À Neuchâtel, Balzac, madame Hanska et Alagna

Ce chapitre n’est pas fini. J’y reviendrai peut-être. Ou je le laisserai inachevé, dans ce cas l’inachevé est achevé.

Concerts le 21 et le 23 novembre 2022

Chapitre I

LE BEAU PRÉTEXTE

Avec le beau prétexte des deux concerts d’Alagna,  le 21 et le 23 novembre, je venais retrouver Balzac.
Dès que j’ai parlé de Neuchâtel, Patrick Besson, m’ayant demandé de chercher l’hôtel de Balzac, ce sera très facile, disait-il, il n’existe plus, remplacé par un Macdo. S’il y a plusieurs Macdo, je le trouve comment, celui de Balzac ? Facile, je te dis, il a gardé le nom : « Faucon ». C’est là que pour la première fois peut-être, Balzac et Madame Hanska se rencontrèrent. Mais le mari ? Le mari, c’est simple, adorait Rossini, en fan, de loin. Balzac était ami de Rossini, il fournissait le mari en selfies, je veux dire en autographes et le mari regardait ailleurs.

La façade, au-dessus  du rez-de-chaussée défiguré par les enseignes, est sans doute celle que connut Balzac, aux étages on imagine une silhouette… ou deux, enlacées, peut-être.

L’intérieur est bourré d’ados criards, qui se hurlent dessus en allemand. J’ai pris la fuite avant qu’ils ne me clouent aux poteaux de couleurs comme les Peaux-Rouges dans le poème de Rimbaud.

LA RUELLE DES ÉCRIVAINS

Échappée du Macdo, la rue du Neubourg, celle des écrivains.
Petite, étroite, encaissée, un air de ruelle des Alchimistes à Prague, couverte des visages, si reconnaissables, de quelques géants de la littérature. Ignorée des dépliants touristiques. Tant mieux, il faut y être seule pour que la magie opère pendant ces quelques mètres qu’on traverse à côté de Chateaubriand, Balzac, Dumas père, Isabelle de Charrière, Percy et Mary Shelley, Rodolphe II, et, à la meilleure place, là où les murs s’écartent, Rousseau, évidemment.

RODOLPHE II, LEQUEL ?

Un seul auteur du Moyen-Âge parmi eux : Rodolphe II. Pas le mien. Le mien, c’est  : « Rodolphe II, l’empereur des alchimistes », plusieurs tirages y compris en poche, en Allemagne, Pologne, Amérique latine, en France rien, les Français n’éprouvent aucune curiosité pour le petit-fils de Charlemagne qui, ayant déplacé la capitale impériale de Vienne à Prague, ne parvint pas à dilapider tout l’or des Conquistadors dont il héritait, qui passait son temps devant les cornues à tenter le diable, cherchant la pierre philosophale et les secrets interdits, avec Kepler et cette bande de génies qui risquaient l’excommunication à fouiller dans les étoiles. Il avait apprivoisé un lion et, ainsi qu’il l’avait prédit, mourut le même jour que son fauve familier.

 Ce Rodolphe II, poète du Moyen-Âge, qui est-il ? Je n’ai pas encore cherché.

Mais c’est avec lui que les fils de l’invisible ont commencé de se nouer, d’un Rodolphe à l’autre, d’une diablerie à l’autre. Ce n’est que le début. On sent déjà le soufre et le souffre, ce sera Faust, par Alagna (à ce moment, j’ignorais le programme qu’il chanterait).

LES FILS DE L’INVISIBLE

Près de chaque visage, il y a une citation de l’auteur.
À côté de celui de Balzac :
« Neuchâtel, c’est comme un lys blanc, plein d’odeurs pénétrantes, la jeunesse, la fraicheur, l’éclat, l’espoir, le bonheur entrevu ».

La citation évoque la jeunesse, désir fou qui perdra Faust. D’après la citation (on ignore d’où elle est tirée), Neuchâtel n’aurait été pour Balzac que « l’espoir », le bonheur « entrevu » ?

Si Patrick ne se trompe pas, et sur ces sujets, c’est bien rare, quelle tristesse chez l’auteur du « Lys dans la vallée », car,  s’il n’a pas connu le bonheur à Neuchâtel, il ne l’aura jamais. Bien sûr, il épousera Mme Hanska à la mort du mari, trop tard, non seulement le mariage ne garantit le bonheur à personne, mais il n’écrivait plus, il n’avait plus d’argent, il gagnait des fortunes avec sa plume, mais il dépensait tout, et elle, l’épouse, ne voulait pas vivre dans la maison de Passy qu’il avait installée pour elle, mais sur ses terres, pour Balzac, si lointaines.

