En 2019, San Juan, capitale de Puerto Rico, a donné « Pagliacci » en concert opéra.
La vidéo est en ligne.
Ce n’est pas fort de poster de captures, mais je n’y étais pas en vrai.
Même en vidéo, c’est sublime à entendre et Canio fait pleurer. À voir, on n’en a jamais assez non plus. C’est pas que je n’aime pas son Canio maffioso, al-caponisé, petit chapeau vissé sur le chef et clope au bec, mais le même habillé en personnage de la commedia dell’arte, quel plaisir.
Canio, c’était lui, Roberto Alagna.
Ci-contre et ci-dessus : Aleksandra Kurzak, Nedda.
Depuis quand n’avait-on pas vu les protagonistes de cette histoire habillés en personnages de la « comedia dell’arte » ?
Le Lohengrin de Roberto Alagna, c’est celui de Wagner, celui qu’on attend. Il dit de son personnage : « Dieu est amour. Lohengrin c’est l’amour pur : il vient apporter le bonheur, la paix, la foi. Même trahi, il ne se fâche jamais. Il part, il laisse ce message : ‘Gardez la foi, même dans les moments difficiles, les moments de doute’, – comme ceux que nous vivons actuellement. » Dans une production qui peut se contester, il incarne son héros venu de Monsalvat avec son cygne pour sauver Elsa et son peuple et qui, trahi, n’ayant fait que le bien sur terre, repart pour un monde où la trahison n’existe pas.
Alors que deux mises en images semblent vouloir se juxtaposer il y a deux moments où les deux conceptions de l’œuvre coïncident, alors la beauté des images renforce le grand thème la trahison, en illustrant l’amour sacré et l’amour profane.
DEUX IMAGES : LE VOILE ET LA CHEMISE
Pendant le duo d’amour Lohengrin soulève vers le Ciel le voile d’Elsa semblant déjà (avant la trahison) vouloir repartir dans le monde du Graal d’où il vient ; l’autre après la trahison, où il retire sa chemise.
L’instant où il enlève sa chemise, les bras écartés encore entravés par les manches, la tête en arrière, est si étonnant qu’il n’a été montrée par personne, il me semble, par moi non plus jusqu’à maintenant. On a tous choisi ce qui se passe juste après, lorsqu’il ramène le tissu sur sa poitrine. Pourquoi ? Ce n’est pas de la pudeur, à une époque où tout a été montré. Alors, qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il à cette seconde-là ? C’est l’instant où se mélangent une approche charnelle (que la beauté sculpturale de ce torse d’homme rend sensuelle) alors que l’expression du visage échappe dans un autre univers qui n’est plus celui de la chair. À la fois sensuelle et christique, bien que fugace, l’image est alors réellement troublante – un instant plus tard, Lohengrin embrasse sa chemise, comme un prêtre son étole durant la messe, l’impact charnel/divin est désamorcé, on entre dans le religieux, le sacré, on a quitté l’Incarnation du Dieu fait homme.
On pourrait imaginer que Lohengrin se désincarne lorsqu’il annonce son retour à Monsalvat, c’est justement le contraire. Il s’est désincarné avant, dans le duo où il semble s’envoler à la poursuite du voile, à la fin, lorsqu’il retire sa chemise devant Elsa et la Cour rassemblée, il s’incarne avec force, c’est la logique chrétienne : ce n’est pas un esprit dématérialisé, mais le Christ ressuscité dans sa chair qui est monté au Ciel. C’est à cause de l’Incarnation qu’avant de s’en aller, Lohengrin défait l’enchantement qui emprisonnait l’héritier du Brabant sous l’apparence d’un cygne et lui rend sa chair d’homme. Il part, mais laisse derrière lui la vérité et non plus les mirages, il part laissant l’espoir…
Images capturées, tirées de l’enregistrement du 13 décembre 2020 au Staatsoper Unter den Linden de Berlin qui a donné le spectacle devant une salle vide (deuxième confinement Covid-19). Roberto Alagna chantait « Lohengrin » pour la première fois, ayant subi 14 tests en 20 jours.
