Inépuisable Alagna, le concert du 10 décembre 2021, salle Gaveau : « Du Théâtre à l’Opéra »

Le concert du 10 décembre 2021 salle Gaveau : « DU THÉÂTRE A L’OPERA »

L’ALPHA ET L’OMEGA

Chapitre 1 : l’alpha

« L’ANGE D’HOMME »

Le 10 décembre 2021, c’est dans huit jours.
Je veux et je supplie d’être à Gaveau.
Peut-être je pourrai.
Je le désire tellement au moment où, sur ordre chirurgical, j’annule le concert des duos de Liège du dimanche 5, dans deux jours. Pour Gaveau, pas besoin de deux trains et d’un hôtel : Gaveau, est en bas de chez moi.
Je désire tant y aller parce qu’une fois encore celui qu’un journaliste a appelé « ce diable d’homme », ce qui ne me plaît pas beaucoup d’ailleurs parlant de lui, mais c’est une réalité linguistique que l’expression « cet ange d’homme » a le grand tort de ne pas exister, ce qui me contrarie, à Gaveau donc, Roberto Alagna, cet « ange d’homme », va chanter « si Puo ? » de « Pagliacci » pour la première fois.« Si puo ? » mais c’est un air de Tonio, pas de Canio ! C’est bien pourquoi je ne veux pas le manquer !

« SI PUO», L’ALPHA ou LE PROLOGUE RETOURNÉ …

« Si puo » nous entraîne plus loin que la « Vecchia zimarra » (« La Bohème »), qui n’est pas un air de Rodolfo, mais de Colline, qu’Alagna a donné.

 « Si puo », chanté « a sipario calato », devant le rideau baissé, ajouté par Leoncavallo à la demande de Victor Maurel, le baryton marseillais créateur du rôle, est le fleuron du rôle porté par la palpitation intense d’une musique ardente et passionnée.
Mais qu’on ne vienne pas nous expliquer que Roberto Alagna commence son concert avec un manifeste du vérisme. C’est exact, mais sans aucun intérêt pour ce concert, tout le monde le sait ou tout le monde l’ignore, et peu importe, il n’aurait aucun sens de se préoccuper de vérisme ici et maintenant, l’évoquer serait de la pure désinformation.

Pourquoi ?
Parce que le 10 décembre 2021, bien loin des préoccupations véristes d’un autre temps, Alagna ne vient pas nous faire un cours d’histoire de la musique (il pourrait et ce serait fascinant), mais un cours de vie – la sienne, sa vie d’artiste.
Le 10 décembre, le prologue de Tonio est l’annonce de son concert à Gaveau. Rien d’autre. Mais tout cela. Il est placé au début, (forcément, un prologue), dans un contexte entièrement différent de celui de la création de l’œuvre, parce que, dans cette nouvelle approche, spécifiquement alagnesque, « Si puo ? » signifie tout autre chose (et, par crainte de trop de subjectivité, je laisse complètement de côté l’ironie d’Alagna qui demande s’il peut. S’il peut quoi ? Mais détourner le Prologue évidemment, le faire sien, tout… simplement !)

Pour se convaincre de son choix, on peut relire un extrait ; ci-dessous, traduction et VO :

« Non! L’auteur a plutôt cherché
A peindre
Une tranche de vie.
Il a pour seule maxime
Que l’artiste est un homme,
Et que c’est pour les hommes
Qu’il doit écrire.
Et s’inspirer de la vérité.
Au fond de son âme,
Un nid de souvenirs
Chanta un jour,
Et avec de vraies larmes,
Il écrivit,
Ses soupirs marquant la mesure.
Vous verrez donc aimer
Comme s’aiment
Les hommes;
Vous verrez de la haine
Les sinistres effets;
Vous entendrez de la douleur les spasmes.
Des cris de rage,
Et des rires sardoniques. »

Indigence de la traduction. Faudrait la refaire. Pas le temps. Mais remplacer le « no, no » italien par un unique « non » et « risa ciniche » par « des rires sardoniqes », ce qui « n’est pas la même chose », proclamerait Canio haut et fort, prouve l’incompréhension des deux langues.

