La Grande déportation des Chiens, roman de Nicolas Saudray

Un roman rejoint par l’actualité.

Même si le roman que Nicolas Saudray consacre à « La Grande déportation des chiens » (éditions Michel de Maule) n’évoquait pas un précédent massacre d’Arméniens, qui pourrait s’empêcher d’évoquer les génocides qui vont lui succéder ? De penser que la solution finale un moment envisagée pour se débarrasser des chiens d’Istanbul fut le banc d’essai pour celles qui frappèrent les hommes tout le long d’un siècle de carnages où périrent des millions et des millions d’êtres humains sur toute la terre ?

Le samedi 24 avril 2021, une semaine avant la sortie du roman en librairie, l’actualité interpelle le sujet, le ministre des Affaires Étrangères du gouvernement turc ayant convoqué l’ambassadeur américain pour protester contre la reconnaissance, par le gouvernement de Joe Biden, du génocide arménien de 1915, au cours duquel un million et demi de chrétiens arméniens ont été exterminés.

Un texte singulier

Depuis Le Maître des fontaines, son premier roman, dont j’avais rendu compte dans le Magazine Littéraire, Nicolas Saudray n’a pas cessé de surprendre ses lecteurs par l’étendue de son érudition, l’élégance de son style et la variété de son inspiration. La Grande déportation des chiens confirme son originalité. L’histoire des chiens d’Istanbul est peu connue, mais elle est authentique. En 1910, le parti des Jeunes Turcs a décidé de débarrasser la ville des chiens errants, si nombreux, qui aboyaient la nuit et polluaient la chaussée ainsi qu’en témoigne Pierre Loti, mais qui débarrassaient les rues des ordures ménagères et faisaient partie du paysage des vieux quartiers.

– Nicolas Saudray, comment avez-vous découvert l’histoire de cette déportation ?

– Ma grand-mère a vécu deux ans à Constantinople, où elle avait suivi son mari officier et où l’un de ses enfants a vu le jour. Elle m’en parlait souvent. L’histoire des chiens s’est passée dix ans avant son séjour et je ne suis pas certain qu’elle en ait eu connaissance, mais j’ai redécouvert l’histoire en préparant un de mes voyages pour écrire Le Maître des Fontaines.

– Nous connaissons la passion pour l’histoire de l’auteur de Nous les dieux, essai sur le sens de l’histoire (Michel de Maule, 2015, 921 pages ), mais vous ne vous contentez pas d’études livresques, vous avez exploré la ville vous-même et la connaissez bien.

– J’y suis allé quatre fois, sans idée préconçue.

 Quel a été le déclencheur de l’écriture?

– Le sentiment qu’on ne pouvait pas laisser cette épopée tragique tomber définitivement dans l’oubli.

La déportation de l’espèce canine, perpétrée quinze ans après un massacre de deux cents mille Arméniens par les Kurdes encouragés par le sultan Rouge, prélude à celles qui vont suivre : déportations des Arméniens et des juifs. L’analogie des réactions du peuple chien avec les peuples humains devant la menace qui monte, grandit et se concrétise donne froid dans le dos d’autant que l’histoire commence on ne peut mieux pour le chien Kitmir tiré de la rue par un lettré, le hodja Murat effendi, qui lui dispense son enseignement. L’homme étant turc, on ne s’étonnera pas qu’il connaisse mieux la légende des Sept Dormants, à laquelle Kitmir doit son nom, que celle du prêtre caché jusqu’à la fin des temps par les anges dans la muraille de Sainte-Sophie pour éviter la profanation du Corps et du Sang du Christ par les conquérants mahométans. Aussi intelligent que le fils du hodja est stupide, Kitmir sait compter, lire, écrire dans la mesure où ses pattes le permettent, il déplore de ne pouvoir taper à la machine ni parler, sinon avec le regard en tête à tête d’homme à chien car il a appris plusieurs langues. Excitant sa curiosité, son maître lui fait visiter la citerne souterraine, et le chien se débrouille pour assister, en passager clandestin, à une séance du tribunal. Il est capable de discuter avec un banquier et sa femme, avec Pierre Loti lui-même pour lequel il éprouve une grande admiration mais dont l’intervention tardive reste sans effets sur la déportation dont les épisodes cruels se succèdent.

Cette cruauté est latente dès la première partie du récit qui se veut paisible, entre apprentissage et histoires d’amour canin. On la trouve dans la méchanceté des bandes à quatre pattes qui gardent les deux entrées du pont de Galata, dans la férocité du dressage pour les courses de natation disputées par les chiens où les paris vont bon train, dans les échos de la politique internationale où les tensions entre les États sont incessantes, dans les incendies qui ravagent des quartiers de la ville de bois. En cette atmosphère qui se trouble au fil des pages, monte une menace, imprécise d’abord. Kitmir, qui s’inquiète avant les autres à la lecture des journaux, ne peut pas croire à la trahison qui se prépare. Il aime son pays, veut le servir au mieux ; et comme tous les persécutés ou ceux qui vont l’être, il veut croire qu’il est gouverné pour le meilleur, protégé par les lois, écrites ou non, que les changements de régime en Turquie n’affecteront pas son sort, que la destinée des grandes puissances s’accomplit dans un autre monde. Lorsqu’il lit dans la presse l’édit qui condamne les membres de son espèce, il tente de les rassembler tous pour prendre une décision commune. Il espère même impliquer les deux bandes féroces du pont de Galata. Hélas, la seule assemblée dont il obtient la réunion ne décide rien.

Alors, il se démène avec ses amis hommes, tout seul, il cherche des appuis. En vain. Sa démarche auprès d’un marchand d’armes et d’un médecin qui prépare la solution finale de gazage des bêtes (qui ne sera pas retenue cette  fois) échoue. Ces deux hommes sont pourtant d’un abord courtois et sympathique, il ne leur manque que de jouer du piano pour que la ressemblance soit complète entre ces persécuteurs de bêtes et les exterminateurs d’Auschwitz.

– L’histoire en elle-même est singulière, mais vous ajoutez un élément très fort : le narrateur est un chien, certes pas un vulgaire chien des rues, mais un chien logé, intelligent, savant, lettré que deux personnages importants du roman considèrent comme leur fils, néanmoins un chien, d’où vous est venu cette idée ?

– Depuis ma tendre enfance je suis un admirateur des Mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur.

– Est-ce qu’il vous a été facile d’entrer dans la peau d’un chien ?

– Je n’ai éprouvé aucune difficulté. Le chien est moins différent des hommes qu’on ne le dit. Je pense que je pourrais entrer dans la peau ou sous le plumes d’un autre animal. Je me verrais bien raconter les voyages d’une cigogne.

Kitmir, héros du livre et narrateur, aurait pu sauver sa vie. Il l’a tenté, pour lui et pour son amoureuse à quatre pattes. Du moins a-t-il fini exécuté proprement et non pas dévoré par ses congénères abandonnés dans une île et mourants de faim.

Au-delà d’une histoire, aussi insolite que dramatique, qu’on lit d’un trait (le cœur serré, ses chiens étant tellement humains) comme un prélude aux déportations à venir, l’auteur nous invite à la passionnante découverte d’une Istanbul, foisonnante et cosmopolite, au centre des enjeux qui ébranlent le monde du début du XIXème siècle avant de déboucher sur les tragédies qui vont l’ensanglanter.

Jacqueline Dauxois

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