ? Ensemble, nous avons tiré nos téléphones et cherché les plannings. Forcément, on a le même. Le plus incroyable est qu’on ait regardé chacun celui de l’autre, tellement on était étonnés. Il a ri le premier. C’était beau, ce rire soyeux qui s’envolait sous les voûtes obscures de l’étage des lions. Non, a-t-il dit, les lions c’est dessous. Tu veux dire, « c’était » ou tu les entends rugir encore ?
L’essayage, c’est dans deux jours.
Sans l’essayage, nous étions très en avance pour la répétition au théâtre. Un restaurant nous tendait les bras, mais il n’a pas résisté à retourner à l’hôtel dans la fournaise, pour revoir les récitatifs qu’il ne chante pas d’habitude, pendant que j’attendais son retour, avalant son dessert et le mien, sans parler des cafés.
Au théâtre, Micaela arrive après lui, mais de Carmen point. Elle viendra peut-être demain, si elle guérie. De qui ? On ne sait.
Je photographie avec mes deux appareils lorsqu’une soudaine pensée m’arrête. Il me faudra combien de temps pour copier les photos sur l’ordi, les classer, les trier, me décider à choisir celles que je supporte de montrer, alors qu’il a un Facebook dévorateur d’images comme le dragon de Trebizonde que Pisanello a montré dans sa fresque de l’église Sant’Anastasia, à deux pas de la place des Seigneurs. Un appareil en bandoulière, un autre accroché au poignet par la dragonne, je sors le téléphone, ce suspect qui prétend photographier aussi. Je n’ai jamais photographié avec ça, je cours au désastre, au moins, j’aurai essayé.
Pendant la deuxième partie de la répétition, après la pause, il évoque son Canio de l’année dernière et raconte aussi qu’il a chanté la mise en scène de Zeffirelli, avec Zeffirelli vivant. Le remplaçant du metteur en scène écarquille les yeux. Un de mes appareils aussi.
Au café, place Bra, il veut voir des images que je n’ai pas vues moi-même. Jamais personne n’a regardé dans mon téléphone. C’est interdit. Pendant qu’on nous apporte les chinottos, je dis « non » fermement – alors que l’objet inanimé dont Lamartine se demandait s’il n’avait pas une âme (il en a une, la preuve) a décidé de passer de ma main dans la sienne, je jure que je n’y suis pour rien. Ce sont mes photos, mais c’est son image. Son image faite par moi. Même si je la rate, c’est la mienne. Mais c’est lui.
Pendant que j’observe le pianotement de ses doigts, intriguée par une manœuvre inconnue de moi, en quelques secondes, souriant, rieur, moqueur, il embarque mon téléphone sur le sien, un clic, soixante photos. Il m’aurait fallu soixante fois plus de temps, pour les envoyer l’une après l’autre, il était d’ailleurs formellement exclu que je lui donne une telle avalanche, trois ou quatre, cinq peut-être, les autres, corbeille. Il est radieux. Il est à craindre que moi aussi. Comment avouer à quel point je m’amuse de le voir s’amuser ?
Le soir de la première répétition est tombé place Bra.
Il y aura un autre soir, un autre encore dans cet été de la musique où les Arènes ne s’endorment pas.
Maintenant tout est noir. La nuit enserre Vérone de ses mystères et le matin est loin encore. La ville est à moi. La place aux Herbes, d’où toute camelote a disparu, où l’enfilade des restaurants à tirés les rideaux, retrouve sa splendeur première, redevient l’antique Forum, avec la jonchée de ses monuments, le « Capitello » tribune de marbre d’où la République signifiait ses jugements, le tabernacle ogival, la colonne de marbre où se dresse le lion de Venise, la fontaine de la Vierge de Vérone.
JOUR 2
Le lendemain, lundi et pas dimanche, la faute aux plannings qui zappent les jours, le soleil s’est levé sur l’Adige à l’heure où les rêves s’incarnent, où dans Vérone vide, ressurgit le passé à chaque carrefour ; l’histoire de bouscule ici; sous chaque arcade obscure chevauchent des chevaliers, des spadassins ferraillent, des traitres assassinent, une histoire qui dure depuis les Romains aux arènes sanglantes, en 89 avant Jésus-Christ. Impavide, Vérone voit passer les conquérants, les gobe et reste souveraine ; ils défilent pourtant, Théodoric en fait sa capitale, se succèdent ensuite Albin le Lombard, Pépin le fils de Charlemagne, Barberousse, le combat entre guelfes et gibelins fait rage, le féroce Eccelino da Romano est abattu en 1259, les Scaligeri s’entretuent, les Pâques véronaises font un massacre des Français, comme une plaque apposées sur un mur le rappelle au passant. Intégrée dans la République cisalpine, Vérone redevient autrichienne en 1815 et italienne enfin en 1866.