A ceux qui l’ignoraient encore, Aragon a annoncé que les histoires d’amour finissent mal : « Il n’y a pas d’amour heureux ». S’il ne figure pas dans la ruelle, un autre y est représenté, qui dit presque la même chose, ce Rodolphe II, inconnu de moi, au visage d’ange blessé : 
« En chantant, j’espérais alléger mes peines, si je chante, c’est pour m’en libérer ; mais plus je chante et plus j’y pense » .

Les tissages de l’invisible semblaient s’arrêter là, dans la ruelle, au XIXème siècle.

 Ils se sont prolongés jusqu’à aujourd’hui.

Jusqu’à Alagna.

Au premier duo de Faust, la phrase de Balzac s’est mise à bouillonner. L’écrivain évoque la jeunesse, Faust se vend pour la reposséder. Faust n’exige que du plaisir, Balzac espérait le bonheur. Curieux comme cette courte citation se démultiplie. Curieux aussi qu’on n’y trouve pas le mot amour. Mais Balzac est l’auteur des « Illusions perdues ».

Quant au concert, il n’a pas fini de révéler sa vérité.

Chapitre II

LE THEÂTRE DU PASSAGE

Le nom m’intriguait. Le Passage, on sait ce que c’est.

Au pluriel, il y a des passages dans des villes ; à Paris, ils permettent d’aller (presque) de la salle Favart à Montmartre.

À Neuchâtel, le théâtre n’est pas dans un passage, mais dans une pente.

Donc, le théâtre du Passage.

Il y régnait, dans ce théâtre, une bienveillance. On s’y sentait une personne humaine, à part entière. Aucun regard ne vous rejetait dans le néant. C’est agréable.

 Le soir du premier concert, sur scène, Rubén Amoretti, a exprimé sa reconnaissance envers celui qui n’avait cessé de l’aider. Il a dit combien d’autres avaient été soutenus par Alagna, qui gardent bouche close (c’est moi qui l’ajoute je n’ai pas entendu chanteurs ou chanteuses lui manifester en public leur reconnaissance).

Celle qu’exprimait Amoretti lui est montée aux yeux en larmes et à la gorge. Il n’a pas pu achever sa phrase.

Roberto est sorti du rideau et l’a serré dans ses bras.

L’émotion, partagée par la salle, les entourait d’une vague chaleureuse.

LES FILS DE L’INVISIBLE

Alors, les fils de l’invisible se sont noués si fort que trois airs ont émergé du programme.

Pourquoi trois? Parce que.

Chapitre III

ANGE PUR, ANGE RADIEUX

Le premier, « Rachel ».

 Le père (adoptif) laisse conduire sa fille au supplice. Contrairement à l’abominable Azucena, il ne prend pas plaisir à sacrifier son enfant, il en souffre. Dans la bouche d’Alagna, des vers de mirliton deviennent hugoliens, premier bonheur qui précède l’extraordinaire dédoublement. À travers lui, il la montre, elle aussi, Rachel qui le supplie de la sauver. Il chante cet air, sémantiquement si complexe, depuis sa  première jeunesse et fait naître chaque fois la même fascination.

1)Donc, on démarre avec une demande passionnée de vivre dans laquelle le ténor incarne à la fois le vieux tueur et la jeune suppliante

2)Le premier duo Faust /Satan (Alagna/Amoretti) apporte la réponse diabolique. Mais qu’il est beau, ce duo ! Servi par deux chanteurs dont la seule apparence physique, sans parler du registre vocal, crée un contraste idéal.  

Le vieux Faust maudit sa vie passé, son travail et son Dieu avec une violence qui évoque le credo satanique de Iago. À bout de malédictions, Faust invoque Satan, qui s’empresse. Faust, qui se vend pour revivre une autre jeunesse que la sienne, explose d’une joie féroce , « à moi les plaisirs », et avec une telle fougue, tant d’impétuosité et de promesses de rattraper un vie sage et studieuse par des débordements déchainés, qu’on le suivrait dans cet enfer rutilant de caresses, lui et son diable.