Pendant que son troisième Samson se prépare, on sait déjà qu’une fois encore cette année sera une année Roberto Alagna. Une de plus, mais cette année est tellement exceptionnelle alors que nous émergeons à peine, secoués par une apnée de quinze mois de privation de culture vivante, sans savoir vraiment ce que sera l’avenir menacé par des variants du Covid-19.
Le 10 juillet, un mois jour pour jour après le concert de la renaissance au Festival de Saint-Denis, il sera Samson (Marie-Nicole Lemieux, Dalila) et il reviendra le 24 pour un concert Verdi avec Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov.
C’est là, devant ce mur où, depuis sa première jeunesse sa carrière s’est imbriquée avec sa vie personnelle, qu’après sa prise de rôle à Vienne et la reprise du Metropolitan, son troisième Samson, annulé par la pandémie l’année dernière, enfin, se prépare aux Chorégies d’Orange. Ce soir, après la pré-générale, on en saura davantage, mais déjà les répétitions annoncent un spectacle lyrique où l’imagination n’est pas en guerre avec le sujet, un écrin idéal pour exalter le troisième Samson de Roberto Alagna.
Le mardi 5 juillet 2021, soir le la pré-générale de « Samson et Dalila » aux Chorégies d’Orange, les promesses des répétions sont tenues, la mise en scène de Jean-Louis Grinda poétique, lyrique et inspirée rend compte, pour notre temps, de l’univers biblique. Dans cet écrin, le troisième Samson de Roberto Alagna est le plus bouleversant et le plus tragique qu’il ait donné.
LE DUO
Loin d’être un intermède amoureux distrayant dans une austère histoire biblique, le duo de l’acte II est la matérialisation de la guerre des dieux qui opposa et oppose encore le Dieu d’Israël aux idoles. Dalila était probablement la grande prêtresse d’un culte où le déchaînement sexuel collectif était considéré comme une approche initiatique et sacrée de la divinité, dont Babylone fut l’archétype vilipendé par la Bible comme la « grande prostituée » où régnait Ishtar ou Astarté, déesse de l’amour et de la guerre qui présidait à ces cultes orgiaques.
Dans ce contexte, il est impossible de limiter le duo à une la ruse suprême de Dalila pour perdre Samson, le chef dont les victoires militaires inversent la situation et font d’Israël un peuple debout non plus des esclaves des Philistins. À travers deux puissants, tous les deux placés au plus haut de la hiérarchie sociale de leurs peuples, s’affrontent les divinités féminines de l’amour charnel et les exigences du Dieu d’Israël, Dieu des combats et Dieu jaloux, qui veut être adoré sans partage.
Le duo de l’amour menteur, est celui de la haine irrépressible de Dalila pour le vainqueur qu’elle a hypocritement célébré, car si le Dieu d’Israël l’emporte, elle, qui régnait comme grande prêtresse de Dagon, n’est plus rien. Les causes politiques et sociales de sa haine s’accroissent d’arguments religieux. Elle sert un dieu honni par celui d’Israël et, plus Samson tente de l’émouvoir en évoquant son peuple, ses responsabilités, ses serments, sa fidélité à son Dieu, plus la haine de Dalila grandit jusqu’à lui inspirer le chant sublime de la sirène « mon cœur s’ouvre à ta voix » auquel aucun Samson au monde ne pourrait résister.
Vaincu d’avance, et il le sait, il est venu pour succomber et se livrer à elle dans un combat à mort où le vaincu sera l’ultime vainqueur.
La mort de Samson, héros biblique, est si extraordinaire qu’on s’en souvient encore après des millénaires, même si on a oublié le caractère légendaire d’un héros antique désigné par les anges au moment même de sa conception, qui tua, dans sa jeunesse, un lionceau à mains nues et qui, ayant pour seule arme une mâchoire d’âne, vainquit, seul, une armée de Philistins.
Ce qui, grâce à Saint-Saëns, reste ancré dans les mémoires, c’est la trahison de Dalila, prostituée sacrée de la race ennemie, qui causa sa perdition puisqu’il lui livra le secret de sa force, trahissait pour elle le secret qui le liait à son Dieu.
Aveuglé, et jeté en prison, les cheveux de Samson ont repoussé.
Les yeux crevés, il retrouve la vue de l’esprit, comme saint Paul plus tard sur le chemin de Damas. Au fond de l’abîme où il croupit, tournant la meule comme une bête, il retrouve les yeux intérieurs. Il demande grâce, non pour lui mais pour Israël. Dieu l’exauce et Samson fait s’écrouler le temple de l’idole Dagon entrainant le peuple Philistin avec lui dans sa mort.
L’image est christique (celles que propose la mise en scène aussi). Le sacrifice apporte le salut. En mourant, Samson sauve Israël, comme le Christ sur la Croix sauve le monde.
Les photos ont été prises pendant plusieurs répétitions y compris la pré-générale du 5 juillet 2021.
À suivre : « Le rôle de l’ange dans la Bible, l’opéra de Saint-Saëns et la mise en scène de Jean-Louis Grinda – et ce qu’en fait Roberto Alagna » et « Le troisième Samson de Roberto Alagna, le plus bouleversant et le plus tragique des trois ».
Avec Aleksandra Kurzak dans le rôle titre et Roberto Alagna, en Pinkerton, le Staatsoper Unter den Linden a donné Madama Butterfly le 29 août, le 1ER et le 4 septembre 2021. Quinze jours plus tôt, à Vérone, Alagna chantait Cav/Pag avec 40°, à Berlin la température est descendue à 14 et les vendeuses des grands magasins expliquaient qu’il n’y avait pas encore de vêtements chauds à acheter parce que, pour eux, ce n’était pas froid. Ils portaient tout de même des doudounes dans la rue ou alors c’étaient les touristes.
On n’entrait pas au Staatsoper sans montrer passeport et QRcode, la jauge laissait vide un fauteuil sur deux, mais ceux qui avaient pu se procurer une place, à la fin du premier acte, étaient debout pour acclamer, encore plus fort le dernier soir, parce qu’on savait (même si à la sortie, on vous distribuait une pièce d’or en chocolat et si on tombait dans la fête des couleurs et la foule joyeuse), quelle tristesse, le lendemain, s’abattrait, quand il faudrait rentrer, chacun dans son avion ou son auto…
On a reproché à Puccini de n’être pas allé au Japon. Pierre Loti y était allé, ce n’est d’ailleurs pas en lisant son roman, mais la transposition au théâtre, en Angleterre, par un Anglais, qu’il a eu le coup de foudre pour une histoire encore plus passionnante que celle de Turandot, inspirée par une réalité vécue. Qui mieux que Puccini, avec sa vie sentimentale compliquée, pouvait comprendre… l’incompréhension de Pinkerton devant Butterfly, son déchirement entre deux civilisations, sa capacité d’arrangement entre deux femmes ?
En lisant Loti, on touche son bonheur d’écrire, de jeter un morceau de sa vie sur du papier. En écoutant Puccini, on sent tout ce qu’il a mis de passion dans ses recherches, ses visites au British Museum pour se familiariser avec les instruments de musique de la Chine, tout ce qu’il a infusé de sa vie, comme Loti, dans les personnages dont ce prédateur de génie s’empare, qu’il pétrit de sa pâte et récrée avant de les lancer sur scène.
Le 4 septembre 2021, pour servir l’impétueuse intimité de « Madama Butterfly », Puccini avait Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna, deux vaisseaux de haut bord toutes voiles dehors par grand largue pour tendre à craquer les voiles du bateau opéra.
ALEKSANDRA KURZAK ET ROBERTO ALAGNA DANS « MADAMA BUTTERFLY », L’IMPOSSIBLE RENCONTRE DE DEUX CIVILISATION
Il arrive qu’en deux images tout soit dit. Pourquoi en publier davantage alors ?
Hier, deux images de l’acte 1, ont révélé tout « Madama Butterfly », elle et lui et tous les deux ensemble nous ont fait entrer dans l’essence même de la tragédie alors qu’on n’en était qu’à la présentation des « fiancés », pas encore au duo, déjà, toutes les équivoques étaient inscrites sur leurs visages. Lui, Pinkerton, les yeux fermés sur une civilisation – et une femme – qu’il ne peut pas comprendre, il est trop jeune et il vient de trop loin. Elle, Butterfly, au contraire, les yeux grands ouverts sur cet autre monde qu’elle veut découvrir, dans lequel elle voit son salut, mais qui l’inquiète malgré elle ; mais si elle refuse le doute, c’est qu’elle n’a pas le choix, contrairement à lui, et elle va suive sa voie jusqu’à la mort. Chaque image de leur première rencontre éclaire l’équivoque qui éclate dans le duo et le « vieni, vieni » sublime d’attente, de désir, d’impatience retenue d’Alagna.
Même si on ne connaît pas l’histoire, l’entrée de Butterfly est si déchirante qu’on sait déjà qu’elle ne peut que mal finir – aussi mal que devrait finir « Turandot », si Puccini avait pu l’achever.
On peut zapper l’image où Pinkerton déplie le drapeau américain si on se souvient du déploiement extraordinaire du drapeau français dans « Adrienne Lecouvreur », à Monte-Carlo, où, d’un élan, Alagna s’enveloppait dans les trois couleurs. Pas de déploiement ici, un dépliement, comme d’une nappe ou d’un drap. Le seul lyrisme de l’image ne se trouve pas dans la gestuelle, mais dans le visage du chanteur.
ALEKSANDRA KURZAK OU LE PAYSAGE D’UNE ÂME
Le deuxième acte, parfois long pour le spectateur qui attend le retour du ténor, passe vite avec Alelsandra Kurzak. Depuis son entrée du premier acte, avant de la voir (si on avait une place côté cour, elle était d’abord cachée par l’angle d’une cloison, ensuite ses ses suivantes lui passaient devant), alors qu’on entendait s’élever un chant d’une douceur ineffable, à la joie traversée, sinon d’inquiétude, du moins d’un de ces frémissements qui la conduiront à la mort, on attendait tout d’elle. Elle n’a rien laissé échapper de son personnage et révèle une femme dans la profondeur d’un amour indestructible, qui sait être gaie, joueuse, amusante, piquante, un être exquis, une mère aimante, qui n’est qu’attente, espoir et amour, dont la foi culmine avec « un bel di vedremo », dans lequel vibre tout l’amour du monde, où elle annonce un retour auquel personne ne croit plus – ni sa fidèle servante, qui a vu fondre l’argent laissé par l’officier américain ni le consul ni le prestigieux prétendant qu’on lui propose pour la faire échapper à la déchéance et à la misère. L’arrivée d’un bateau américain la transporte au-delà de l’espoir dans le domaine des certitudes radieuses. Mais celui qu’elle aime, s’il a jamais existé ailleurs que dans son cœur, lui écrit qu’il va se charger, avec sa femme américaine, de l’éducation de l’enfant qu’ils vont emmener avec eux.
Brutalement arrachée, par une insoutenable cruauté, à une illusion à laquelle elle a suspendu sa vie entière, Butterfly se tue avec l’arme qui a servi à son père.
Pendant un acte, Aleksandra Kurzak explore les profondeurs du paysage d’une âme, révèle la diversité des sentiments de Butterfly, la richesse d’un amour immense qui se dédouble en tendresse maternelle et les ineffables mouvements qu’on surprend comme autant de secrets conduisant jusqu’au cœur battant d’un personnage émouvant et tragique dont, par son jeu et la subtilité de sa voix, la chanteuse rend l’universalité évidente – ainsi que le voulait Puccini.
LES MORTELLES RÉVÉLATIONS
Le troisième acte est celui de la double révélation qui conduit à la mort.
Elle découvre que son amour n’était pas partagé. Lui, au dernier moment, a l’illumination contraire : c’est Butterfly qu’il aime. Cette inversion se lit, mot à mot, note à note sur le visage bouleversant de Roberto Alagna avec d’autant plus de force qu’elle va dans le sens où il a toujours voulu aller, poursuivant le même but que Puccini qui ajoutait le « fiorito asil » pour rendre Pinkerton plus sympathique.
La fin est spectaculaire.
Butterfly, ayant consenti au départ de son enfant, s’est poignardée près de la fosse d’orchestre, le rideau de scène s’écarte, la porte de la maison coulisse au fond livrant le passage à un Pinkerton hagard, dévoré de remords, égaré de douleur, qui s’élance, ayant repoussé sa femme américaine, vers sa femme japonaise qui meurt. Leurs mains tentent de se joindre. Il s’écroule près de Butterfly.
Comment croire qu’elle seule est morte alors qu’il vient de découvrir que l’asile fleuri enfermait un bonheur qu’il ne connaîtra plus jamais ? Il vivra, il survivra, ayant pour se consoler du paradis perdu, ce qu’avait Butterfly avant de se tuer : l’amour de leur enfant. C’est dans ce chassé-croisé dramatique qu’il se retrouvent au-delà de la mort.
Avec une force et une émotion qui se renouvellent pendant trois actes, avec l’accord idéal de leurs voix et de leur jeu, le couple emblématique Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna ne nous parle pas, dans la « Butterfly » de Berlin, de la mort qui sépare, mais de l’amour qui réunit.
Aux premiers accords de l’ouverture de Samson et Dalila, dans l’obscurité, un ange apparaît au fond du plateau ; minuscule, illuminé il se détache du mur immense et s’avance jusqu’au bord du plateau. C’est un enfant fragile sous ses boucles blondes, torse nu. Belle, émouvante, troublante, l’image renvoie au texte biblique.
Les parents de Samson se désolaient de leur stérilité lorsqu’un ange du Seigneur leur annonça une naissance prochaine. L’apparition était si terrifiante dans sa magnificence que les parents se jetèrent a face contre le sol. Dans l’opéra, lorsque Samson évoque les anges, il n’est question que de puissances redoutables :
« Je vois aux mains des anges briller l’arme de feu, et du ciel les phalanges accourent venger Dieu. Oui, l’ange des ténèbres En passant devant eux, Pousse des cris funèbres Qui font frémir les cieux ! »
Alors pourquoi Jean-Louis Grinda choisit-il un enfant au lieu d’un adulte inquiétant ?
Il ne s’agit sans doute pas d’épargner la sensibilité des gradins des Chorégies, mais la mort de Samson préfigurant celle du Christ, cet ange, qui évoque Jésus enfant tel qu’on le représente dans l’imagerie traditionnelle, crée le lien entre le monde Samson et le nôtre.
En créant un véritable rôle muet pour son ange, le metteur en scène éclaire l’opéra d’un jour nouveau.
C’est l’ange, qui à la première scène de l’acte I, désigne Samson dans la foule des Hébreux. Lui, terrifié comme l’ont été tous les prophètes de l’Ancien Testament qui savaient le sort qui les attendait, tombe par terre d’effroi, se relève pour s’incliner devant le Messager. Il n’a pas le choix, il ne l’a jamais eu. Dès sa conception il a été nazir, consacré à Dieu par ses parents, voué, entre autres, à ne jamais couper sa chevelure foisonnante, secret de sa force surhumaine.
L’authenticité du jeu d’Alagna est si convaincante que, dès ces premières images, le spectateur, ne voit plus un ange mais l’envoyé céleste porteur de la parole divine. Rarement, dans une mise en scène si difficile à réussir, metteur en scène et interprète ont réalisé un si complet accord.
A l’acte II, c’est l’ange encore qui désigne à Samson la demeure de Dalila, manifestant à quel point la volonté de Dieu peut se montrer étrangère à la morale conventionnelle puisque l’instrument du salut est l’une de ces Philistines que Samson aime depuis sa jeunesse, ce qui rend la situation inextricable : Dalila est une grande prêtresse des cultes orgiaques qui sont une abomination pour le Dieu d’Israël et c’est son ange qui pousse Samson dans ses bras. Le salut d’Israël ne passe pas ici par le respect des lois, mais par la plus scandaleuse des transgressions.