En face des souverains de l’éphémère, la cohorte innombrables des artistes qui ont fait de l’Italie le plus somptueux pays du monde créant l’éternité à la mesure humaine faisant ici de chaque église un musée, de chaque pierre une architecture immortelle.
L’eau de l’Adige blanchit sous les premiers rayons, les cafés n’ouvrent pas encore. Un chien tire un passant en laisse.
La seconde répétition c’est tout à l’heure, en début d’après-midi. Il faut rentrer dormir. À l’hôtel, j’ai une machine à café. C’est peut-être la même qu’à Buenos Aires où Marinelle m’a appris le fonctionnement, elle m’aurait appris aussi le téléphone, mais son travail d’agent d’un des plus grands chanteurs au monde l’absorbait jour et nuit.
Carmen est là, pour la répétition, on a su hier soir qu’elle viendrait. Elle porte un masque.
Avec deux appareils et le téléphone, je ne m’en sortais pas hier. Je n’ai emporté qu’un petit appareil et l’autre, l’intrus, le scandaleux, le téléphone à lui fabriquer des images pour son Facebook.
Il a dit de ne pas faire de zoom avec le téléphone, qu’ils étaient flous, que je devais m’approcher. Il me propose de m’approcher. Je n’ai pas l’habitude. À l’Opéra les photographes nous avons une place, il est interdit de bouger, à Paris en tout cas, les objectifs le font pour nous. De vrais appareils, je n’en aurai plus. Quand la voiture m’a foncé dessus, j’ai envoyé les mains en avant pour l’arrêter. Je ne peux plus rien tenir de lourd surtout pas pendant des heures. J’ai changé mon matériel. M’approcher ? Je peux, puisqu’il m’y invite, et ne peux pas. Je voudrais être invisible, au contraire. Je suis incapable de lui tourner autour comme une mygale qui va démanteler sa proie ni passer devant les autres personnes comme si elles n’existaient pas. Je me suis approchée un peu. S’il y a une autre fois, j’essaierai de mieux réduire entre nous cet espace de respiration et de liberté, sans rien violer de l’essentiel, mon éthique.
À la pause, au café, je continue mon reportage téléphonique. Comme le mois dernier à Buenos Aires, l’atmosphère est chaleureuse, généreuse, la lumière passe entre nous tous, sans un écran pour la difformer. Tout est fluide et simple. Nous ne sommes que courtoisie et respect les uns pour les autres. C’est exquis. Le pianiste, intéressé par mon métier d’écrivain, me dit en montrant leur groupe que je téléphotographie : « Et vous ? » Roberto, qui l’a entendu a vers moi ce geste généreux qu’on lui connaît, il ouvre le bras, je m’installe dessous et le pianiste me prend avec le groupe. Notre ténor veut trinquer avec les tasses, je n’ai plus de main pour en prendre une, je trinque avec un appareil.
Pendant toute la répétition, j’actionne un appareil et le téléphone. Ce jour-là, il a rencontré beaucoup de monde, c’était très amusant et joyeux, je pourrais faire un article poeple si j’aimais ça. Et même j’ai été photographiée avec eux.
Le soir, il se produit, ce qui m’est arrivé trop souvent depuis le début de mon travail avec lui.
Elles ne sont pas les seules, mais les machines non plus ne supportent pas que je travaille avec lui et, elles aussi, me font croc-en-jambe sur croc-en-jambe. Je me relève chaque fois.
Voilà le désastre véronais : les vidéos de la seconde répétition sont bloquées dans l’appareil. Elles n’ont pas disparu, mais refusent d’être recopiées. Je les vois sur le petit écran de l’appareil photo, c’est tout ce qu’elles consentent à m’accorder.
