Arena di Verona, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, Pagliacci


ENTRACTE

C’était la nuit du 31 juillet 2021, c’était Vérone et c’était l’Arena, l’entracte, le temps suspendu dans l’un des plus beaux théâtres en plein air, entre « Cavalleria » et  « Pagliacci », le public attendait le retour du couple de chanteurs le plus séduisant de sa génération sous un  ciel qui, enfin, après une semaine à menacer de trombes, allumait là-haut de petits lampions clignotants.

Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna, Santuzza et Turridu, venaient de se déchirer jusqu’à la trahison et la mort, laissant les spectateurs dans une béance de beauté et de stupeur avec l’image d’un Turridu courant vers son assassin caché dans les coulisses d’où il avait, lui, chanté la Sicilienne et on savait déjà, à l’attitude du public, où dominait avec l’attente, l’admiration et le respect, que la beauté de cette nuit unique n’était pas encore achevée. On attendait « Pagliacci. ».

Depuis que  le Metropolitan les a programmés le même soir en 1895, on sait qu’après l’entracte de Cav/Pag, on quitte la Sicile de Mascagni pour la Calabre de Leoncavallo, les chevaliers rustiques pour les personnages de la Commedia dell’Arte.  

A Vérone, on ne craint pas les délires de metteurs en scène d’avant ou d’arrière garde. Les choix de Michele Olcese, classicisme rigoureux pour une « Cavalleria »  en noir et blanc et explosion des formes et des couleurs de l’univers fellinien sous le signe duquel il a placé « Pagliacci », créent un contraste captivant. Pour trouver l’idée d’une transposition, qui remplace les paysans calabrais (le public de Canio) par des personnages tirés des films de Fellini, il fallait probablement avoir à penser les deux œuvres à la fois. Dans ces décors et costumes qui comblaient le regard, entraînés par la baguette enthousiaste et sensible de Marco Armiliano, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, entourés de partenaires de très haut niveau, Elena Zilio, Mamma Lucia dans « Cavalleria » ; Ambrogio Maestri,  Alfio dans « Cavalleria » et Tonio dans « Pagliacci » et Mario Cassi, Silvio, dans « Pagliacci », ont été tels qu’on les connaît, tels qu’on les espérait, dépassant nos attentes.

CAV/PAG D’UN OPÉRA A L’AUTRE

À la dernière image de « Cavalleria », Tuddidu s’en allait en courant ; aux premières images de « Pagliacci », l’auto de Canio n’a pas démarré, personne ne l’a remarqué ou alors on a pu croire à un choix de la mise en scène, car Alagna chantait et comme aucun obstacle, aucun incident ne le démonte, lui que jamais on n’a vu n’être pas inspiré, il a donné son «  itene al diavolo» et, lorsqu’il a affirmé à travers l’air déjà inquiétant dans lequel le comédien revendique le droit d’exister, lui, ailleurs et autrement qu’à travers son personnage : «  il teatro e la vita non son la stessa cosa », ces mots, pour n’être pas encore une menace, vont peser sur tout ce que fait Nedda désormais.

LES MÉTAMORPHOSES D’ALEKSANDRA KURZAK

On a quitté Aleksandra Kurzak en Santuzza, austère Sicilienne dans son vêtement noir et son châle de dentelle, dont l’apparence réservée cachait le feu de sentiments extrêmes, on hésite à la reconnaître dans la starlette hollywoodienne ultra sexy, aux lunettes extravagantes, qui apparaît au milieu d’une foule de personnages tirés des films de Fellini, qui vont figurer les spectateurs de la Commedia dell’Arte d’un opéra fascinant où l’histoire est mise en abyme et en contient une autre.

Cette brune Anita Ekberg, c’est elle pourtant, Nedda, Aleksandra Kurzak.

D’un opéra à l’autre, comme comédienne et chanteuse, elle se transforme de manière si radicale et son exploit est à ce point réussi dans deux rôles qui lui permettent de déployer un large éventail de possibilités scéniques et vocales, qu’on a le sentiment que tout en elle est changé jusqu’à son timbre et à sa tessiture.
Cette Nedda si évidemment peu farouche, et plus audacieusement dévêtue que Colombine, rend moins antipathiques et plus crédibles les avances de Tonio.

