Arena di Verone, splendeur d’Alagna, le second Cav/Pag du 14 août 2021

LE RETOUR À VÉRONE

Le 13 août

Hasard ou providence

Les uns diront hasard, les autres providence devant l’enchaînement de petits faits inattendus, qui, ajoutés les uns aux autres, ramène aujourd’hui Roberto Alagna à Vérone pour remplacer un ténor qui s’est décommandé. Demain soir, il sera Turridu et Canio, comme le 31 juillet, mais Aleksandra Kurzak qui s’est envolée pour Cracovie où elle chante le 15 août un concert en mémoire de saint Jean-Paul II, ne sera pas sa Santuzza et sa Nedda.

Il n’aura donc pas le 14, sa partenaire principale, Aleksandra Kurzak, d’autres interprètes aussi seront différents, remplacés au dernier moment par des remplaçants de remplaçants. En fait la veille, sauf avec le baryton Ambrogio Maestri (compar’Alfio et Tonio) il ne sait pas avec qui il va chanter quoi.

Dans ces cas-là, la critique salue son professionnalisme, qu’est-ce que cela veut dire exactement ? qu’il est dans l’exploit, pas forcément tout le temps, mais très souvent ? Oui, mais encore ? Concrètement ?

Concrètement, pour la représentation du 31 juillet, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak n’ont pas répété à l’Arena, mais dans un petit studio de la Philharmonie qui tiendrait dix ou vingt fois sur la scène de l’Arena et dans un hangar gigantesque, tout béton, loin du centre où, au contraire du studio, rien ne délimitait l’espace. Le piano semblait minuscule, près d’un des tambours qu’on retrouve sur scène à la fin de Pagliacci, il y avait un second accessoire posé sur une chaise : un cœur rouge au bout d’un bâton, l’air abandonné tant que la répétition n’a pas commencé, un balai dont on ne savait s’il était un accessoire ou… un balai… et j’oublie, parce qu’il est de l’autre côté de la « scène » sur laquelle personne ne marche, sauf les artistes, le révolver dont Nedda menace Tonio.

Autrement dit, le soir du 31 juillet, les solistes se sont débrouillés pour être parfaits sans une répétition dans l’espace réel où ils vont se produire, cette scène de l’Arena où Roberto chante pour la première fois (il était d’habitude à Orange à ces dates), et sans une répétition avec l’orchestre. Ils ont dû se débrouiller dans un décor inconnu, un jeu de scène et tout semblait si parfait qu’on aurait pu croire qu’ils rodaient le spectacle depuis trois semaines. Mais Roberto Alagna dit que c’est un miracle chaque fois, quand tout se passe bien.

Le 14 août

Ce soir, quinze jours après, alors que la canicule est tombée sur Vérone, Roberto Alagna va donner son Cav/Pag sans aucune répétition. Il se croyait en vacances depuis quinze jours. Il est heureux de revenir, de retrouver ses personnages. Inquiet aussi, comme avant chaque représentation, sûrement cette fois un peu plus quand on sait à quel point il travaille, aime travailler, refuse de se répéter, de rester sur l’acquis du passé, même lorsqu’il est d’ans l’urgence comme aujourd’hui. Les inconnus disent : « Ah, mais son Paillasse, il le connaît ». Bien sûr, il le connaît. Et alors ? Il le travaille chaque fois qu’il l’incarne, il aime travailler, ne se croit jamais assez parfait, s’angoisse pour une seule note qui n’était pas comme il la voulait. 

 
La veille, en voiture, les écouteurs dans les oreilles, il n’a pas cessé de répéter, tout seul, il a revu un enregistrement du Cav/Pag du 31 juillet et on peut imaginer que tout ce qu’il fera d’ici la représentation, ce sera à l’ombre de Turridu et de Canio, qu’ils seront là, tous les deux en filigrane, même s’il sourit à Aleksandra au téléphone, lui chante des chansons, semble content comme un enfant, il y a l’autre en lui aux aguets avec ses deux héros – Aleksandra le sait puisqu’ils ont en commun, entre autre, ce métier où on ne resplendit pas comme eux sans franchir constamment des obstacles tels que le public n’en a aucune idée.

Et peut-être faut-il n’en pas parler et laisser croire que les merveilles qu’ils produisent sur scène (on ne dit pas pour rien qu’un artiste « se produit », il ne produit pas quelque chose, c’est lui le produit, lui qui se donne) ne sont que le résultat de leurs dons exceptionnels et de leur facilité ?

Ne jamais parler de leur travail, de leurs inquiétudes, de leur peine, de leurs larmes parfois, peut-être ? Mais pour quelle raison faudrait-il tenir secrètes les « servitudes et grandeurs » des métiers d’artistes ?