Depuis des années, des incidents semblables m’ont valu des nuits de cauchemar à essayer de résoudre des problèmes insolubles pour moi. Il ne pouvait pas croire ce qui arrivait, c’est évident. D’autant qu’il est vrai que je ne veux pas tout lui donner, je ne l’ai jamais caché. En réalité, je lui donne ce qu’il veut, quand je peux. En théorie, je veux rester maître de mon travail. Je souffre de le voir manipulé par d’autres, sans savoir ce qu’il devient. Je fais des choses secrètes qui n’intéressent que moi. Bien que déchirée entre deux désirs, je lui ai donné beaucoup de choses uniques dont j’ai l’impression qu’elles sont tombées dans un trou. En attendant, à cause de mon désir de travailler autrement que sur les réseaux sociaux et à mon rythme, qui n’est pas rapide, il a pu supposer que je mentais, que j’étais hypocrite et méchante lorsque je lui affirmais que j’avais passé la nuit entière à regarder tourner l’ordi sans parvenir à lui envoyer un fichier.
Pourtant, bien que fâché, il m’a permis de continuer.
J’aurais pu croire qu’il manquait de bonté et m’enfuir. Pourtant, je me suis obstinée, certaine qu’il comprendrait un jour.
Pourquoi, il ne m’a pas jetée, je ne sais.
Pourquoi je n’ai pas pu partir, bien qu’ayant essayé après la sortie de « Quatre saisons avec Roberto Alagna », j’ai trouvé.
Sur les quarante livres que j’ai publiés, il en occupe deux.
C’est une aventure si extraordinaire d’avoir devant soi le personnage d’un de ses propres romans, que je ne trouve pas dans l’histoire de la littérature d’écrivain qui ait résisté à cette attraction. Alors, comment le pourrais-je ?
JOUR 3
Avant les essayages, cette fois c’est le bon jour, la nuit dissipe les ombres qui hantent le Palazzo della Ragione, piazza dei Signori. Dans la cour monumentale, ouverte jour et nuit, le génie des architectes italiens a su accorder un escalier charmant du XV ème siècle accolé à la superbe austérité du palais moyenâgeux flanquée d’une tour. Il y en avait 400 à Vérone, dit-on. En sortant sur la droite se dressent les orgueilleux tombeaux des Scaligieri.
Dans « le Voyage du Condottiere » d’André Suarès, on lit :
« Via Mazzanti et Volto Barbaro les deux rues finissent en cul-de-sac, l’une dans l’autre. Et une voûte donne sur la place des Seigneurs. Quel coupe-gorge magnifique entre le marché du peuple, ce bétail herbivore, et le repaire des carnassiers. C’est là que les Scaliger règnent, et le plus souvent qu’ils meurent sous l’hallali de la Trahison, la plupart de ces dogues. Le Mâtin Second y poignarde de sa main, son cousin l’évêque. Cansignorio, pour être prince, plonge son épée jusqu’à la garde dans le dos de son frère aîné ; et, lui-même, plus tard, ruiné par la luxure et le vin, se voyant mourir, il console son agonie en faisant étrangler son cadet qui pourrissait en prison. Ils meurent tous avant quarante ans. L’arcade est là, toujours la même… »
Quel rapport entre mes rêves de la nuit, l’Histoire, l’histoire de l’art et ce que nous allons faire aujourd’hui ?
C’est l’évidence. Dans le monde que je trouve cruel, le ténor Roberto Alagna me un donne accès direct et imprévu, à l’univers romanesque et artistique sans lequel je ne peux pas respirer.
On accède aux loges par un escalier de fer qui donne sur un couloir très étroit où s’ouvrent les portes coulissantes (elles n’auraient pas la place de s’ouvrir autrement) peintes en rouges. Les loges sont minuscules, les costumes accrochés au mur. Ils sont beaux, pesants, lourds, taillés dans des tissus épais en laine, en grosses étoffes comme si nous n’étions pas ici dans le monde de l’illusion et si on ne pouvait pas leur en faire dans des tissu mieux adaptées à la température. Il ne se plaint de rien, il est content. Il ne fait pas plus de quarante degrés.
Il essaie en ruisselant, sourit sous le képi, se change, tourne sur lui-même pour entourer l’écharpe rouge de contrebandier dans les montagnes autour de sa taille, je m’étais promis de compter les tours, j’ai oublié. Une fois il l’a enroulée sous le gilet, une fois dessus. Il a des paires de bottes superbes. Le pantalon dans les bottes, la chemise, magnifique, bien épaisse, le gilet brodé, la veste lourde, belle, à pompons et une cape jusque par terre.
Il a des mots gentils pour tout le monde.
C’est la troisième fois que le jour est plus beau, plus riche et plus fécond que les rêves de la nuit.
Tu ne pourrais pas rembobiner, Maestro ?
JOUR 4
La veille du spectacle, le 20 juillet 2022, jour de repos, signifie pour lui pas de travail d’équipe et, sans les autres, travailler plus que jamais avec des repas qui, pour être bons, n’en ont pas moins un but unique, préparer son corps à l’exploit. Même les chanteuses longilignes possèdent cette musculature de championne olympique, nécessité professionnelle.
Il y a une table torride à l’ombre d’un parasol, sur la table, une partition aux passages surlignés, ouverte, un téléphone avec les touches d’un piano, une main dont les doigts font résonner les touches, une voix qui chantonne, un autre téléphone, endormi, paresseux, ignorant, un MacBook air, ouvert, une autre paire de mains qui forment des mots au lieu de notes, deux paires de lunettes, deux cafés aux rives emmoussées, une nature morte. Sauf qu’elle vit. Une partition, un texte, un résumé du trésor incorruptible de l’âme, Goethe appelait ces rencontres de l’ineffable, les affinités électives, on n’a rien trouvé de mieux.
Demain soir, il sera don José.
Dans dix jours, encore une fois.
Par le fleuve du temps disjoints, s’oublieront des choses de la vie, – pas le temps partagé autour d’une table dans la ruelle des Seigneurs.
On a droit encore à ce jour tout entier qu’il va prolonger dans la nuit avec sa partition et moi dans les rues vides à la recherche d’autres éternités.
LES DEUX DON JOSÉ DE ROBERTO ALAGNA
LES 21 et 31 JUILLET 2022
Les productions signées Zeffirelli enthousiasment les foules par leur facture classique et éclatante au service de l’auteur, du compositeur, des solistes, du public, la maîtrise du sujet, l’art de faire se mouvoir des masses sur scène, jusqu’à quatre cents personnes sur le plateau dit-on pour « Carmen », d’oser deux entrées de don José à cheval, sans parler de cavaliers professionnels et des danseurs d’une des meilleures compagnies espagnoles qui, comme le feu d’artifice de « La Traviata » (mise en scène Zeffirelli) donnée la veille avec Vittorio Grigolo et Ludovic Tézier, provoque un élan joyeux dans les gradins. Sous la direction de Marco Armiliato la « Carmen » de l’Arena s’affirme comme un spectacle de référence, tel que l’a été celui d’Orange.
C’est un regret que Ludovic Tézier n’ait pas été, comme à Orange, Escamillo affrontant Alagna, lui qui, la veille, incarnait le père Germont et si Béatrice Uria-Monzon a fait ses adieux au rôle, c’est un autre regret de savoir qu’Elīna Garanča est la Carmen d’autres don José – de sorte qu’en dépit des quatre cents choristes et figurants, Roberto Alagna se trouve très seul sur scène, même si Micaela (Maria Teresa Leva), avec son côté rétro de gentille petite villageoise, ne s’en tire pas si mal.
Emporté par le spectacle hollywoodien, le chef, l’orchestre, les chœurs, les figurants, l’harmonie des couleurs, la beauté des décors, le public n’a pas souffert du manque d’homogénéité du casting – et s’est laissé enflammer par le don José d’Alagna à qui l’Arena de Vérone donnait un aussi riche écrin.
Par les deux don José de Roberto Alagna.
Au lieu de l’effacer, plus le temps passe, plus la différence entre les deux se fait évidente. Comme Alagna connaît le roman de Prosper Mérimée aussi bien que les partitions de « Carmen » données depuis la création, ses deux don José sont justes, si différents qu’ils puissent être.
La jeunesse impétueuse du premier, les désirs qui l’entrainent d’un amour solide, béni par sa mère, aux désastreuses folies qui l’écartèlent entre ses devoirs et « l’infamie » ont un si puissant éclat que le public, emporté, a réclamé un bis (Alagna n’en donne jamais, on l’a espéré tout de même) pour l’air de la Fleur où l’émotion vibrait jusqu’aux étoiles. Bien que brûlé au feu de désirs ravageurs, dans ce José, l’espoir anéanti est toujours renaissant jusqu’à la fin (espoir d’épouser Micaela, de se rendre à l’appel, de renoncer à être un brigand, de sauver Carmen et de se sauver avec elle).
Sur sa seconde incarnation, Alagna fait peser le poids d’une fatalité à laquelle son héros sait qu’il ne peut échapper. D’inquiétant qu’il était, le mot « sorcière » se change en brûlot. Le duo avec Micaela, fait jaillir un espoir qui n’est qu’illusion et se nourrit davantage de l’amour pour sa mère que de celui pour sa fiancée. S’il décide néanmoins (et il est sincère) de rejeter Carmen, dès ce moment, il sait qu’une flamme obscure s’élance vers lui, dévoratrice de son avenir.
Le premier José avait vraiment le désir de rejoindre son régiment, son « adieu pour jamais » semblait assurer son salut. Le second est plus ambigu. Il sait qu’il devait rompre avant la danse, s’enfuir, que chaque instant donné à la volupté rive sa chaîne. Lorsqu’à peine libéré de prison, il court chez sa maîtresse au lieu de se rendre tout droit au « quartier pour l’appel », il s’illusionne à peine, même sans l’irruption d’un officier de son régiment, n’importe quel prétexte l’aurait conduit dans la montagne. Il le sait. Ce n’était pas le cas du premier don José.
Les deux incarnations d’Alagna savent que Carmen « sorcière » , « femme damnée », « démon » au final, est l’image de la perdition à laquelle il ne peut échapper jusqu’à la fin où il s’illusionne complètement, prétend la convertir, la sauver, se sauver avec elle, alors que ce qu’il veut, c’est le contraire. Il lui offre un marché insensé : pour sauver leurs âmes, il accepte de rester brigand (c’est-à-dire de continuer à perdre la sienne). Il veut lui donner « tout, tu m’entends, tout ». Comme elle n’a plus rien pour lui, c’est la marche au supplice, interrompue un instant, lorsqu’il s’arrête et se signe devant le crucifix dressé sur la place. Le signe de la Croix est le geste de tout chrétien en ces temps. On raconte que l’empereur Julien l’Apostat, après avoir violemment attaqué le christianisme dans « Contre les Galiléens » aujourd’hui appelé « Défense du paganisme » (331-363), malgré lui, faisait le signe de Croix. À l’époque de « Carmen », dans l’Espagne très chrétienne, c’est un automatisme habituel et l’indication que don José n’a pas perdu la notion du bien et du mal, des valeurs chrétiennes traditionnelles héritées de sa mère.
Les deux José d’Alagna se signent.
Le premier passe son chemin après un bref arrêt. Comme tout bon chrétien, lui qui a cessé d’être bon et chrétien.
Le second fait bien autre chose.
Il s’immobilise devant la Croix, s’agenouille et les doigts croisés contre sa poitrine, le buste incliné, prie avec une ferveur passionnée. Pas difficile de deviner qu’il demande à Dieu l’impossible. Incapable de décider comme un homme, cet éternel enfant, victime de sa faiblesse, réclame à la fois le salut de son âme et posséder Carmen, sa perdition. Contrairement au premier, le second José, sait qu’il ne peut avoir les deux et qu’ils sont tous les deux perdus.
Ainsi commence cette fin désespérée à laquelle jamais Roberto Alagna ne se lassera de donner les accents ardents de cet éternel chant d’amour et de mort qui, passé du roman à la scène de l’Opéra, émeut les foules depuis des générations et continuera tant que l’être humain voudra regarder jusqu’au fond de son cœur.
Borgès, Caruso, Alagna trois géants entre littérature et musique, mythes et réalités
Quand on a rencontré un géant de la littérature mondiale, Borgès (Buenos Aires 1899- Genève 1986), on voit l’Argentine avec ses yeux, terre baroque, fabuleuse et mythologique, : pétrie de splendeur et d’effroi sur laquelle se greffent des images ressassées auxquelles on ne peut échapper. L’ensemble forme un imaginaire d’un amalgame fascinant.