Dans son envol d’oiseau vers une liberté dont elle se sent privée, alors que sa voix se fait chatoiement d’espoir, d’illusion, de bonheur, Aleksandra Kurzak est chaque fois au sommet et, ce soir à l’Arena, son amour pour un Silvio qui tire le rôle de l’insignifiance permet au duo d’amour d’exister vraiment sans que personne se demande par quelle légèreté elle préfère un inconsistant à Canio.

RIDI PAGLIACCI

Vient alors le moment pour lequel se déplacent les foules, le « Recitar… Ridi Pagliacci ».

Aucun chanteur au monde ne peut égaler Roberto Alagna dans cet aria où la suave intensité de son timbre et l’authenticité dramatique de son jeu d’acteur transportent le public. On le dit chaque fois et c’est vrai chaque fois. À Vérone, dans l’Arena, c’était vrai un peu plus que d’habitude, car tout, autour de lui, était juste et il était, dans une plénitude radieuse, le cœur battant d’une nuit magique à l’idéale splendeur.

 Les larmes coulent des yeux les plus coriaces devant le désespoir de celui qui doit se costumer et s’enfariner le visage pour faire rire son public de son malheur et de son désespoir. Le Canio de Roberto Alagna, remporte un triomphe.
La musique n’a pas fini de résonner, que l’Arena trépigne, hurlant et réclamant un bis. D’autres, par chance très rares sinon comment saurait-il combien il est aimé et admiré ? cloués sur place, le regardent en silence de leurs yeux en fontaines, incapables même de murmurer ce nom que leurs voisins hurlent à pleins poumons. Ce sont les mêmes qui n’arrivent pas à le comparer à quiconque. Il est Roberto Alagna. Aucun autre nom ne leur vient. Ils connaissent ceux qui l’ont précédé dans ce rôle, mais sont incapables de comparer, pas même à un géant du passé, celui qui est le géant d’aujourd’hui, l’Incomparable de notre temps.

« LA COMEDIA E FINITA »

Dans son costume de Paillasse, Canio s’approche en coulisses (les coulisses de son théâtre) de la scène où il va retrouver, auprès de Colombine et Arlequin, son rôle de mari trompé ridicule qui se fait bâtonner pour amuser le public. Les mots qu’il entend le terrassent, ce sont les mêmes, « le stesse parole », que dans la vie, il doit entrer sur scène, il ne peut pas, s’encourage : « coraggio », la rejoint pour le duo qui conduit à la mort.  De toutes ses forces, Colombine essaie de faire reprendre à Canio son rôle de comédien, ca qui seul pourrait la sauver puisque les spectateurs croient toujours que Canio joue son rôle lorsqu’il proclame le contraire (ce qui fait partie du rôle, mais il ne joue plus, il vit et va tuer pour de vrai).

Nedda le sait, la peur de Colombine, c’est la sienne, chaque rupture de ton dans son chant trahit cette frayeur, elle seule sait ce que les spectateurs, y compris Silvio, comprendront trop tard pour la sauver, le vrai sens de : « Pagliacci non son’ ». Menacée par son mari fou de douleur, elle préfère mourir que livrer son amant. Devenu tueur par désespoir d’amour, comme Otello et poussé lui aussi par un Satan familier, Canio effondré sur le tambour des répétitions, prononce les derniers mots : « la Comedia è finita ».

De tous les Pagliacci de Roberto Alagna, l’un des plus grands Canio de l’histoire de l’opéra, celui de l’Arena de Vérone va rester comme l’un des plus somptueux. Quant au couple qu’il forme avec Aleksandra Kurzak, s’il n’a rien a prouver depuis longtemps déjà, il s’affirme encore une fois comme l’un des plus brillants de la scène lyrique contemporaine.   

©Jacqueline Dauxois

Une réflexion sur “Arena di Verona, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, Pagliacci

  1. On n’a pas entendu le Ridi Paggliacci de Vérone ‘Et on croit ce qu’en dit Jacqueline.
    Celui d’Orange nous avait déjà semblé indépassable en émotion … Il est bien de rappeler
    qu’il y a des airs qui restent des phares pour les chanteurs.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *