Roberto Alagna, concert à l’Unesco, 17 janvier 2022

DE  L’IVRESSE À L’EFFROI

L’éclairage était mauvais. Des flaques de couleurs tombant sur son visage n’empêchaient pas qu’il fût beau dans une succession d’images où les diamants et les perles de Sadko s’échappaient à flots de ses lèvres, auxquelles d’autres images répondaient -, où sa beauté dérivait sous la puissance de sentiments extrêmes face à la mort.

À la charnière entre ces deux visages (ou séries de visages), entre radieuse allégresse et tragédie, « Kuda kuda » annonce la mort avec cette douceur si Tchaïkovskienne qui peint l’âme russe confrontée à la mort.

La mort resplendit dans sa voix à travers « Nium mi tema », le suicide d’Otello qui vient de tuer Desdémone, la mort dans la démesure du héros shakespearien ; ensuite l’assassinat de Cyrano, qui, malgré lui, révèle à Roxane l’amour qu’il éprouve depuis le premier jour, lorsqu’il dictait à Christian ses lettres – et son panache intact en face de la mort qu’il affronte debout pour son dernier combat contre les vices qu’il déteste. Enfin : « Non, je ne suis pas un impie », du « Dernier jour d’un condamné », le cri formidable hugolien vers Dieu, en dépit de la médiocrité des prêtres, de celui qui va être guillotiné, laissant derrière lui une femme et une petite fille.

L’intérêt des éclairages insipides c’est qu’ils révèlent l’émotion brute. Du brouillage des images surgit une obscurité lumineuse et puissante à la sourde étrangeté, lumière déchirante, faille où palpite l’âme nue de personnage révélateurs de ce qu’il est, de ce que nous sommes, ou que nous voudrions être, au point que l’objectif fuirait, refuserait d’enregistrer, mais il ne bronche pas, rattrapé, relié, rattaché par la grâce d’un geste, l’élégance d’une attitude ou l’envol d’une main dans un rayon transparent.

Plus rien ne s’intercale pour troubler l’image d’une âme, pas même l’émotion esthétique devant la beauté exaltée par un décor, un costume, un éclairage idéal.

Son visage, par les lumières maltraités, se découvre dans une autre dimension, d’une intimité bouleversante. Les yeux rivés à ce qu’il donne à voir de personnages qu’il approche au moment suprême (dont il puise l’essence au fond de son cœur même), on redoute de lui voler cette âme dont il revêt ses héros. Devant une révélation (on ne peut plus utiliser le mot spectacle) à ce point fascinante, lorsque la beauté s’engloutit dans des images de mort, et ressurgit autrement, dans un ailleurs inatteignable, tout spectateur s’identifiant à lui, est saisi par une violente émotion.

Le 17 janvier 2022, la foule de l’Unesco, venue écouter Roberto Alagna (après une interminable farandole de discours et vidéos annonçant l’ouverture de la semaine du son dont il est le parrain), cette foule, qui n’est pas habituée de l’Opéra, à la fin d’Otello, est restée silencieuse. C’est rare, pareil silence,  à ce point charnel, qui laisse le temps de voir comment le visage d’Otello mort s’efface, Alagna reprenant possession du sien jusqu’au sourire. Puis, dans le silence devenu suffocant, une voix d’homme, qui a crié (trop tôt ?) « Bravo ! », a entrainé les ovations.

Lorsqu’un ténor réalise cette transmutation, qui le place au firmament des étoiles, personne ne s’étonne plus que certains, certaines, le suivent au bout du monde et que je cesse de me demander comment je peux encore écrire des pages sur lui.
Les pages de ce soir, les voici, avec quelques photos.

Comme à Hambourg, Roberto Alagna était accompagné au piano par Morgane Fauchois-Prado dont le toucher, sensible et intelligent, s’allie avec une extrême finesse à la voix du ténor.

©Jacqueline Dauxois

Le programme :

– « Ogne pena cchiù spiatata », Lo Frate’nnamurato (en V.O. napolitain, et non traduit en italien : « Ogni pena più spietata », Il Frato Innamorato), Pergolese.

– « Du moment qu’on aime », Zémire et Azor, Grétry .

– « Vainement Pharaon », Joseph en Égypte, Méhul.

– « Adina credimi», L’Elisir d’amore, Donizetti.

– « Kuda, kuda », Eugène Onéguine, Tchaikovsky.

– « Nium mi tema », Otello, Verdi.

– « Paris », La Rondine, Puccini.

– « La lettre à Roxane », Cyrano de Bergerac, Alfano.

-« Non, je ne suis pas un impie », Le dernier jour d’un condamné, David Alagna.

– « La Chanson hindoue », Sadko, Rimski-Korsakov.

– « O sole mio » , di Capua, Mazzuchi.

Une réflexion sur “Roberto Alagna, concert à l’Unesco, 17 janvier 2022

  1. Merci pour ce texte merveilleux qui une fois encore nous permet de vibrer par procuration, n’ayant pas pu le faire en direct. Je n’ai pu entendre que les 2 derniers airs du rappel, ayant vu tout à fait par hasard qu’il y avait une retransmission. J’admire vos paroles qui nous permettent de ressentir chaque vibration, tous les sentiments de la nature humaine avec lesquels Roberto vit tous ses textes et musiques. Merci et bravo. J’attends avec impatience ce 14 février, ils seront deux pour nous transporter dans les étoiles, quel bonheur de pouvoir vivre ces moments transcendés.

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