Borgès fait partie de ces génies de l’écriture, dont l’image vous est entrée dans le cœur pour n’en plus ressortir et on demande par quel phénomène mauvais on peut inscrire la seconde date après son nom, alors qu’il est toujours vivant en vous, avec plus de puissance que tant de faux vivants, qu’on croit encore pouvoir tendre la main vers nos verres pour les vider ensemble, écouter ses mots, et entendre son timbre. Ce n’est plus possible et, de cette vie qui n’est plus, pourtant toujours si vivante en vous, c’est l’irréparable déchirure.
Borgès
Caruso
Appeler au secours l’image de Caruso qui a chanté au Colòn de Buenos Aires, à cette époque tellement révolue où les ténors, en Amérique latine, étaient payés en pièces d’or, où les mots dictature et drogue ne vous envahissaient pas, ne donne pas de meilleur résultat.
Alors, se produit l’inattendu, l’inespéré, ce à quoi vous ne pensiez même pas, l’un de ces miracles qui vous transfigurent la vie si vous les appelez assez fort, de tout le corps, de toute l’âme, de tout ce qui est vous. Ce que vous appelez ainsi sans arrêt, est abstrait et soudain quelque chose se concrétise en mots très doux : dans 10 jours, l’Argentine.
Mais c’est impossible, la fin de mois est bourrée de rendez-vous indéplaçables. L’Argentine, c’est loin, si tu n’es jamais allée en Amérique latine, c’est que tu n’en a jamais eu envie, reste tranquille. Oh, l’absurde tentation du vide, le brouillage nigaud du chemin des merveilles ! Pauvre Imbécile, tu seras tranquille dans ton tombeau, et pour longtemps.
Ci-dessous : Roberto Alagna pendant la répétition du 12 avec la pianisteIrina Dichkovskaia.
Ci-dessus : Alagna, le 14 juin 2022, le concert.
Ci-dessus, Roberto Alagna au Colón, répétition du 12
En attendant, tu pars. Tu veux l’entendre, lui.
Roberto Alagna est un mythe, un rêve, une légende et, lui, il est vivant et comment ! Radieux, comme à vingt ans, jamais il n’a été si grand. Non, ce n’est pas tout à fait exact. Géant, il l’a été tout de suite, y compris dans ses premiers concerts, lorsque Londres s’arrachait au marché noir des places pour recevoir ce qu’il avait à donner déjà, qu’il donne encore, toujours renouvelé comme lorsqu’il chantait à Paris il y a quelques jours.
C’est dire que depuis sa jeunesse, il continue de frayer cette route de beauté.
Ci-dessous : Alagna pendant la très brève répétition avant le spectacle,
qui d’autre que lui jette toutes ses forces dans sa passion ? qui d’autre en aurait la force?
Il baignait dans la clarté de son prochain récital, lorsqu’il a embarqué pour 13 heures de vol, deux répétitions et le concert, avec son sourire bleu de ciel. Les passagers le reconnaissaient et lui ont demandé des selfies jusqu’à ce que l’hôtesse expédie chacun à sa place en vue du décollage.
Nuit qui ronronne comme un gros chat.
Le ténor dort là – ou ne dort pas – dans la boite volante.
Le soleil s’est levé avant l’atterrissage peignant le ciel et l’Océan en rouge et bleu profond. Sur le hublot, des fleurs de givre enchantées, signe qui n’était pas trompeur, attendaient son chant avec ferveur.
C’est dans le concert solo qu’on approche son âme au plus près et qu’il révèle tout ce qu’il est, un ténor dans sa maturité triomphante qui poursuit son œuvre d’art personnelle dans laquelle il proclame la liberté de l’artiste dans le monde, et affirme tout ce en quoi il croit, déverrouillant les musiques emprisonnées dans les carcans, célébrant la force de l’être humain et sa faiblesse de Créature qu’il transfigure jusqu’à la splendeur, à travers toutes les musiques qui ne sont QU’UNE MUSIQUE.
Cinq jours plus tard, le mardi 14 juin 2022, le Colòn de Buenos Aires a accueilli debout, dans une clameur passionnée, ce message qu’on déchiffre, si on veut, dans le chant de Roberto Alagna.
Après une répétition l’après-midi dans la salle décorée de pivoines, les couverts mis, le concert a été une chevauchée où il enchaînait les airs sans laisser aux applaudissements le temps de s’éteindre, dans ce programme où il a fait cadeau au public de morceaux que l’on n’entend jamais.