Mais la réponse du diable, n’est pas celle de la vie. Ce qu’il apporte, Satan, c’est l’esclavage pour l’éternité.
Faust se vend pour des plaisirs.
Marguerite voulait l’amour. L’amour c’est gratuit, c’est donner, pas prendre, c’est la liberté d’abord de l’autre, tout le monde le sait. Faust exige les plaisirs, c’est payant et sans fin. Aucune Marguerite ne  lui suffira jamais, mais la nuit de Valpurgis, n’est rien non plus, rien que du plaisir jusqu’à la folie des sens, la recherche exacerbée d’un assouvissement jamais atteint, il faudrait en mourir, on n’en meurt pas, on s’endort avant. Il le sait, à son âge.

Pourtant, il devient esclave, il a hésite, mais consenti.

Le concert déroule ses airs, solos, duos, trios.

 3) Il faut attendre le dernier trio de « Faust » qui apporte la réponse des anges. L’amour et la liberté.

Faust et Satan viennent chercher Marguerite pour la faire échapper au supplice. C’est à Satan qu’elle veut échapper. À Satan et à Faust, vendu au mensonge. Alors qu’il l’appelle, lui, ce vieux Faust rendu jeune, ce menteur et fornicateur qu’elle aime : « viens, viens, je le veux », elle supplie, comme si elle se bouchait les oreilles avec de la cire pour ne pas entendre la voix de la sirène : « Anges purs, anges radieux ».

Elle choisit la mort de la chair et la vie éternelle.

Le chœur chante la Résurrection.

Voilà comment trois airs racontent l’histoire du salut.

ALAGNA récital solo au Colòn de Buenos Aires le 14 mars 2022

Borgès, Caruso, Alagna trois géants entre littérature et musique, mythes et réalités

Quand on a rencontré un géant de la littérature mondiale, Borgès (Buenos Aires 1899- Genève 1986), on voit l’Argentine avec ses yeux, terre baroque, fabuleuse et mythologique, : pétrie de splendeur et d’effroi sur laquelle se greffent des images ressassées auxquelles on ne peut échapper. L’ensemble forme un imaginaire d’un amalgame fascinant.

Borgès fait partie de ces génies de l’écriture, dont l’image vous est entrée dans le cœur pour n’en plus ressortir et on demande par quel phénomène mauvais on peut inscrire la seconde date après son nom, alors qu’il est toujours vivant en vous, avec plus de puissance que tant de faux vivants, qu’on croit encore pouvoir tendre la main vers nos verres pour les vider ensemble, écouter ses mots, et entendre son timbre. Ce n’est plus possible et, de cette vie qui n’est plus, pourtant toujours si vivante en vous, c’est l’irréparable déchirure.

Borgès
Caruso

Appeler au secours l’image de Caruso qui a chanté au Colòn de Buenos Aires, à cette époque tellement révolue où les ténors, en Amérique latine, étaient payés en pièces d’or, où les mots dictature et drogue ne vous envahissaient pas, ne donne pas de meilleur résultat.

Alors, se produit l’inattendu, l’inespéré, ce à quoi vous ne pensiez même pas, l’un de ces miracles qui vous transfigurent la vie si vous les appelez assez fort, de tout le corps, de toute l’âme, de tout ce qui est vous. Ce que vous appelez ainsi sans arrêt, est abstrait et soudain quelque chose se concrétise en mots très doux : dans 10 jours, l’Argentine.

Mais c’est impossible, la fin de mois est bourrée de rendez-vous indéplaçables. L’Argentine, c’est loin, si tu n’es jamais allée en Amérique latine, c’est que tu n’en a jamais eu envie, reste tranquille. Oh, l’absurde tentation du vide, le brouillage nigaud du chemin des merveilles ! Pauvre Imbécile, tu seras tranquille dans ton tombeau, et pour longtemps.

Ci-dessous : Roberto Alagna pendant la répétition du 12 avec la pianiste Irina Dichkovskaia.

Ci-dessus : Alagna, le 14 juin 2022, le concert.

Ci-dessus, Roberto Alagna au Colón, répétition du 12

 En attendant, tu pars. Tu veux l’entendre, lui.

Roberto Alagna est un mythe, un rêve, une légende et, lui, il est vivant et comment ! Radieux, comme à vingt ans, jamais il n’a été si grand. Non, ce n’est pas tout à fait exact. Géant, il l’a été tout de suite, y compris dans ses premiers concerts, lorsque Londres s’arrachait au marché noir des places pour recevoir ce qu’il avait à donner déjà, qu’il donne encore, toujours renouvelé comme lorsqu’il chantait à Paris il y a quelques jours.

C’est dire que depuis sa jeunesse, il continue de frayer cette route de beauté.

Ci-dessous : Alagna pendant la très brève répétition avant le spectacle,

qui d’autre que lui jette toutes ses forces dans sa passion ? qui d’autre en aurait la force?

Il baignait dans la clarté de son prochain récital, lorsqu’il a embarqué pour 13 heures de vol, deux répétitions et le concert, avec son sourire bleu de ciel. Les passagers le reconnaissaient et lui ont demandé des selfies jusqu’à ce que l’hôtesse expédie chacun à sa place en vue du décollage.

Nuit qui ronronne comme un gros chat.

Le ténor dort là – ou ne dort pas – dans la boite volante.

Le soleil s’est levé avant l’atterrissage peignant le ciel et l’Océan en rouge et bleu profond. Sur le hublot, des fleurs de givre enchantées, signe qui n’était pas trompeur, attendaient son chant avec ferveur.

C’est dans le concert solo qu’on approche son âme au plus près et qu’il révèle tout ce qu’il est, un ténor dans sa maturité triomphante qui poursuit son œuvre d’art personnelle dans laquelle il proclame la liberté de l’artiste dans le monde, et affirme tout ce en quoi il croit, déverrouillant les musiques emprisonnées dans les carcans, célébrant la force de l’être humain et sa faiblesse de Créature qu’il transfigure jusqu’à la splendeur, à travers toutes les musiques qui ne sont QU’UNE MUSIQUE.

Cinq jours plus tard, le mardi 14 juin 2022, le Colòn de Buenos Aires a accueilli debout, dans une clameur passionnée, ce message qu’on déchiffre, si on veut, dans le chant de Roberto Alagna. 

Ecrit dans l’avion, le 16 juin 2022

©Jacqueline Dauxois

Alagna, concert de gala le 1er juin 2022 au pavillon Gabriel

Après une répétition l’après-midi dans la salle décorée de pivoines, les couverts mis, le concert a été une chevauchée où il enchaînait les airs sans laisser aux applaudissements le temps de s’éteindre, dans ce programme où il a fait cadeau au public de morceaux que l’on n’entend jamais.

 L’un des joyaux de la soirée : « Una furtiva lacrima » . Mais pas l’aria qu’il a chanté tant de fois, l’air retravaillé par Donizetti, des années plus tard, une découverte pour le public qui reconnaît sans reconnaître et s’abandonne à cette beauté à la fois familière et nouvelle. S’abandonne, façon de parler car, lui, comme un cavalier en plein exercice de haute voltige saute du dos d’un cheval emballé à un autre, lance sa voix dans l’air suivant , soulève une nouvelle tempête de mots, de notes, de sensations, d’émotions dans le ruissellement d’une cette voix  qui resplendit sans perde haleine.

C’est l’auditeur qui a le souffle coupé, pas lui. Lui, deux mots à sa pianiste, Morgane Fauchois-Prado qui soutient le rythme avec un bel enthousiasme, et il se lance dans l’air suivant.

De tout le concert, impossible de changer d’appareil (le second était pourtant dégainé, prêt à l’emploi) entre deux airs ni même de se caler le bras sur un dossier.

C’était au pavillon Gabriel, le Gala Pasteur-Wiezmann, donné au profit de la recherche scientifique, le 1° juin 2022.

En face, l’ambassade britannique fêtait le jubilé de la reine Elisabeth II et on a entendu tirer un feu d’artifice tandis que, dans la salle, Alagna révélait les joyaux d’un programme de haut vol.

©Jacqueline Dauxois

Alagna, à Saint-Étienne, concert « Carte Blanche » le 15 mai 2022

Saint-Étienne, qui fut ceinturée de monastères et conserve une épine de la Sainte-Couronne, la ville des armes, des mines, de la Manufacture est devenue celle du design.

Il y a un Opéra. Sur une colline.

Le dimanche 15 mai 2022 Roberto Alagna y donne un concert pour la deuxième fois.

Samedi.