« No! No: L’autore ha cercato invece
pingervi
uno squarcio di vita.
Egli ha per massima
sol che l’artista è un uom
e che per gli uomini scrivere ei deve.
Ed al vero ispiravasi.
Un nido di memorie
in fondo a l’anima
cantava un giorno,
ed ei con vere lacrime
scrisse, e i singhiozzi
il tempo gli battevano!
Dunque, vedrete amar
sì come s’amano
gli esseri umani;
vedrete de l’odio
i tristi frutti.
Del dolor gli spasimi, urli di rabbia,
udrete, e risa ciniche. »

Pagliacci, Arena di Verona, 2021.

Cet extrait confirme que tout est vrai dans le spectacle. À la création, il signifiait que tout est vrai dans « Pagliacci ».
Mais, le 10 décembre 2021, ce même Prologue, tous les sous-entendus véristes étant désactivés (non par Alagna, cela s’est fait tout seul, l’époque ayant changé), annonce que ce qui est vrai, c’est son concert.

Aucun risque donc de subir une série de chants saucissonnés (ce qu’il ne fait jamais). Il va nous faire assister au déroulé d’une histoire conçue du début à la fin à travers des airs rassemblés dans une cohérence choisie et voulue par lui.
Comme tous les autres, son concert du 10 est une construction, une architecture de vérité destinée à révéler la vie de l’artiste, qui s’impose dans une authenticité somptueuse et tragique où étincellent des feux de bonheur radieux. Il y entrecroise des extraits de rôles interprétés dans le cadre d’opéras qu’il a joués en entier et d’autres qu’il n’a jamais chantés qu’en concert.

Qu’est-ce qui me permet d’affirmer ce changement radical de la signification de « si puo » ?
C’est le titre. Il a choisi : « Du théâtre à l’Opéra ». Parodiant Jouvet : « Théâtre, vous avez dit Théâtre ? »
Mais le « Si puo ? » est tiré de « Pagliacci », seul opéra à l’affiche le 10 qui ne soit pas inspiré par une pièce de théâtre !
Elle est là, la preuve.
Car personne ne peut croire à une inadvertance d’Alagna puisque tous les autres airs s’enracinent dans le théâtre, d’Euripide à Rostand en passant par Corneille, Schiller, Sardou, Shakespeare. Personne.

Le prologue annonce donc que tout ce qu’il va chanter est vrai, et les airs s’enchainent dans un ordre impeccable célébrant les noces impitoyables d’Eros et Thanathos. La beauté, la grandeur, la tragédie de la vie (d’artiste) à l’état pur.

LE CORPS DU CONCERT

Sans approfondir les choix d’Alagna l’un après l’autre, on peut observer que d’abord le chanteur se présente. Cyrano, c’est lui, (tous les autres aussi c’est lui dans la continuelle transfiguration qui le fait divo), mais Cyrano peut-être un peu plus que les autres. Cyrano, c’est le défi qu’il a sans cesse relevé pas seulement depuis sa jeunesse, mais déjà dans son enfance, c’est le panache, le mépris des richesses matérielles, la passion pour l’amitié et l’amour (« Cyrano de Bergerac », Edmond Rostand/Alfano).

Ensuite, il présente ses personnages, qu’il ait joué le rôle entier ou qu’il ait chanté certains airs, en traversant le temps et les âges pour décliner l’amour et la mort, avec la tendresse et la force qui sont les siennes et finir dans la splendeur shakespearienne d’un personnage dont il a renouvelé l’approche, le rendant somptueux.

Après Cyrano, Pylade (« Iphigénie en Tauride », Euripide/ Gluck). Plongé au cœur de la tragédie des Atrides, Pylade proclame l’indéfectible amitié qui l’unit à Oreste jusqu’à la mort (qui ne viendra pas, la déesse sauvant le matricide) dans une « aria da capo » où tout est noblesse et grandeur, page sublime dans laquelle Gluck fait aussi chanter le basson.

Polyeucte ensuite (« Polyeucte », Corneille/ Gounod) proclame la splendeur de la fusion de l’amour humain et divin, la mort des martyrs immortalisant l’amour du héros et de Pauline jusqu’au Ciel.

Le récit de Rodolfo (« Luisa Miller », Schiller, « Intrigue et amour »/ Verdi), qui vient ensuite, débouche aussi sur la tragédie.

Loris, avec « mia madre, la mia vecchia madre », à l’Acte II de « Fedora » (Sardou/Giordano), tant attendu à la Scala, est le récit d’une trahison d’amour qui enclenche inéluctablement le mécanisme de mort.