L’un des joyaux de la soirée : « Una furtiva lacrima » . Mais pas l’aria qu’il a chanté tant de fois, l’air retravaillé par Donizetti, des années plus tard, une découverte pour le public qui reconnaît sans reconnaître et s’abandonne à cette beauté à la fois familière et nouvelle. S’abandonne, façon de parler car, lui, comme un cavalier en plein exercice de haute voltige saute du dos d’un cheval emballé à un autre, lance sa voix dans l’air suivant , soulève une nouvelle tempête de mots, de notes, de sensations, d’émotions dans le ruissellement d’une cette voix qui resplendit sans perde haleine.
C’est l’auditeur qui a le souffle coupé, pas lui. Lui, deux mots à sa pianiste, Morgane Fauchois-Prado qui soutient le rythme avec un bel enthousiasme, et il se lance dans l’air suivant.
De tout le concert, impossible de changer d’appareil (le second était pourtant dégainé, prêt à l’emploi) entre deux airs ni même de se caler le bras sur un dossier.
C’était au pavillon Gabriel, le Gala Pasteur-Wiezmann, donné au profit de la recherche scientifique, le 1° juin 2022.
En face, l’ambassade britannique fêtait le jubilé de la reine Elisabeth II et on a entendu tirer un feu d’artifice tandis que, dans la salle, Alagna révélait les joyaux d’un programme de haut vol.
Saint-Étienne, qui fut ceinturée de monastères et conserve une épine de la Sainte-Couronne, la ville des armes, des mines, de la Manufacture est devenue celle du design.
Il y a un Opéra. Sur une colline.
Le dimanche 15 mai 2022 Roberto Alagna y donne un concert pour la deuxième fois.
Samedi.
Le concert est à 5 heures, demain. Le train… Direct, pas direct… Si on n’aime pas les réveils à 4h du matin, on couche à Lyon ou Saint-Étienne.
À Saint-Étienne, le chemin grimpe, torride, vers l’Opéra. Un faux raccourci conduit à une piscine taguée, porte défoncée, savoir ce qu’il y a dedans… ou pas savoir, demi-tour à toute vapeur. Des rhododendrons en fleurs font rêver au lac de Côme à Stendhal, Fabrice del Dongo, la Sanseverina, un autre monde, celui de l’opéra.
Mais l’Opéra, qui, de loin, montre un petit toit amusant aux extrémités retroussées, de près n’est qu’un cube. Il est fermé. Donc, les billets, pas avant demain.
En ville aussi tout est fermé, même les sushis et les kébabs. On te l’avait bien dit de loger dans le nid à hôtels modernes qui a poussé en face de la gare (j’ai tapé guerre, alors que je ne croyais pas y penser) et de ne pas t’obstiner à vouloir un hôtel au centre.
Promenade jusqu’à la nuit. Faim. Mais je peux tenir longtemps sans manger et sans boire. En rentrant à l’hôtel, un Leader Price ouvert. Jus d’orange et sandwiche pas bon.
Dimanche.
Comme la veille, tout est fermé. Pas un café forésien ouvert. Seul, comme partout, Paul. Ruee vides. Boutiques fermées. Un coin de rue avec du charme. Une architecture qui hésite. De bonnes restaurations. De tristes destructions. En face d’une église gardée par vigie pirate, trois malabars en arme et une petite vieille cassée en deux qui leur arrive à la taille et va faire ses dévotions. Le prêtre arrive, dostoiewskien, soutane et barbe touffue. Plus haut, le marché ouvert, gai et rempli de nourritures.
À 4 h, billet récupéré.
Avant le spectacle, tout est désert encore, la salle, la scène. Les pupitres des musiciens sont en place. L’espace désert est saturé d’attente.
Il y a huit jours, Roberto Alagna donnait son second Lohengrin à Berlin. Le 7 mai 2022, il donne un concert à Saint-Étienne : « Carte Blanche ».
Un titre sans fracas, un programme, comme tous ses programmes, ébouriffant, qu’il chante en cinq langues avec une aisance souveraine (dans Sadko il passe du russe au français avec une si incroyable facilité qu’on s’image, tout à coup comprendre le russe), une splendeur vocale qui, comme à Berlin, a transporté la salle, debout et trépignante, lui réclamait toujours davantage de bis. Il en a chanté trois.