Festival de Saint-Denis ALAGNA le concert du 10 juin 2021

L’absolu

L’émotion, quand il chante, est toujours là. Mais telle qu’elle s’empara de nous, le soir du 10 juin 2021, dans la basilique cathédrale de Saint-Denis, et telle qu’elle nous avait empoignés deux jours plus tôt pendant les répétitions, si profonde, passionnée, absolue, même avec lui nous ne l’avions jamais connue.

La voix, qui resplendit dans toute sa puissance, sa force émotionnelle et son incomparable beauté stylistique à l’instant où il ouvre la bouche, porte les chants sacrés du « Pietà Signore » au Notre-Père dans une ferveur qui sans arrêt culmine. Les spectateurs sont transportés  jusqu’à la révélation de cette nuit sacrée, ce « Lohengrin » que Roberto Alagna chante devant un public pour la première fois, dont il inscrit la beauté dans chaque nervure des piliers, chaque acanthe des chapiteaux, chaque éclat de lumière des vitraux Le chevalier au Cygne est là, dans toute sa splendeur entre légende, christianisme et révélation sacrée.

Le concert

Il ressemble toujours à ce qu’il veut donner. Ce soir, il monte sur la scène habillé de noir, un liseré pourpre émergeant de la poche, au combe de l’élégance pour un concert parfait. Depuis deux jours, on savait que ce retour était miraculeux. La répétition piano dans le couloir des loges, où il a chanté avec un masque, et celle dans la cathédrale où il l’enlevait le temps de chanter, bouleversaient jusqu’aux tréfonds de l’âme, personne n’osait bouger, parler, et moins encore lui parler. Les coulisses n’avaient plus de réalité, il chantait Monsalvat et nous étions à Monsalvat, un lieu hors de l’espace tangible, au caractère évidemment sacré, et sa voix transformait le décor ordinaire et ceux qui s’y tenaient.

Dans la cathédrale basilique, devant le ténor revenu, revenu seul, comme on le voulait, avec l’excellent David Guimènez à la tête de l’orchestre d’Île de France, le public très ému s’est immédiatement abandonné au bonheur de la délivrance dans cette nuit où Roberto Alagna rallumait en chacun une flamme étouffée. Dans dix ans, il sera évident que ce concert de chants sacrés où le ténor, porté par les ombres des souverains qui ont fait la France, nous a fait vivre avec lui le retour à la vie, marque une date aussi déterminante que sa Marseillaise sur les Champs-Élysées.

Lohengrin, la révélation

Le programme le laissait deviner, la révélation, cette nuit, c’est « Lohengrin » qu’il incarne avec une splendeur incomparable dans un décor fait pour lui.

La merveille de sa voix déploie ses couleurs de vitrail, la puissance de sa voix s’élève avec la force sereine des piliers séculaires qui soutiennent la voûte, l’élévation de sa voix monte jusqu’aux croisées d’ogive dans un élan qui change en suavité les rugosités germaniques avec la même facilité que le sauveur d’Elsa défait le diabolique enchantement qui emprisonnait sous l’apparence d‘un cygne l’enfant héritier du Brabant.

Alagna a enserré les trois airs de « Lohengrin » entre la prière de Rodrigue et le second « Ave Maria » auquel succède le « Notre Père » a cappella qui clôt le concert, c’est ainsi il replace dans le droit fil de la pensée chrétienne un opéra qui s’en écarte quelque peu.

Le premier «  Mein Lieber Schwann »

Wagner, dans Lohengrin, introduit la légende et les traditions archaïques d’avant le christianisme, il mélange les sorcières et les fées, les enchantements avec les miracles où le sang du Christ devient la source d’une inspiration pas toujours … catholique. Dans cet univers de symboles, certains sont si forts qu’on ne comprend pas l’histoire si on en reste à l’idée que le cygne n’est qu’un nautonier. Il est, comme Lohengrin, mais à un autre titre, un messager, c’est-à-dire un ange (il en existe de toutes sortes), un intermédiaire entre deux univers. Lohengrin l’appelle « mein lieber Schwan » que traduit platement « mon cher cygne » alors que mon cygne bien-aimé suffirait à peine, car il n’est qu’en apparence un palmipède enchanté, il est le messager du messager. Alagna le fait savoir dès ses premier mots par la tonalité qu’il donne à son phrasé, la musicalité ardente et retenue de son expression vocale qui est celle de l’amour transfiguré. Alors, tout l’opéra s’explique et surtout les adieux qui n’auraient pas de sens si le cygne n’était qu’un cygne. Lohengrin aime davantage le cygne qu’Elsa, car ce qu’il aime en lui, c’est l’ange céleste qui ne trahira jamais sa mission, alors que son amour pour Elsa, dès l’acte I, lui inspire de l’inquiétude. Il l’aime mais quelque chose en lui pressent qu’il se trompe en l’aimant. Lui, le héros venu du monde des merveilles, voudrait qu’elle le rassure tout en sachant qu’elle en est incapable. Il  lui a sauvé la vie et l’honneur en risquant les siens pour elle, la parjure traitresse. Selon les lois du temps, il l’a conquise. Il l’aime sans la croire capable d’aimer et, malgré tout, s’embourbe jusqu’au mariage. La merveilleuse Elsa de leurs premiers regard, se change aussitôt en mégère stupide, corrompue par son ennemie de toujours, qui cherche à arracher le secret dont elle a juré de ne pas s’approcher. Elsa n’était finalement qu’un vampire, elle s’est servie de Lohengrin, l’oblige à repartir et prive son pays de son défenseur.