Le concert s’achèvera dans une double splendeur shakespearienne avec Romeo (« Giulietta e Romeo », Shakespeare/Zandonai) et « Otello »(Shakespeare/Verdi) qui tous les deux racontent Alagna dans sa jeunesse et sa maturité (souvenez-vous dans l’extrait que choisi, il est question du souvenir) lesquelles en lui se télescopent avec un singulier bonheur.

La tragédie atteint son sommet avec cette fin éblouissante où Roméo est une image de l’amour parfait et où Alagna, dès son premier « Otello », à Orange, a incarné la mort du Maure de Venise révélant un amour qui l’apparente à Roméo. Or « Ora e per sempre », cet adieux aux armes, à l’amour, à la vie, qui annonce les morts à venir, prélude au « Dio mi potevi » et au « Nium mi tema » nous dit la fin du héros tragique, qui, du théâtre à l’Opéra, nous est racontée par Roberto Alagna à travers une montée qui laissera dans l’éblouissement tous ceux qui pourront assister au concert.

 Chapitre 2 : l’Omega

ORA E PER SEMPRE ADDIO

Le concert va s’achever avec « Ora e per sempre addio » , l’adieu aux armes, à l’amour, à la vie d’un Otello, torturé à mort par le diabolique Iago qui rend concret pour sa victime un adultère qui n’a pas été commis et qui, jouant sur ses doute et attisant sa jalousie, précipite son général du sommet du bonheur à un mortel désespoir. Loin d’être interrompu, le monologue est souligné par 5 mots prononcés par Iago (en deux fois).

Roberto Alagna dans Otello à l’Opéra de Paris, 2019.

Iago :

Non pensateci piu.

OTELLO (balzando)
Tu? Indietro! Fuggi!!
M’hai legato alla croce!…
Ahimè!… Più orrendo d’ogni orrenda ingiuria
Dell’ingiuria è il sospetto.
Nell’ore arcane della sua lussuria
(E a me furate!) m’agitava il petto
Forse un presagio? Ero baldo, giulivo…
Nulla sapevo ancor; io non sentivo
Sul suo corpo divin che m’innamora
E sui labbri mendaci
Gli ardenti baci
Di Cassio! Ed ora!… ed ora…

Ora e per sempre addio, sante memorie!
Addio, sublimi incanti del pensier!
Addio, schiere fulgenti, addio, vittorie,
Dardi volanti e volanti corsier!
Addio, vessillo trionfale e pio,
E diane squillanti in sul mattin!
Clamori e canti di battaglia, addio!…
Della gloria d’Otello è questo il fin!…

Iago :
Pace, signor.

Otello :
Sciagurato! mi trova
Una prova secura
Che Desdemona è impura…
Non sfuggir! non sfuggir! nulla ti giova!
Vo’ una secura, una visibil prova!
O sulla tua testa
S’accenda e precipiti il fulmine
Del mio spaventoso furor che si desta!

Traduction en français :

Iago :

N’y pensez plus.

OTHELLO (s’élançant)
Toi? Arrière! Va-t-en!
Tu m’a cloué sur la croix.
Hélas! La plus horrible de toutes les injures
est le soupçon de l’injure.
Pendant ses heures de luxure et d’amour,
(et à moi dérobées) un présage agitait-il
peut-être mon sein? J’étais hardi, heureux,
je ne savais rien encore; je ne sentais pas
sur son corps divin qui m’enivrait
et sur ses lèvres menteuses
les ardents baisers
de Cassio! Et maintenant…maintenant…

Maintenant et à jamais, adieu, saints souvenirs!
Adieu, sublimes pensées enchanteresses!
 Adieu, sublime ardeur du combattant !
Adieu, braves guerriers,adieu victoire !
Dards et coursiers volants,
Adieu noble étendard, adieu bannière triomphante et sacrée,
Clairons sonnant la Diane au matin!
Clameurs et chants de bataille, adieu
C’est la fin de la gloire d’Othello !…

Iago :
Paix, seigneur.

Othello :
Malheureux! Donne-moi
une preuve certaine
que Desdemone est impure…
Ne t’enfuis pas! Ne t’enfuis pas! C’est inutile,
je veux une preuve sûre, visible!
ou sur ta tête
retomberont et s’abattront les foudres
de la fureur épouvantable qui s’éveille en moi.