A l’acte III, Samson les yeux crevés, objet de dérision dans le temple de Dagon dont les Philistins célèbrent le triomphe, en serrant contre lui l’ange, comme le Christ serrait saint Jean lors de la Cène, puise la force de demander à Dieu la mort pour lui le salut pour son peuple. Comme il lui a désigné le chemin de la demeure de Dalila, l’ange le conduit entre « les piliers de marbre » et c’est devant lui, messager de la volonté de Dieu, qu’avant de mourir, Samson s’incline une dernière fois.
Ci-dessus, l’écroulement du temple de Dagon.
Vu par Jean-Louis Grinda, l’ange exterminateur dans Samson et Dalila est aussi l’ange du salut, conception qui n’est pas très éloigné de l’apocatastase selon Boulgakov, suivant lequel, le Jour du Jugement, tous les hommes seront sauvés, tous les péchés détruits et qui est superbement illustré par cette mise en scène raffinée, nouvelle et en total accord avec le sujet.
La création de l’ange apporte un éclairage si évident après coup, qu’on se demande comment on a pu se passer de cette créature ailée jusqu’ici et justifie la proposition généreuse de Roberto Alagna de venir aux saluts en tenant l’ange par la main.
La beauté des éclairages, des décors, costumes et accessoires, le refus de l’orientalisme de pacotille, la recherche dans la mythologie zoomorphe de la Mésopotamie et l’archéologie crétoise, l’utilisation du mur à l’état brut, sans rien qui le surcharge ou dénature, les éclairages lyriques et une unique vidéo montrant la destruction du temple sans mettre le ténor en danger (on se souvient que la cause de la mort de Caruso fut la chute d’un élément du décor de Samson et Dalila), l’incarnation d’Alagna au sommet d’un art dont on se demande comment il peut sans cesse l’approfondir, tout contribue à la perfection de cette production si longtemps attendue.
Ci-dessus, les saluts, Samson et son ange.
Ci-dessus, Jean-Louis Grinda, directeur des Chorégies d’Orange et metteur en scène de Samson et Dalila.
Il est le chanteur de toutes les surprises. On a beau l’avoir suivi pas à pas dans ses répétitions, il a fait de son troisième Samson un exploit où il surpasse les deux premiers, ce qui semblait impossible car il avait été éblouissant pour sa prise de rôle dans la mise en scène de Vienne dont la conception, au comble de la difficulté, lui lançait un défi pratiquement insoutenable qu’il a relevé avec tant de brio vocal et d’assurance dramatique que le public debout a fait d’interminables ovations à ce héros hors des sentiers battus, dans lequel Roberto Alagna fut extraordinaire en rendant Samson proche de nous.
A Orange, depuis quelques jours, il était évident que deux conceptions différentes des personnages se côtoyaient.
Alagna donnait un Samson complexe, écartelé entre ses devoirs envers son peuple et son Dieu et son amour passionné pour la grande prêtresse ennemie, la Philistine, l’étrangère.
Marie-Nicole Lemieux, de son côté, restait fidèle à sa conception du TCE, montrant une Dalila impitoyable, apparentée à certaines divinités barbares assoiffées de sang. Sa Dalila sacrifie sans un frémissement son amant à sa haine, le risque étant de perdre l’ambiguïté subtile et la perversité de l’affrontement des amants pendant le duo de l’acte II, l’un des plus beaux de la littérature lyrique.
Ce risque, un Roberto Alagna resplendissant ne l’a fait courir ni à son Samson ni à son public et on a assisté à l’incroyable : de sa voix et de ses traits, il s’est investi dans les deux rôles, il est resté Samson en devenant Dalila.
À lui seul, il a donné à voir et à entendre l’ensorcelante perversité du piège monstrueusement délectable dans lequel Dalila ne peut pas l’engluer sans en souffrir aussi jusqu’aux tréfonds de l’âme. Il a été douleur, incrédulité, tendresse et combattant désespéré à bouleverser des pierres, mais pas cette Dalila.
Lorsqu’il a posé sa tête sur ses genoux, il y avait en lui l’abandon d’un enfant qui se croit sauvé en se réfugiant contre le corps de la déesse mère, la confiante douceur de l’amant qui attend le plaisir de l’accomplissement et jusqu’à l’imperceptible frémissement contenu du doute qui s’insinue malgré le refus de douter ; il y avait en lui tout le duo et la beauté de son visage illustrait celle du texte et de la musique.
Le triomphe de Roberto Alagna, acclamé par un théâtre en délire et la presse qui ne sait plus où trouver les mots, est la reconnaissance de son Samson d’une absolue beauté, qui le 10 juillet 2021, rendit irréelle la nuit des Chorégies.
Si les gradins d’Orange l’ont toujours adoré, c’est qu’il y a toutes le raisons pour qu’il le soit. Le public, ici, c’est le vrai public, populaire, dit-on, au sens si large qu’on s’y perdrait, toutes les nationalités s’y retrouvent, toutes les classes de la société, de la musique, du savoir, du pouvoir, de la culture se mêlent ici à de grands ignorants qui ne font rien qu’aimer, les voix, les artistes, les spectacles, la magie de ces nuits glaciales ou torrides, tous venus pour des raisons différentes qui finissent par se confondre dans un seul mot, l’amour. Ils sont tous là pour Alagna qui transmet cet amour de son art comme un chanteur par siècle peut-être a pouvoir de le faire. Alors, personne ne s’étonne de voir, escorté par ses gardes, le prince Albert de Monaco grimper les gradins où Roberto Alagna va incarner, après Vienne et New York, son troisième Samson.
LA VOIX DU TENOR LE JEU DE L’ACTEUR
En accord avec l’enthousiasme du public, la critique ne ne tarit pas d’éloges. Certains naïfs écrivent qu’il chante bien. Il ne faut pas en rire, depuis trente ans, on a tout dit sur ce qui fait la beauté d’une voix aux accents de lumière qui court sur la gamme de l’arc-en-ciel, déploie des draperies solaires, allume partout des feux, flamboie, jette des éclats fulgurants de diamant noir lorsqu’elle explore le cœur d’un personnage sombre avec ce timbre unique, crémeux, soyeux, altier, tendre, puissant, éblouissant, aussi resplendissant, qu’il soit diurne ou bien nocturne, comme lorsqu’il chanté la basse de La Bohème pour la plaisir de discuter avec le vieux manteau que vend Colline pour aider Mimi de ces quelques sous.
Pour son Samson des Chorégies la presse locale, nationale et internationale (dans l’ordre d’entrée en scène) jusqu’au plus haut niveau le couvre de louanges, rappelle d’abord ce qui fait la beauté de sa voix, puis, en commentaire subsidiaire, l’intelligence et la sensibilité de son jeu d’acteur, aussi inégalable que son chant qu’une parfaite articulation rend compréhensible dans toutes les langues, car il ne pourrait pas être cet acteur dans l’âme s’il ne comprenait pas, jusqu’au dernier détail, le sens de tout ce qu’il chante, musique et partition, pour le faire comprendre au public qui l’adore.
LE TROISIEME ELEMENT
Une seule de ses qualités aurait suffi à lui assurer une gloire mondiale, mais elles sont exaltées par un troisième élément constitutif de sa personne, indissociable des deux autres, qui contribue à le rendre unique mais qui est difficile a enrober de mots, ça s’appelle le charme, le charisme, la beauté, je ne sais, parce qu’il y a un mot qui manque. De quoi est faite cette beauté, qui change ? Sacha Guitry disait que la beauté, à un homme, fait gagner quinze jours. Mais c’est qu’Alagna, pour gagner, loin d’avoir quinze jours, a trois heures sur scène. Parvenu à ce niveau de perfection, un chanteur, même laid, sur les planches est beau.
Roberto Alagna donne l’impression que sa beauté il la commande et qu’il en fait ce qu’il veut. On est là dans l’extraordinaire.
Avec le Samson d’orange, il entre en scène au premier acte, tel qu’on l’attend. Samson est juge en Israël depuis vingt ans, l’homme le plus puissant d’un peuple d’esclaves, vaincus par les Philistins, désigné par le Dieu d’Israël pour remettre son peuple debout et « relever les autels », il resplendit, emporté par ses visions, illuminé comme un Moïse sur le Sinaï, comme prophète dans sa maturité.
Il ne peut pas se consacrer à son peuple et à son Dieu sans rompre avec Dalila, la » prostituée » ennemie. Comme il est incapable de la quitter, le duo des adieux se change en un brûlant duo où il proclame sa fidélité à son Dieu en même temps que sa passion pour elle.
Alors, il se transforme complètement. Il reste en lui quelques éclairs fulgurants pendant lesquels il supplie Dieu, et où on reconnaît clairement le prophète inspiré, mais lorsque ce vainqueur des Philistins sur le champ de bataille proclame son amour pour Dalila, se réfugie entre ses genoux, il change entièrement. Son visage n’est plus le même, plus de prophète, mais un homme beaucoup plus jeune et fou amoureux au point de se perdre, en trahissant son Dieu, son peuple et lui-même. Quand on aime à ce point, c’est toujours la première fois. Dalila n’est pas la première Philistine qu’il ait prise dans ses bras, mais là, oui, c’est la première fois et, parce que Samson aime et se croit aimé, Alagna nous fait entrer dans le mystère d’une beauté changeante, mouvante, émouvante, captivante, si incroyable, inexplicable. Comment peut-il être plus jeune dans le duo qu’au début ? Il l’est, parce que Samson ayant perdu des années de pouvoir et de responsabilité, irradie de jeunesse, mais c’est Alagna qui, alors, a la moitié de l’âge qu’il avait en commençant. De quoi faire tourner la tête. Ces « bellezze diverse » que Mario aime tant quand il peint, Alagna les porte en lui, puisqu’au cours d’un même spectacle, il montre les différentes beautés d’un Samson déchiré entre ses devoirs et sa passion, tour à tout, prophète de l’Ancien Testament, solidement ancré dans une époque et éternel amant. En un seul spectacle, se jouant du temps, il montre des beautés diverses dans ce lieu prédestiné, le temple d’Apollon – où Auguste n’est présent qu’à titre d’usurpateur, le théâtre ne lui ayant pas été consacré, mais au dieu des arts et de la beauté masculine.
Si cette qualité avait manqué à Alagna comment serait passé le troisième acte, à Vienne, où il n’a aucun accessoire ni une meule ni une chaîne, où il est habillé comme un clochard, pantalon effondré, marcel en bout de course, perruque aux mèches hirsutes et où, seul, debout, il est éclairé par un projecteur (magnifiquement éclairé) dans l’immensité du noir (où l’aveuglement l’a plongé)? On ne voyait que lui, surgi des ténèbres, il était l’unique source d’une beauté, paradoxale mais indiscutable, à couper le souffle.
Le troisième acte, à Vienne, exaltait le contraste entre sa force et sa fragilité, la puissance de ses bras et de son torse découverts, l’impuissance de ses yeux aveuglés. L’émotion que provoquait sa vue était à son comble. Au Metropolitan, à travers ses loques, on voyait la force de sa constitution d’athlète, il tournait la meule, à Orange, où il est entièrement habillé, sa force d’aveugle se manifeste de l’extérieur, par les chaînes énormes nécessaires pour l’entraver. Dans les trois mises en scène (pas seulement à l’acte trois), la beauté est présente, et différente chaque fois. Pour Roberto Alagna, c’est exploit sur exploit, il n’est jamais le même Samson et tous sont parfaits car parfaitement aboutis, tous au sommet, dans la splendeur et l’éblouissement d’un héros millénaire auquel il donne une stupéfiante jeunesse, renouvelant sans arrêt son art si totalement accompli.