In Fermen Land

Après le premier « mein lieber Schwan » (la suite de l’histoire, c’est la découverte des traitres qui ont voulu perdre Elsa et le duo d’amour et de trahison) on arrive à la fin avec les sept strophes de « In Fermen Land » immédiatement suivies du second «  Mein Lieber Schwann ». 

Le poème » In Fermen Land » évoque le monde d’où vient et où retourne Lohengrin, celui de l’amour véritable, l’amour divin. Le Graal, le vase qui a contenu le sang du Christ recueilli par les anges, réside  au château de Monsalvat sous la garde des chevaliers. Les différentes versions des Romans de la Table Ronde présentent de nombreuses variantes, mais ce qu’écrit Wagner du « vase béni, miraculeux/ Que l’on garde comme la chose la plus sacrée » correspond au fond commun. Lohengrin, à mesure qu’il parle de ce pays, se transfigure, toujours sur terre, il est déjà parti. En quelques mots, il donne la clef de son être : « de son chevalier (celui du Graal) vous ne devez douter, /Si vous l’identifiez, il devra vous quitter. » L’univers légendaire rejoint la plus profonde inspiration biblique, Moïse ne peut pas voir Dieu qu’on ne peut pas nommer, seul le grand prêtre, une fois par an, pénètre dans le sanctuaire et prononce le tétragramme sacré. On n’identifie pas Dieu : « Je suis celui qui est ». Ni ses chevaliers. Quant au thème du doute, il rejoint l’inspiration chrétienne la plus profonde. Thomas a réclamé la preuve de la Résurrection et le Christ lui a fait toucher les blessures de son côté, mais il est dit : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu »(Jn,20/24-29). Le doute a conduit Elsa à trahir son sauveur. Lohengrin est venu pour que « la nuit de la mort s’efface ». Comme le Christ, « les siens ne l’ont pas reconnu ».

Le second « Mein Lieber Schwann »

Dans ce contexte, les adieux de Lohengrin s’adressent à peine à Elsa. Il la nomme : « Adieu ! Adieu ! Adieu, ma douce femme », alors que tout le monde sait, lui le premier, qu’elle n’est pas douce, mais lâche et bête, qu’elle s’est servie de lui, a profité de ses pouvoirs célestes sans hésiter à le trahir. Ce sont des adieux de politesse adressés à une autre, qui serait « douce », car Elsa n’existe déjà plus pour lui. Muet en face d’une femme qui ne lui inspire plus rien, à qui il n’adresse aucun reproche, ses vrais adieux sont ceux avec le cygne bien aimé. Il va lui rendre son apparence et désigne les objets qu’il lègue à l’héritier, l’anneau : « Grâce à l’anneau, il pensera à moi ». Lohengrin ne veut pas que la terre l’oublie, mais ce n’est pas à Elsa qu’il demande de se souvenir de celui qui « jadis te libéra de la honte et de la peine », c’est à l’enfant cygne redevenu l’héritier.

Wagner dérive loin du monde chrétien mais utilise des légendes sacrées qui s’y enracinent, Alagna ramène Lohengrin dans la direction qu’il veut donner à son concert, enserrant les trois airs entre la prière de Rodrigue, totalement chrétienne et les deux chants chrétiens les plus sacrés, l’Ave Maria et Le Notre Père qu’il a composé et chante a capella.

La jauge réduite, en ce premier jour où les concert étaient autorisés, donnait la chance de n’être pas entassés, de voir sans se contorsionner ni maudire les rangs devant, elle a donc accru au lieu de diminuer l’enthousiasme explosif des spectateurs qui éclatait chaque fois que le ténor reprenait son souffle entre deux airs et qui s’est déchainé à la fin dans un cœur à cœur passionné où le public debout criait en plusieurs langues le bonheur de la renaissance et la reconnaissance pour celui qui venait de la leur apporter.

En deux heures de chant parfait, Roberto Alagna a fait dissoudre 15 mois de tourmente, il a effacé la souffrance de ceux qui ont souffert, et rendu la vie à l’espoir. Le bonheur explosait autour de lui, pour lui. Mais Celui qui lui a rendu cette force splendide à lui, est Celui qu’il est venu prier ici avec son chant.

© Jacqueline Dauxois

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