Le concert est à 5 heures, demain. Le train… Direct, pas direct… Si on n’aime pas les réveils à 4h du matin, on couche à Lyon ou Saint-Étienne.


À Saint-Étienne, le chemin grimpe, torride, vers l’Opéra. Un faux raccourci conduit à une piscine taguée, porte défoncée, savoir ce qu’il y a dedans… ou pas savoir, demi-tour à toute vapeur. Des rhododendrons en fleurs font rêver au lac de Côme à Stendhal, Fabrice del Dongo, la Sanseverina, un autre monde, celui de l’opéra.

Mais l’Opéra, qui, de loin, montre un petit toit amusant aux extrémités retroussées, de près n’est qu’un cube. Il est fermé. Donc, les billets, pas avant demain.

En ville aussi tout est fermé, même les sushis et les kébabs. On te l’avait bien dit de loger dans le nid à hôtels modernes qui a poussé en face de la gare (j’ai tapé guerre, alors que je ne croyais pas y penser) et de ne pas t’obstiner à vouloir un hôtel au centre.

Promenade jusqu’à la nuit. Faim. Mais je peux tenir longtemps sans manger et sans boire. En rentrant à l’hôtel, un  Leader Price ouvert. Jus d’orange et sandwiche pas bon.

Dimanche.

Comme la veille, tout est fermé. Pas un café forésien ouvert. Seul, comme partout, Paul. Ruee vides. Boutiques fermées. Un coin de rue avec du charme. Une  architecture qui hésite. De bonnes restaurations. De tristes destructions. En face d’une église gardée par vigie pirate, trois malabars en arme et une petite vieille cassée en deux qui leur arrive à la taille et va faire ses dévotions. Le prêtre arrive, dostoiewskien, soutane et barbe touffue. Plus haut, le marché ouvert, gai et rempli de nourritures.

À 4 h, billet récupéré.

Avant le spectacle, tout est désert encore, la salle, la scène. Les pupitres des musiciens sont en place. L’espace désert est saturé d’attente.

Il y a huit jours, Roberto Alagna donnait son second Lohengrin à Berlin. Le 7 mai 2022, il donne un concert à Saint-Étienne : « Carte Blanche ».

Un titre sans fracas, un programme, comme tous ses programmes, ébouriffant, qu’il chante en cinq langues avec une aisance souveraine (dans Sadko il passe du russe au français avec une si incroyable facilité qu’on s’image, tout à coup comprendre le russe), une splendeur vocale qui, comme à Berlin, a transporté la salle, debout et trépignante, lui réclamait toujours davantage de bis. Il en a chanté trois.

© Jacqueline Dauxois

Roberto Alagna Aleksandra Kurzak, Philharmonie de Paris le 14 février 2022

LE CONCERT

Il y a eu les airs classiques que nous attendions. Il y a eu la révélation du duo Thaïs ( II, 3), où Roberto Alagna offre un air de baryton, il y a eu le Vissi d’arte d’Aleksandra Kurzak et qui lui a valu des acclamations comme son air de « Louise (que chantaient nos grands-mères et nous nous posions l’impertinente question de savoir si, dans leur tendre jeunesse, elles avaient été aussi sages qu’elle nous demandaient de l’être), qui a fait chavirer la salle d’un voluptueux abandon.

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Roberto Alagna, concert à l’Unesco, 17 janvier 2022

DE  L’IVRESSE À L’EFFROI

L’éclairage était mauvais. Des flaques de couleurs tombant sur son visage n’empêchaient pas qu’il fût beau dans une succession d’images où les diamants et les perles de Sadko s’échappaient à flots de ses lèvres, auxquelles d’autres images répondaient -, où sa beauté dérivait sous la puissance de sentiments extrêmes face à la mort.

À la charnière entre ces deux visages (ou séries de visages), entre radieuse allégresse et tragédie, « Kuda kuda » annonce la mort avec cette douceur si Tchaïkovskienne qui peint l’âme russe confrontée à la mort.

La mort resplendit dans sa voix à travers « Nium mi tema », le suicide d’Otello qui vient de tuer Desdémone, la mort dans la démesure du héros shakespearien ; ensuite l’assassinat de Cyrano, qui, malgré lui, révèle à Roxane l’amour qu’il éprouve depuis le premier jour, lorsqu’il dictait à Christian ses lettres – et son panache intact en face de la mort qu’il affronte debout pour son dernier combat contre les vices qu’il déteste. Enfin : « Non, je ne suis pas un impie », du « Dernier jour d’un condamné », le cri formidable hugolien vers Dieu, en dépit de la médiocrité des prêtres, de celui qui va être guillotiné, laissant derrière lui une femme et une petite fille.

L’intérêt des éclairages insipides c’est qu’ils révèlent l’émotion brute. Du brouillage des images surgit une obscurité lumineuse et puissante à la sourde étrangeté, lumière déchirante, faille où palpite l’âme nue de personnage révélateurs de ce qu’il est, de ce que nous sommes, ou que nous voudrions être, au point que l’objectif fuirait, refuserait d’enregistrer, mais il ne bronche pas, rattrapé, relié, rattaché par la grâce d’un geste, l’élégance d’une attitude ou l’envol d’une main dans un rayon transparent.

Plus rien ne s’intercale pour troubler l’image d’une âme, pas même l’émotion esthétique devant la beauté exaltée par un décor, un costume, un éclairage idéal.

Son visage, par les lumières maltraités, se découvre dans une autre dimension, d’une intimité bouleversante. Les yeux rivés à ce qu’il donne à voir de personnages qu’il approche au moment suprême (dont il puise l’essence au fond de son cœur même), on redoute de lui voler cette âme dont il revêt ses héros. Devant une révélation (on ne peut plus utiliser le mot spectacle) à ce point fascinante, lorsque la beauté s’engloutit dans des images de mort, et ressurgit autrement, dans un ailleurs inatteignable, tout spectateur s’identifiant à lui, est saisi par une violente émotion.

Le 17 janvier 2022, la foule de l’Unesco, venue écouter Roberto Alagna (après une interminable farandole de discours et vidéos annonçant l’ouverture de la semaine du son dont il est le parrain), cette foule, qui n’est pas habituée de l’Opéra, à la fin d’Otello, est restée silencieuse. C’est rare, pareil silence,  à ce point charnel, qui laisse le temps de voir comment le visage d’Otello mort s’efface, Alagna reprenant possession du sien jusqu’au sourire. Puis, dans le silence devenu suffocant, une voix d’homme, qui a crié (trop tôt ?) « Bravo ! », a entrainé les ovations.

Lorsqu’un ténor réalise cette transmutation, qui le place au firmament des étoiles, personne ne s’étonne plus que certains, certaines, le suivent au bout du monde et que je cesse de me demander comment je peux encore écrire des pages sur lui.
Les pages de ce soir, les voici, avec quelques photos.

Comme à Hambourg, Roberto Alagna était accompagné au piano par Morgane Fauchois-Prado dont le toucher, sensible et intelligent, s’allie avec une extrême finesse à la voix du ténor.

©Jacqueline Dauxois

Le programme :

– « Ogne pena cchiù spiatata », Lo Frate’nnamurato (en V.O. napolitain, et non traduit en italien : « Ogni pena più spietata », Il Frato Innamorato), Pergolese.

– « Du moment qu’on aime », Zémire et Azor, Grétry .

– « Vainement Pharaon », Joseph en Égypte, Méhul.

– « Adina credimi», L’Elisir d’amore, Donizetti.

– « Kuda, kuda », Eugène Onéguine, Tchaikovsky.

– « Nium mi tema », Otello, Verdi.

– « Paris », La Rondine, Puccini.

– « La lettre à Roxane », Cyrano de Bergerac, Alfano.

-« Non, je ne suis pas un impie », Le dernier jour d’un condamné, David Alagna.

– « La Chanson hindoue », Sadko, Rimski-Korsakov.

– « O sole mio » , di Capua, Mazzuchi.

Inépuisable Alagna, le concert du 10 décembre 2021, salle Gaveau : « Du Théâtre à l’Opéra »(seconde partie et fin)

Après le programme du 10 décembre 2021 dont on a donné le compte rendu, voici ce que fut le concert, superbe surprise en trois parties et non deux.