Il faudrait ignorer la solitude des mieux entourés, lorsqu’enfermés dans leur chambre pour travailler, se concentrer, la nuit ils ne dorment pas, ne peuvent pas parce que le sommeil se refuse et quand il vient enfin, c’est trop tard, les autres sont levés depuis longtemps, le monde a repris son ronron, il leur faut le rejoindre, plus ou moins, car ils existent en dehors de lui mais aussi à l’intérieur du monde qui les réclame et exige d’eux leur présence, pas seulement sur scène, dans des bureaux, des restaurants, des maisons.

Le 15 août, 4 heures du matin

Puisqu’Alagna était le merveilleux imprévu de cette nuit, le public était moins nombreux que le 31 juillet, moins  élégant, plus ignorant.

Le triomphe fut aussi ardent.

Le spectacle a été inégalable. Aussi beau et différent.

Parenthèse

Comment il a pu chanter avec cette canicule implacable, habillé, pour Turridu d’une lourde chemise (très belle), d’un gilet, d’une veste et, pour Canio, d’abord avec un pull et un gilet par-dessus ensuite dans un costume superbe parfait pour affronter la Sibérie, taillé dans un tissu lourd, épais, entièrement rebrodé, qui le piquait à travers la doublure de taffetas ? Mais les gens qui inventent les costumes des chanteurs sont-ils totalement indifférents à ceux qui vont les porter ? Les températures de Vérone en été, tout le monde les connaît. Le costume de Pagliacci était bon pour l’hiver avec ses magnifiques broderies sur fond noir, il est évident qu’on peut réaliser l’équivalent, tout aussi beau, version été. Léger peut-être pas, mais au moins lui épargner cette cuirasse dans laquelle il cuisait pendant que le public, derrière des éventails (qui gênent les voisins pendant la représentation mais ne cessent pas de gigoter) ne portait presque rien.

Pour la petite histoire : avant d’endosser la grande veste de clown du dernier acte, il avait un gilet brodé, différent aux deux représentations. Pourquoi différent ? La première fois, dans les coulisses, on avait oublié de le lui donner. Ce qui, comme il le dit, n’a aucune importance parce qu’on ne comprend pas très bien comment il irait se changer de gilet dans un bar.

La splendeur d’Alagna

Turridu…

 On ne devrait plus s’étonner de découvrir et de redécouvrir la splendeur d’Alagna, puisqu’on sait ce qu’il est capable de faire, mais cette fois encore on reste cloué devant le renouvellement dont il est capable, à quinze jours d’intervalle, sur des personnages qu’il incarne depuis sa première jeunesse.

Son Turridu et son Canio n’étaient pas les mêmes.

Turridu, presqu’amer ce soir parfois, plus anxieux encore qu’en juillet, lorsqu’il se retourne en haut de l’escalier pour regarder Santuzza avant de sortir et surtout plus indifférent à sa propre mort, qu’il rend lui-même davantage inéluctable par un détachement hautain, lointain, qu’il n’avait pas quinze jours auparavant. Le même air, qu’il chante à Alfio, où il reconnaît ses torts mais lui dit que, sans lui Santuzza sera abandonnée, le même forcément, dérive et, dérivant, il est tout aussi juste. En juillet, on sentait dans les inflexions de lumière du chant le désir de vivre de Turridu, on le sentait, non pas avec certitude, mais en sous-impression, vainqueur de cet Alfio qu’il allait combattre, à la loyale croyait-il.

En août, cette aspiration à la vie est moins frémissante, il y a dans ce même chant comme un pressentiment, une ombre voile le soleil des notes, c’est une inflexion dans le timbre d’Alagna, à peine perceptible, qui en incline les rayons et c’est tellement extraordinaire, parce qu’à peine dévoilé, sinon la surprise de l’assassinat serait détruite. Alagna continue avec Mamma Lucia sur ce pressentiment funeste, qui ne lui venait dans la version de juillet qu’avec elle, lorsqu’il lui demande de le bénir comme lorsqu’il partait pour l’armée. En juillet, le basculement de Turridu de l’espoir au doute et à la certitude qu’il n’y avait plus à espérer se faisait là, dans les bras de sa mère.

Ce qui stupéfie, c’est la justesse de ces deux approches, l’infime différence entre elles – pas si infime car il s’agit du cœur de Turridu que fait battre Alagna pour nous.