Otello, Orange, 2014.

Ainsi l’ arioso ne parle que de troupes, de victoires, de javelots, de coursiers ailés, de bannière triomphale et sacrée – comme l’amour d’Otello ne peut être que triomphal et sacré, ou alors il l’anéantit -, de sonneries, de clameurs de bataille et d’hymnes militaires. Il termine en déclarant que c’est la fin de la « gloria d’Otello ».
Mais si « Ora et per sempre addio » est un adieu aux armes, pourquoi Alagna en fait-il un chant d’amour désespéré ?
Parce que c’est un chant d’amour désespéré !
Juste avant, il a reproché à Iago de l’avoir lié à la croix, il a évoqué la luxure, les lèvres menteuses, il vient de prononcer le nom de Cassio et, brusquement, sans un mot de transition, il change son élégie en un extraordinaire adieu aux armes qui n’est pas inattendu, si on se souvient qu’Otello assimile Desdémone à sa gloire militaire. Il la croit adultère, il l’a perdue, il a donc perdu sa gloire et son adieu aux armes est un adieu à l’amour. Son vocabulaire militaire, ce sont ses mots d’amour, il n’en a pas d’autres.

A ce moment, il l’aime d’un amour de quinze ans. Mais contrairement à San Piero Corso, qui a inspiré Giraldi avant Shakespeare, Otello ne peut pas tuer sa femme et continuer sa carrière militaire parce qu’il a fait de Desdémone l’incarnation de sa gloire. Il parle d’amour à son drapeau parce qu’il n’est plus capable de s’adresser à sa femme, sinon avec sarcasme. Et lorsqu’à la fin, dans le « Nium mi tema » alors qu’il l’a tuée et qu’il va se tuer, s’il invoque sa gloire «  Oh ! Gloria ! » une dernière fois, c’est bien parce qu’il les a confondues toutes les deux dans un seul amour.

Ce programme audacieux, ambitieux et neuf (sa connaissance approfondie de la musique lui permettant de se renouveler sans cesse) décline un itinéraire d’artiste à travers les différentes formes que prend l‘amour humain, transfiguré par le gravissement des trois marches de l’art lyrique au sommet de la beauté : la littérature, la musique et le chant de l’artiste. Il s’achève par deux œuvres inspirées par Shakespeare. L’air de Roméo découvrant Juliette qu’il croit morte, qu’Alagna prend dans Zandonaï, est sublime. Celui d’Otello tout autant. Pourtant Roméo et Juliette ne se suicident pas, ils sont acculés à la mort alors qu’ils veulent vivre, alors qu’Otello, poussé au désespoir par la trahison de Iago, tue et se suicide. Il a fallu le génie de Roberto Alagna pour découvrir la gémellité de ces morts qui semblent si étrangères l’une à l’autre. Il l’a fait pour la première fois à Orange, donnant à Otello la mort de Roméo, révélant le dénominateur commun entre ses personnages, celui aussi de tous les airs qu’il a mis au programme du 10 décembre 2021: l’amour.

©Jacqueline Dauxois

Vous pouvez trouver sur le site plusieurs articles sur « Cyrano de Bergerac », « Luisa Miller », « Otello » et « Pagliacci ».

2 réflexions sur “Inépuisable Alagna, le concert du 10 décembre 2021, salle Gaveau : « Du Théâtre à l’Opéra »

  1. L’admiration que Jacqueline voue au ténor et à l’homme Roberto Alagna ne se dément pas et on la comprend . Ce qui me stupéfie chaque fois c’est la variété et la précision avec laquelle elle étudie et commente le travail de l’artiste sur scène

  2. Il me semble que Roberto Alagna a dû devenir graduellement « un ange d’homme » (quelle félicité de phrase!) après avoir assimilé presque par coeur la totalité du Nouveau Testament d`Ornella. En plus, nous avons sa version émouvante de la Prière du Seigneur, chantée à Fez et encore à Saint Denis. En ces moments, il se met dans le rôle du Christ avec compréhension et intensité, comme il incarne tous ses personnages.

    Quand on a rencontré le Christ en vérité, ça se voit dans la vie. Sans grande profession de réligion, on peut démontrer ce que la Bible appelle `la pensée du Christ` (I Cor. 2:16). Roberto Alagna donne cette impression surtout par son humilité, sa gentillesse aux autres, et son refus de juger.

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