I

LE CONCERT

PREMIÈRE PARTIE

Dépassant toutes les promesse de son programme, Roberto Alagna a donné hier soir un feu d‘artifice vocal à une salle électrisée par la manière dont il a exalté son programme déjà très ambitieux. Tout a commencé avec l’habituelle beauté de sa voix, jamais le Prologue de « Pagliacci » n’a paru si court et on attendait la suite, toute la suite, « Cyrano » où je revoyais, au Met, son nez postiche posé sur sa table et lui dans les vapeurs de la machine qui humidifie l’air, « Iphigénie » et « Polyeucte » qui vous prenaient au cœur et personne n’attendait plus rien alors, la plénitude était là, il n’y avait place que pour un chant qui vous inondait tout l’être, on se croyait au sommet. C’était la première marche d’un concert fabuleux, déjà l’entracte était là, moment d’étrange flottaison où il faudrait (c’est le vieux rêve irréaliste de Lamartine) que le temps s’arrête pour que le concert ne finisse pas.

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Inépuisable Alagna, le concert du 10 décembre 2021, salle Gaveau : « Du Théâtre à l’Opéra »

Le concert du 10 décembre 2021 salle Gaveau : « DU THÉÂTRE A L’OPERA »

L’ALPHA ET L’OMEGA

Chapitre 1 : l’alpha

« L’ANGE D’HOMME »

Le 10 décembre 2021, c’est dans huit jours.
Je veux et je supplie d’être à Gaveau.
Peut-être je pourrai.
Je le désire tellement au moment où, sur ordre chirurgical, j’annule le concert des duos de Liège du dimanche 5, dans deux jours. Pour Gaveau, pas besoin de deux trains et d’un hôtel : Gaveau, est en bas de chez moi.
Je désire tant y aller parce qu’une fois encore celui qu’un journaliste a appelé « ce diable d’homme », ce qui ne me plaît pas beaucoup d’ailleurs parlant de lui, mais c’est une réalité linguistique que l’expression « cet ange d’homme » a le grand tort de ne pas exister, ce qui me contrarie, à Gaveau donc, Roberto Alagna, cet « ange d’homme », va chanter « si Puo ? » de « Pagliacci » pour la première fois.« Si puo ? » mais c’est un air de Tonio, pas de Canio ! C’est bien pourquoi je ne veux pas le manquer !

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L’Art de Roberto Alagna, concert à Hambourg le 12 novembre 2021

RENCONTRE AVEC l’ANGE DE HAMBOURG

Le nom de la rue, je ne le connais pas, je circule au hasard, je me perds tout le temps, je ne vois ni les boutiques ni les gens, je suis avec les personnages de mes rêves, en ce moment, d’un côté le héros de deux de mes livres qui chante dans deux jours ici un concert au programme prodigieux et ceux de mes nouvelles, à paraître l’année prochaine, et mon éditeur gentiment tempête parce que j’ai demandé encore un peu de temps, juste quelques jours à Hambourg pour finir de finir et après, c’est promis, je lui rends le manuscrit définitif de définitif, je ne fais plus la moindre correction et c’est bon. Ça veut dire que les prochaines corrections patienteront jusqu’aux épreuves, mais là, il ne faut pas trop récrire, sinon ça bisque à la fabrication. Le nom de cette rue, rien de plus facile à trouver, mais je n’y tiens pas du tout. Il ne me sert à rien de le savoir. Ni à moi ni à personne. Entre ces personnages qui m’habitent, réels et imaginaires sur lesquels je n’arrête pas de faire des arrêts sur image, les gens dans la rue, je n’ai pas le temps de les voir, ce sont des ombres, ce n’est pour rien qu’on les appelle des passants Ils glissent, les autres sont en moi à ne plus savoir si ce sont eux qui me vampirisent ou si c’est moi qui les dévore. L’heure, je ne sais quelle heure il était, s’il faisait jour encore ou si les arcades étaient déjà éclairées. Il tombait un petit crachin Hambourgeois, j’avais froid, les cheveux mouillés, le parapluie étant resté à l’abri dans la chambre d’hôtel.

J’allais vite, sans rien voir, j’essayais de me passer Un’aura amorosa dans la tête parce que, pour la première fois, il va chanter Mozart en public (pourquoi ? il l’explique dans son livre : Je ne suis pas le fruit du hasard, mais c’était machinal, ce n’est pas un air pour marcher avec, mais comme j’étais un peu ailleurs ça n’avait pas trop d’importance, et alors, là, à peine entrée sous les colonnes, j’ai senti devant moi, sur ma gauche, quelque chose qui m’attirait. Une attraction douce et suave vers laquelle je ne m’empêchais pas de glisser. Rien de conscient. J’étais sur ma lancée, j’ai continué, sans tourner la tête, mais mon pas s’est réglé sur ce pas non identifié pour rester à peine un peu en arrière, dans ce bien être. Sa voix m’a fait revenir sur terre. Il téléphonait. Nous nous sommes vus à ce moment. Je lui ai dit que c’était à la voix que je l’avais reconnu, d’une certaine manière ce n’est pas faux, mais pas vraiment vrai non plus. Le vraiment vrai est difficile à raconter. De toute manière, c’était si joyeux, si gai, nous n’arrivions pas y croire, ni lui ni moi que nous venions de nous rencontrer pas du tout par hasard, mais par la main de l’ange… Le plus étrange est que, dans une de ces nouvelles que je dois remettre dans deux jours à mon éditeur, Crucifix ou la plume de l’ange avec laquelle se termine le recueil, il y a quelque chose qui ressemble un peu à cette rencontre, sous ces arcades…

UN ÉCLATANT SOLEIL, ROBERTO ALAGNA

Le concert de Hambourg, le 12 novembre 2021

Au cours de ce circuit fabuleux dans lequel Roberto Alagna nous entraîne, de Pergolese et Handel à Wagner et nos jours, il a donné splendeur sur merveille, des pianissimi renversants et sa voix qui semblait un inépuisable ruisseau d’or, de douceur et de suavité tenait les notes jusqu’au vertige et tout son corps n’était plus que cette note, il était comme elle, fragile et puissant, elle était comme lui, transportée par une flamme ardente de passion, à vous chavirer le cœur parce que, venant de lui, elle pénétrait au plus profond de vous et, à travers ses paupières closes, qui le rendaient si recueilli, filtrait une musique transportée au sommet de l’émotion.

Parfois, ses yeux, il les ouvrait sur deux galaxies de lumière et les notes douces s’enflaient sous la puissance ineffable de ce timbre souverain aux couleurs célestes qui chantait l’amour, du deuil au resplendissement, de la marche funèbre à ce qui est presque un badinage – et cet arc-en-ciel d’amour et de mort, de frayeur et de résurrection, d’espoir et de volonté de pardon, d’amour pour un arbre même, tout cela dans quatre langues portée chacune à son plus haut niveau de perfection, comme si ce n’était qu’une seule langue, italien, français, russe et allemand avec une articulation qui éclaire chaque syllabe et là, tout seul, sur cette moquette bleue faite pour manger les sons (mais qui peut manger son chant, à lui qui est musique ?) tout cela joué aussi et faisant apparaitre le mari éploré, l’amant qui va être tué en duel, celui qui meurt assassiné devant celle qui découvre enfin combien, depuis toujours, elle fut aimée, le père qu’on va guillotiner, le frère qui veut pardonner, cette puissance, qui se révélait en douceur, éclate dans le resplendissement, se répercute sur ses traits et dans une gestuelle sans reproche parce qu’elle est sienne, sans pathos ni inutiles gesticulations.

Il est le chant incarné et si son art culmine dans les concerts c’est parce qu’il y est seul, sans entrave, libre entièrement, libre dans ce qu’il aime et ce que nous aimons, et rien ne retranche quoi que ce soit à la splendeur de cette voix ni orchestre ni décors ni costumes ni partenaires, seul un piano intelligent et délicat sert cette voix, qui n’a besoin de rien et qui s’accorde à ces chapelets de notes.

À chaque concert d’Alagna, on attend le chef-d’œuvre, le miracle est qu’il le donne chaque fois parce qu’il se donne à la musique jusqu’au bout de lui, de son corps investi tout entier, brûlant dans cette flamme ardente d’une âme à fleur de cœur. Avec sa voix, il crée le chef d’œuvre et c’est avec elle qu’il a donné son unité à un concert aussi riche en diversités.

Comme son chant, sa beauté de ténor change au cours du concert. À une maturité rayonnante se juxtapose une flottaison de jeunesse et un sourire qui accoste aux rives de l’enfance, tour à tour lisse et doux, tendre et joueur, badineur presque, l’instant d’après, tragique et bouleversant, désespéré et pathétique, il est tout ce qu’il veut – et ce que nous voulons – revêtu par son chant de beauté différentes si bien que lorsqu’il achève son dernier bis avec O sole mio, lui qui n’est que grandeur et poésie, devient à l’évidence le soleil, un éclatant soleil.

©Jacqueline Dauxois