Avec Roberto Alagna, « A Riveder le Stelle », ouverture de La Scala, le 7 décembre 2020

En cette année covid-2020, sinistre pour les arts, la Scala n’a pas renoncé à sa traditonnelle ouverture du 7 décembre. Elle a offert un spectacle sans public d’une exceptionnelle beauté. Davide Livermore y avait mis son génie de la mise en scène, son imagination, sa culture, son amour pour les chanteurs et son goût de la perfection. Il a réussi un pari qui semble impossible impossible : un spectacle complet qui réunissait les plus grands chanteurs, les meilleurs danseurs, des textes littéraires (dont un extrait de« Phèdre »), des entretiens, mené avec brio, où le rythme pas un instant ne faiblit. 

Il a créé pour chaque chanteur, chaque chanteuse un décor nouveau, utilisant des vidéos, de l’eau sur la scène et les éclairages, jouant avec l’espace, tantôt sur le plateau, tantôt sur une scène agrandie couvrant le parterre, inventant pour chaque aria, chaque parole prononcée, une mini mise en scène ou un cadre, explorant la Scala. Dans ce spectacle passionnant, il fait passer son amour pour son art, son intelligence de l’opéra, sa connaissance de la peinture qu’il avait déjà montrée par exemple dans son « Attila » monté dans cette même Scala, pour l’ouverture d’il y a deux ou trois ans.

L’encastrement des séquences conduit vers la fin jusqu’à Roberto Alagna.

Photo du haut : Alagna, minuscule entre le pont et le château Saint-Ange d’où Tosca va se précipiter. L’orchestre joue sur un plancher de bois construit au-dessus des sièges de l’orchestre.
En bas : Son visage en surimpression
.

Dans un spectacle intitulé « A Riveder le stelle », il chante « E Lucevan le stelle ».

Dans un spectacle où, du tragique à l’humour, les images du fond, très souvent, s’animent, Livermore a choisi un plan fixe pour un Alagna, magnifiquement romantique. Rien ne pouvait mieux illustrer le désespoir de Mario aux portes de la mort que cette toile ancienne, où le pont Saint-Ange et le dôme de Saint-Pierre se devinent, silhouettes écrasantes aux couleurs étouffées par le temps, symbole du pouvoir politique qui se fait tyrannie et détruit Cavaradossi.

 Dans la bouche d’Alagna, cet air, souvent crié, revêt une douceur tragique qui, lentement, vous vient déchirer l’âme. Dans un spectacle où tout est beau, lui, il apporte l’ineffable.  

Ineffable pourquoi ?

A cause de ses regards. À cause de la fin. On n’a jamais vu, habité par Roberto Alagna, un Mario pareil. Aux portes de la mort, le désespoir absolu. Le noir complet. Pas un rayon. Il faut voir de quelle manière il double sa voix, qui sans arrêt se brise et se reprend à vous serrer la gorge, avec un geste pathétique, illustrant le texte qu’il porte au cœur de la tragédie.

Le texte :

E Lucevan le stelle,
Ed olezzava la terra
Stridea l’uscio dell’orto
Ed un passo sfiorava la rena.
Entrava ella fragrante,
Mi cadea fra le braccia.


O dolci baci, languide caresse,
Mentr’io fremente le belle forme disciogliea dai veli !
Svani per sempre il sogno mio d’amore.
L’ora è fuggita, e muoio disperato !
E non ho amato mai tanto la vita !

Je l’ai traduit :

Et brillaient les étoiles
Et embaumait la terre
La porte du jardin grinçait
Et un pas glissait sur le sable.
Elle entrait toute parfumée
Et tombait dans mes bras.

O doux baisers, o languides caresses.
Je tremblais découvrant sa beauté !
Il sombre pour jamais mon rêve d’amour.
Le temps à fui, et je meurs désespéré !
Et jamais je n’ai autant aimé la vie !

Il meurt dans une solitude dont on n’a jamais perçu, dans des mises en scènes passées, à quel point elle pouvait être atroce, sous les regard d’une femme enfermée dans son ego, incapable de le comprendre, qui l’a trahi (par faiblesse on la comprend, n’empêche! il fallait s’emparer du couteau bien plus tôt), trop bornée pour comprendre que Scarpia ne fait pas de quartier et s’élever jusqu’à Mario. Elle va le laisser mourir seul, gorgé de paroles illusoires. Il le sait. Alors que fait-il ? Il se penche, ouvrant les mains d’impuissance, il s’incline sur un plan d’eau et l’image est le contraire de celle de Narcisse se complaisant dans sa propre beauté, lui, il cache son visage reflété dans l’eau de ses deux mains. Il ne veut plus rien voir, que sa solitude désespérée en face de la mort.

Ces moments ont une telle force, ce geste est si bouleversant que je lui ai demandé s’il venait de Livermore ou de lui. Je connaissais la réponse, tellement évidente, il a dit : « C’est moi. »

En haut, Mario se penche vers l’eau et lorsqu’il voit son visage reflété (en bas), il le cache, ce qu’il a vu dans l’eau c’est l’effroyable solitude dans laquelle il va mourir.

© Jacqueline Dauxois

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