C’est tout ce qui rend le travail de Roberto Alagna passionnant, puisque c’est une expérience que l’on vit avec ses personnages, qui appartient à l’instant et que les mots, il faut les chercher après, s’ils consentent à se laisser prendre avec un clavier sur une page. C’est ce qui explique pourquoi, depuis trente ans, on peut assister à son Cav/Pag sans se lasser. Impossible de se lasser de personnages dans lesquels il met son cœur battant et fait couler un sang vivant.

… et Canio

Plus abrupt encore est le changement de Canio, toujours émouvant, bouleversant, tirant les larmes du spectateur mais qui contient ce soir une nouvelle férocité, une cruauté inconnue deux semaines plus tôt, qu’on découvre dans les gestes qui perdent peu à peu la grâce de leur liant, si évidente à son entrée, et pendant tout l’air «  a 23 ore », qui s’estompe pendant « il teatro e la vita non son la stessa cosa », laissant deviner, derrière le bagout du bateleur, un autre Canio qui pourrait bien surprendre le public de « Pagliacci ». À ce moment, les gestes n’ont pas changé encore, Canio reste le directeur du cirque séduisant son public, ce sont ses regards qui dérivent et passent d’un univers à l’autre, de celui des planches à celui de la vie.

Le changement complet a lieu lorsque Tonio dénonce Nedda et Silvio et les lui montre (comme on s’approche de Iago qui faisait imaginer à Otello un adultère que Tonio montre à Canio !). Là, brusquement, alors qu’il n’a pas encore bondi, qu’il ne veut pas croire à ce qu’il a sous les yeux : la trahison de Nedda, le regard de Canio bascule, le personnage n’existe plus en lui. À demi caché par Tonio, alors qu’il ne bouge pas, il y a comme un retrait violent de son corps, qui semble quitter brusquement une carapace d’illusion ou d’artifice, en même temps que son regard bascule. C’est à ce moment que Paillasse, en Canio, n’existe plus. Il va tuer. Dans la version de juillet, la transformation était plus progressive. Roberto Alagna laissait le temps au tueur de s’installer, là, elle est radicale, et comme pour Turridu, son interprétation de Canio est aussi juste et vraie en juillet qu’en août. Le fleuve fait une autre boucle et se jette à la mer tout pareil.

Nedda, lorsqu’elle joue le rôle de Colombine, espère détourner le cours de la mort.
Elle sait que son amant ne bougera pas pour la sauver. Égoïste et bête (il le lui a prouvé quand elle a essayé de lui parler), il ne comprend rien, elle n’a qu’une chance de vivre, c’est de ramener Canio à son rôle. Mais depuis qu’il lui a crié qu’elle n’a rien compris, elle a compris. Il veut sa mort. Canio ne cherche plus à cacher que son personnage de Pagliaccio n’existe plus et que, sous son costume et son grimage, il n’y a que Canio, un tueur désormais.

Dans son costume bouillant, sous le maquillage qui le rend (presque) méconnaissable, la souffrance de Canio s’exprime avec une force incontrôlée, incontrôlable (parfaitement contrôlée par Roberto Alagna qui illustre génialement l’un des paradoxes du comédien). Le regard du clown est le regard du Désespoir de l’Homme. Les gestes du clown deviennent saccadés et brusques. Nouveau paradoxe, derrière ce maquillage qui le transforme, avec cette gestuelle qui, si Alagna la poussait un peu plus loin pourrait devenir celle d’une marionnette, au lieu de déshumaniser son personnage, comme ce serait normal, Alagna conduit le public à l’effet contraire : jamais Canio n’a été davantage humain que sous ces masques.

À quinze jours d’intervalle, les deux interprétations de deux personnages bouleversants par Roberto Alagna sont d’une perfection inégalable, même par lui, si bien qu’il est impossible de faire un choix entre les deux.

Un miracle s’est reproduit en se renouvelant, laissant le spectateur ébahi.

La nuit de juillet, le Turridu et le Canio de Roberto Alagna laissaient derrière eux un sillage de tragique émerveillement.

La nuit d’août stupéfie par une féroce et cruelle beauté.

© Jacqueline Dauxois

Une réflexion sur “Arena di Verone, splendeur d’Alagna, le second Cav/Pag du 14 août 2021

  1. Que dire de la description par Jacqueline de ce spectacle inattendu du 14 août à
    Vérone ? On sait que Roberto Alagna a tous les dons d’un grand ténor ,d’un grand comédien . Qu’il est capable de s’adapter à toutes les situations . L’entendre si bien dire une nouvelle fois avec autant d’admiration par l’auteure des « 4 Saisons »avec R. Alagna » ne nous étonne plus.
    Nous, aurions-nous vu toutes les nuances entre les 2 spectacles …?

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