Arena de Vérone, Roberto Alagna dans Cavalleria Rusticana, une incarnation de la poésie lyrique

C’est avec une voix off, très rare à l’opéra, que commence « Cavalleria Rusticana » de Mascagni. Le public cherche des yeux le ténor caché derrière le décor, et lui il chante sans être devant son public, double solitude qu’on retrouve à la fin puisque Turridu meurt en coulisses alors qu’une voix sans visage annonce sa mort.

Ce chant, huit vers écrits en sicilien, a donné le nom de Sicilienne à l’air « O Lola » où Turridu célèbre la beauté de sa maîtresse certain qu’il se croirait encore au paradis s’il répandait son sang devant sa porte. Or, si rien n’est plus fort qu’une déclaration qu’on fait à l’autre en sa présence, rien n’est plus pathétique que des aveux adressés à l’absent (e), la non réponse autorisant à tout supposer.

Des sentiments de Lola, que sait-on ? Mais rien !
Sans elle, pas d’histoire, pourtant son rôle, le moteur de la nouvelle de Verga, est secondaire. Elle n’existe qu’à travers les sentiments des autres : l’amour de Turridu, la jalousie de Santuzza, la vengeance de compar’ Alfio, mais jamais davantage que dans cette voix off qui nous vient des coulisses, cette voix, pas encore incarnée puisque Roberto Alagna est invisible, mais dont la suavité céleste écarquille nos yeux et nos


Cette voix, dont on peut avouer à quel point l’ampleur des aigus, la puissance du medium, le legato idéal et la diction parfaite demeurent insaisissables avec des mots devenus creux, elle est pluie de pétales dans un jardin japonais, danse de la lune sur les vagues de la mer, coulée d’or dans le creuset des alchimistes, resplendissement du soleil drapé de noir, de pourpre et d’or qui vous force à fermer les yeux comme, ce soir, elle vous ouvre le cœur.

La Sicilienne contient tout l’opéra, elle en est la matrice et le germe fécond.
Le mystère des mots s’y ajoute à celui de la voix et, lorsque Turridu fait son entrée, le personnage passe de son rêve d’amour à une réalité cruelle -, qui va le détruire, alors que le public, déjà introduit dans la poésie lyrique par ce timbre unique, d’une musicalité angélique, voit son rêve incarné en un Roberto Alagna radieux-, qui va transporter l’Arena .

Pour Turridu, la réalité c’est Santuzza qui s’accroche à lui, réclame, pleure, exige alors qu’il lui donne tout ce qu’il peut donner, il est son amant, pas tout à fait à son corps défendant, mais parce que la Lola de son rêve, celle de la Sicilienne chantée en coulisses pour qui il est prêt à verser son sang (et il va le verser), Lola, celle de la réalité, celle qui trahit, en a épousé un autre, le riche charretier Alfio. Il serait trop facile d’accabler Lola. Dans la Sicile traditionnelle décrite par les décors et les costumes, elle a dû être l’objet de pressions insupportables auxquelles elle a cédé, elle est faible, elle l’a prouvé en étant infidèle à son fiancé et en lui revenant, elle trompe tout le monde, mais est-ce si simple? La partition lui donne peu à chanter mais des airs qui ne correspondent pas à un caractère de coquette et au contraire montrent une jeune fille qu’on a poussé à épouser un autre que son promis et qui revient vers lui, toujours éprise, bien que mariée. Exactement comme le Turridu que révèle Alagna, irrésistiblement attiré par Lola, bien que lié à Santuzza et décidé à l’épouser. Alagna a dans le regard la déchirure de Turridu qui hésite entre les deux femmes, entre les deux choix, la sagesse ou la folie, le risque ou la sécurité lorsque le duo devient trio et la situation inextricable. Il ne montre aucune exaspération contre Santuzza chez Turridu, il est sensible à son amour même de ventouse, ne veut pas qu’elle souffre, sait qu’elle souffre à cause de lui, mais rompre avec Lola, il ne peut pas.

Sait-il que Santuzza, après avoir essayé de le protéger en empêchant Mamma Lucia de dire à Alfio où était son fils, elle l’a livré ? Qu’il le sache ou non ne change rien. Dans ces villages tout se sait. Si Santuzza n’avait pas parlé, un jour ou l’autre Alfio aurait appris l’adultère de sa femme et le nom de l’amant, ce nom que Canio va réclamer à Nedda avec fureur dans Pagliacci.
Alors on entre dans cette chevalerie rusticana où un affront fait à l’honneur doit être vengé dans le sang.

Turridu mord l’oreille de compar’Alfio, c’est lui qui provoque, or il n’est pas l’offensé, il est l’offenseur, il le reconnait lui-même. Mais il est aussi l’offensé puisqu’Alfio a refusé de boire avec lui, après le brindisi étourdissant où ni Turridu ni Lola n’ont montré la moindre prudence ; demander à l’homme dont on a séduit la femme de boire ensemble, c’est de la provocation ; ainsi les complications de la chevalerie campagnarde n’ont rien à envier à celles qui opposent les duellistes de la noblesse. Turridu va se battre pour gagner, pour tuer, il le dit à son adversaire, sinon Santuzza sera abandonné, mise au ban du village, rejetée par tous, une paria, une pestiférée qui s’est donnée sans avoir au doigt la bague recommandée par Méphisto.

L’opéra se termine par les adieux à sa mère, Mamma Lucia, que Roberto Alagna rend bouleversants.
Il ne sait pas qu’Alfio va lui jeter du sable dans les yeux, pour l’assassiner au lieu de se battre contre lui, mais tout en lui le pressent : la demande de la bénédiction comme avant de partir à l’armée, les recommandations qu’il lui fait de servir de mère à Santuzza, s’il ne revenait pas, le mensonge d’enfant lorsqu’elle s’ inquiète et qu’il répond qu’il a abusé du vin pétillant et enfin son départ comme une fuite.

Il court mourir dans les coulisses d’où il émergeait radieux après la Sicilienne. On ne le verra plus. Alafio l’a assassiné le jour de Pâques. Il est mort le jour de la Résurrection.

On ne le verra plus ce soir, mais après l’entracte le Canio de Roberto va enchanter l’Arena.


©Jacqueline Dauxois

Arena di Verona, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, Pagliacci


ENTRACTE

C’était la nuit du 31 juillet 2021, c’était Vérone et c’était l’Arena, l’entracte, le temps suspendu dans l’un des plus beaux théâtres en plein air, entre « Cavalleria » et  « Pagliacci », le public attendait le retour du couple de chanteurs le plus séduisant de sa génération sous un  ciel qui, enfin, après une semaine à menacer de trombes, allumait là-haut de petits lampions clignotants.

Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna, Santuzza et Turridu, venaient de se déchirer jusqu’à la trahison et la mort, laissant les spectateurs dans une béance de beauté et de stupeur avec l’image d’un Turridu courant vers son assassin caché dans les coulisses d’où il avait, lui, chanté la Sicilienne et on savait déjà, à l’attitude du public, où dominait avec l’attente, l’admiration et le respect, que la beauté de cette nuit unique n’était pas encore achevée. On attendait « Pagliacci. ».

Depuis que  le Metropolitan les a programmés le même soir en 1895, on sait qu’après l’entracte de Cav/Pag, on quitte la Sicile de Mascagni pour la Calabre de Leoncavallo, les chevaliers rustiques pour les personnages de la Commedia dell’Arte.  

A Vérone, on ne craint pas les délires de metteurs en scène d’avant ou d’arrière garde. Les choix de Michele Olcese, classicisme rigoureux pour une « Cavalleria »  en noir et blanc et explosion des formes et des couleurs de l’univers fellinien sous le signe duquel il a placé « Pagliacci », créent un contraste captivant. Pour trouver l’idée d’une transposition, qui remplace les paysans calabrais (le public de Canio) par des personnages tirés des films de Fellini, il fallait probablement avoir à penser les deux œuvres à la fois. Dans ces décors et costumes qui comblaient le regard, entraînés par la baguette enthousiaste et sensible de Marco Armiliano, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, entourés de partenaires de très haut niveau, Elena Zilio, Mamma Lucia dans « Cavalleria » ; Ambrogio Maestri,  Alfio dans « Cavalleria » et Tonio dans « Pagliacci » et Mario Cassi, Silvio, dans « Pagliacci », ont été tels qu’on les connaît, tels qu’on les espérait, dépassant nos attentes.

CAV/PAG D’UN OPÉRA A L’AUTRE

À la dernière image de « Cavalleria », Tuddidu s’en allait en courant ; aux premières images de « Pagliacci », l’auto de Canio n’a pas démarré, personne ne l’a remarqué ou alors on a pu croire à un choix de la mise en scène, car Alagna chantait et comme aucun obstacle, aucun incident ne le démonte, lui que jamais on n’a vu n’être pas inspiré, il a donné son «  itene al diavolo» et, lorsqu’il a affirmé à travers l’air déjà inquiétant dans lequel le comédien revendique le droit d’exister, lui, ailleurs et autrement qu’à travers son personnage : «  il teatro e la vita non son la stessa cosa », ces mots, pour n’être pas encore une menace, vont peser sur tout ce que fait Nedda désormais.

LES MÉTAMORPHOSES D’ALEKSANDRA KURZAK

On a quitté Aleksandra Kurzak en Santuzza, austère Sicilienne dans son vêtement noir et son châle de dentelle, dont l’apparence réservée cachait le feu de sentiments extrêmes, on hésite à la reconnaître dans la starlette hollywoodienne ultra sexy, aux lunettes extravagantes, qui apparaît au milieu d’une foule de personnages tirés des films de Fellini, qui vont figurer les spectateurs de la Commedia dell’Arte d’un opéra fascinant où l’histoire est mise en abyme et en contient une autre.

Cette brune Anita Ekberg, c’est elle pourtant, Nedda, Aleksandra Kurzak.

D’un opéra à l’autre, comme comédienne et chanteuse, elle se transforme de manière si radicale et son exploit est à ce point réussi dans deux rôles qui lui permettent de déployer un large éventail de possibilités scéniques et vocales, qu’on a le sentiment que tout en elle est changé jusqu’à son timbre et à sa tessiture.
Cette Nedda si évidemment peu farouche, et plus audacieusement dévêtue que Colombine, rend moins antipathiques et plus crédibles les avances de Tonio.

Dans son envol d’oiseau vers une liberté dont elle se sent privée, alors que sa voix se fait chatoiement d’espoir, d’illusion, de bonheur, Aleksandra Kurzak est chaque fois au sommet et, ce soir à l’Arena, son amour pour un Silvio qui tire le rôle de l’insignifiance permet au duo d’amour d’exister vraiment sans que personne se demande par quelle légèreté elle préfère un inconsistant à Canio.

RIDI PAGLIACCI

Vient alors le moment pour lequel se déplacent les foules, le « Recitar… Ridi Pagliacci ».

Aucun chanteur au monde ne peut égaler Roberto Alagna dans cet aria où la suave intensité de son timbre et l’authenticité dramatique de son jeu d’acteur transportent le public. On le dit chaque fois et c’est vrai chaque fois. À Vérone, dans l’Arena, c’était vrai un peu plus que d’habitude, car tout, autour de lui, était juste et il était, dans une plénitude radieuse, le cœur battant d’une nuit magique à l’idéale splendeur.

 Les larmes coulent des yeux les plus coriaces devant le désespoir de celui qui doit se costumer et s’enfariner le visage pour faire rire son public de son malheur et de son désespoir. Le Canio de Roberto Alagna, remporte un triomphe.
La musique n’a pas fini de résonner, que l’Arena trépigne, hurlant et réclamant un bis. D’autres, par chance très rares sinon comment saurait-il combien il est aimé et admiré ? cloués sur place, le regardent en silence de leurs yeux en fontaines, incapables même de murmurer ce nom que leurs voisins hurlent à pleins poumons. Ce sont les mêmes qui n’arrivent pas à le comparer à quiconque. Il est Roberto Alagna. Aucun autre nom ne leur vient. Ils connaissent ceux qui l’ont précédé dans ce rôle, mais sont incapables de comparer, pas même à un géant du passé, celui qui est le géant d’aujourd’hui, l’Incomparable de notre temps.

« LA COMEDIA E FINITA »

Dans son costume de Paillasse, Canio s’approche en coulisses (les coulisses de son théâtre) de la scène où il va retrouver, auprès de Colombine et Arlequin, son rôle de mari trompé ridicule qui se fait bâtonner pour amuser le public. Les mots qu’il entend le terrassent, ce sont les mêmes, « le stesse parole », que dans la vie, il doit entrer sur scène, il ne peut pas, s’encourage : « coraggio », la rejoint pour le duo qui conduit à la mort.  De toutes ses forces, Colombine essaie de faire reprendre à Canio son rôle de comédien, ca qui seul pourrait la sauver puisque les spectateurs croient toujours que Canio joue son rôle lorsqu’il proclame le contraire (ce qui fait partie du rôle, mais il ne joue plus, il vit et va tuer pour de vrai).

Nedda le sait, la peur de Colombine, c’est la sienne, chaque rupture de ton dans son chant trahit cette frayeur, elle seule sait ce que les spectateurs, y compris Silvio, comprendront trop tard pour la sauver, le vrai sens de : « Pagliacci non son’ ». Menacée par son mari fou de douleur, elle préfère mourir que livrer son amant. Devenu tueur par désespoir d’amour, comme Otello et poussé lui aussi par un Satan familier, Canio effondré sur le tambour des répétitions, prononce les derniers mots : « la Comedia è finita ».

De tous les Pagliacci de Roberto Alagna, l’un des plus grands Canio de l’histoire de l’opéra, celui de l’Arena de Vérone va rester comme l’un des plus somptueux. Quant au couple qu’il forme avec Aleksandra Kurzak, s’il n’a rien a prouver depuis longtemps déjà, il s’affirme encore une fois comme l’un des plus brillants de la scène lyrique contemporaine.   

©Jacqueline Dauxois

Arena di Verone, splendeur d’Alagna, le second Cav/Pag du 14 août 2021

LE RETOUR À VÉRONE

Le 13 août

Hasard ou providence

Les uns diront hasard, les autres providence devant l’enchaînement de petits faits inattendus, qui, ajoutés les uns aux autres, ramène aujourd’hui Roberto Alagna à Vérone pour remplacer un ténor qui s’est décommandé. Demain soir, il sera Turridu et Canio, comme le 31 juillet, mais Aleksandra Kurzak qui s’est envolée pour Cracovie où elle chante le 15 août un concert en mémoire de saint Jean-Paul II, ne sera pas sa Santuzza et sa Nedda.

Il n’aura donc pas le 14, sa partenaire principale, Aleksandra Kurzak, d’autres interprètes aussi seront différents, remplacés au dernier moment par des remplaçants de remplaçants. En fait la veille, sauf avec le baryton Ambrogio Maestri (compar’Alfio et Tonio) il ne sait pas avec qui il va chanter quoi.

Dans ces cas-là, la critique salue son professionnalisme, qu’est-ce que cela veut dire exactement ? qu’il est dans l’exploit, pas forcément tout le temps, mais très souvent ? Oui, mais encore ? Concrètement ?

Concrètement, pour la représentation du 31 juillet, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak n’ont pas répété à l’Arena, mais dans un petit studio de la Philharmonie qui tiendrait dix ou vingt fois sur la scène de l’Arena et dans un hangar gigantesque, tout béton, loin du centre où, au contraire du studio, rien ne délimitait l’espace. Le piano semblait minuscule, près d’un des tambours qu’on retrouve sur scène à la fin de Pagliacci, il y avait un second accessoire posé sur une chaise : un cœur rouge au bout d’un bâton, l’air abandonné tant que la répétition n’a pas commencé, un balai dont on ne savait s’il était un accessoire ou… un balai… et j’oublie, parce qu’il est de l’autre côté de la « scène » sur laquelle personne ne marche, sauf les artistes, le révolver dont Nedda menace Tonio.

Autrement dit, le soir du 31 juillet, les solistes se sont débrouillés pour être parfaits sans une répétition dans l’espace réel où ils vont se produire, cette scène de l’Arena où Roberto chante pour la première fois (il était d’habitude à Orange à ces dates), et sans une répétition avec l’orchestre. Ils ont dû se débrouiller dans un décor inconnu, un jeu de scène et tout semblait si parfait qu’on aurait pu croire qu’ils rodaient le spectacle depuis trois semaines. Mais Roberto Alagna dit que c’est un miracle chaque fois, quand tout se passe bien.

Le 14 août

Ce soir, quinze jours après, alors que la canicule est tombée sur Vérone, Roberto Alagna va donner son Cav/Pag sans aucune répétition. Il se croyait en vacances depuis quinze jours. Il est heureux de revenir, de retrouver ses personnages. Inquiet aussi, comme avant chaque représentation, sûrement cette fois un peu plus quand on sait à quel point il travaille, aime travailler, refuse de se répéter, de rester sur l’acquis du passé, même lorsqu’il est d’ans l’urgence comme aujourd’hui. Les inconnus disent : « Ah, mais son Paillasse, il le connaît ». Bien sûr, il le connaît. Et alors ? Il le travaille chaque fois qu’il l’incarne, il aime travailler, ne se croit jamais assez parfait, s’angoisse pour une seule note qui n’était pas comme il la voulait. 

 
La veille, en voiture, les écouteurs dans les oreilles, il n’a pas cessé de répéter, tout seul, il a revu un enregistrement du Cav/Pag du 31 juillet et on peut imaginer que tout ce qu’il fera d’ici la représentation, ce sera à l’ombre de Turridu et de Canio, qu’ils seront là, tous les deux en filigrane, même s’il sourit à Aleksandra au téléphone, lui chante des chansons, semble content comme un enfant, il y a l’autre en lui aux aguets avec ses deux héros – Aleksandra le sait puisqu’ils ont en commun, entre autre, ce métier où on ne resplendit pas comme eux sans franchir constamment des obstacles tels que le public n’en a aucune idée.

Et peut-être faut-il n’en pas parler et laisser croire que les merveilles qu’ils produisent sur scène (on ne dit pas pour rien qu’un artiste « se produit », il ne produit pas quelque chose, c’est lui le produit, lui qui se donne) ne sont que le résultat de leurs dons exceptionnels et de leur facilité ?

Ne jamais parler de leur travail, de leurs inquiétudes, de leur peine, de leurs larmes parfois, peut-être ? Mais pour quelle raison faudrait-il tenir secrètes les « servitudes et grandeurs » des métiers d’artistes ?

Il faudrait ignorer la solitude des mieux entourés, lorsqu’enfermés dans leur chambre pour travailler, se concentrer, la nuit ils ne dorment pas, ne peuvent pas parce que le sommeil se refuse et quand il vient enfin, c’est trop tard, les autres sont levés depuis longtemps, le monde a repris son ronron, il leur faut le rejoindre, plus ou moins, car ils existent en dehors de lui mais aussi à l’intérieur du monde qui les réclame et exige d’eux leur présence, pas seulement sur scène, dans des bureaux, des restaurants, des maisons.

Le 15 août, 4 heures du matin

Puisqu’Alagna était le merveilleux imprévu de cette nuit, le public était moins nombreux que le 31 juillet, moins  élégant, plus ignorant.

Le triomphe fut aussi ardent.

Le spectacle a été inégalable. Aussi beau et différent.

Parenthèse

Comment il a pu chanter avec cette canicule implacable, habillé, pour Turridu d’une lourde chemise (très belle), d’un gilet, d’une veste et, pour Canio, d’abord avec un pull et un gilet par-dessus ensuite dans un costume superbe parfait pour affronter la Sibérie, taillé dans un tissu lourd, épais, entièrement rebrodé, qui le piquait à travers la doublure de taffetas ? Mais les gens qui inventent les costumes des chanteurs sont-ils totalement indifférents à ceux qui vont les porter ? Les températures de Vérone en été, tout le monde les connaît. Le costume de Pagliacci était bon pour l’hiver avec ses magnifiques broderies sur fond noir, il est évident qu’on peut réaliser l’équivalent, tout aussi beau, version été. Léger peut-être pas, mais au moins lui épargner cette cuirasse dans laquelle il cuisait pendant que le public, derrière des éventails (qui gênent les voisins pendant la représentation mais ne cessent pas de gigoter) ne portait presque rien.

Pour la petite histoire : avant d’endosser la grande veste de clown du dernier acte, il avait un gilet brodé, différent aux deux représentations. Pourquoi différent ? La première fois, dans les coulisses, on avait oublié de le lui donner. Ce qui, comme il le dit, n’a aucune importance parce qu’on ne comprend pas très bien comment il irait se changer de gilet dans un bar.

La splendeur d’Alagna

Turridu…

 On ne devrait plus s’étonner de découvrir et de redécouvrir la splendeur d’Alagna, puisqu’on sait ce qu’il est capable de faire, mais cette fois encore on reste cloué devant le renouvellement dont il est capable, à quinze jours d’intervalle, sur des personnages qu’il incarne depuis sa première jeunesse.

Son Turridu et son Canio n’étaient pas les mêmes.

Turridu, presqu’amer ce soir parfois, plus anxieux encore qu’en juillet, lorsqu’il se retourne en haut de l’escalier pour regarder Santuzza avant de sortir et surtout plus indifférent à sa propre mort, qu’il rend lui-même davantage inéluctable par un détachement hautain, lointain, qu’il n’avait pas quinze jours auparavant. Le même air, qu’il chante à Alfio, où il reconnaît ses torts mais lui dit que, sans lui Santuzza sera abandonnée, le même forcément, dérive et, dérivant, il est tout aussi juste. En juillet, on sentait dans les inflexions de lumière du chant le désir de vivre de Turridu, on le sentait, non pas avec certitude, mais en sous-impression, vainqueur de cet Alfio qu’il allait combattre, à la loyale croyait-il.

En août, cette aspiration à la vie est moins frémissante, il y a dans ce même chant comme un pressentiment, une ombre voile le soleil des notes, c’est une inflexion dans le timbre d’Alagna, à peine perceptible, qui en incline les rayons et c’est tellement extraordinaire, parce qu’à peine dévoilé, sinon la surprise de l’assassinat serait détruite. Alagna continue avec Mamma Lucia sur ce pressentiment funeste, qui ne lui venait dans la version de juillet qu’avec elle, lorsqu’il lui demande de le bénir comme lorsqu’il partait pour l’armée. En juillet, le basculement de Turridu de l’espoir au doute et à la certitude qu’il n’y avait plus à espérer se faisait là, dans les bras de sa mère.

Ce qui stupéfie, c’est la justesse de ces deux approches, l’infime différence entre elles – pas si infime car il s’agit du cœur de Turridu que fait battre Alagna pour nous.

C’est tout ce qui rend le travail de Roberto Alagna passionnant, puisque c’est une expérience que l’on vit avec ses personnages, qui appartient à l’instant et que les mots, il faut les chercher après, s’ils consentent à se laisser prendre avec un clavier sur une page. C’est ce qui explique pourquoi, depuis trente ans, on peut assister à son Cav/Pag sans se lasser. Impossible de se lasser de personnages dans lesquels il met son cœur battant et fait couler un sang vivant.

… et Canio

Plus abrupt encore est le changement de Canio, toujours émouvant, bouleversant, tirant les larmes du spectateur mais qui contient ce soir une nouvelle férocité, une cruauté inconnue deux semaines plus tôt, qu’on découvre dans les gestes qui perdent peu à peu la grâce de leur liant, si évidente à son entrée, et pendant tout l’air «  a 23 ore », qui s’estompe pendant « il teatro e la vita non son la stessa cosa », laissant deviner, derrière le bagout du bateleur, un autre Canio qui pourrait bien surprendre le public de « Pagliacci ». À ce moment, les gestes n’ont pas changé encore, Canio reste le directeur du cirque séduisant son public, ce sont ses regards qui dérivent et passent d’un univers à l’autre, de celui des planches à celui de la vie.

Le changement complet a lieu lorsque Tonio dénonce Nedda et Silvio et les lui montre (comme on s’approche de Iago qui faisait imaginer à Otello un adultère que Tonio montre à Canio !). Là, brusquement, alors qu’il n’a pas encore bondi, qu’il ne veut pas croire à ce qu’il a sous les yeux : la trahison de Nedda, le regard de Canio bascule, le personnage n’existe plus en lui. À demi caché par Tonio, alors qu’il ne bouge pas, il y a comme un retrait violent de son corps, qui semble quitter brusquement une carapace d’illusion ou d’artifice, en même temps que son regard bascule. C’est à ce moment que Paillasse, en Canio, n’existe plus. Il va tuer. Dans la version de juillet, la transformation était plus progressive. Roberto Alagna laissait le temps au tueur de s’installer, là, elle est radicale, et comme pour Turridu, son interprétation de Canio est aussi juste et vraie en juillet qu’en août. Le fleuve fait une autre boucle et se jette à la mer tout pareil.

Nedda, lorsqu’elle joue le rôle de Colombine, espère détourner le cours de la mort.
Elle sait que son amant ne bougera pas pour la sauver. Égoïste et bête (il le lui a prouvé quand elle a essayé de lui parler), il ne comprend rien, elle n’a qu’une chance de vivre, c’est de ramener Canio à son rôle. Mais depuis qu’il lui a crié qu’elle n’a rien compris, elle a compris. Il veut sa mort. Canio ne cherche plus à cacher que son personnage de Pagliaccio n’existe plus et que, sous son costume et son grimage, il n’y a que Canio, un tueur désormais.

Dans son costume bouillant, sous le maquillage qui le rend (presque) méconnaissable, la souffrance de Canio s’exprime avec une force incontrôlée, incontrôlable (parfaitement contrôlée par Roberto Alagna qui illustre génialement l’un des paradoxes du comédien). Le regard du clown est le regard du Désespoir de l’Homme. Les gestes du clown deviennent saccadés et brusques. Nouveau paradoxe, derrière ce maquillage qui le transforme, avec cette gestuelle qui, si Alagna la poussait un peu plus loin pourrait devenir celle d’une marionnette, au lieu de déshumaniser son personnage, comme ce serait normal, Alagna conduit le public à l’effet contraire : jamais Canio n’a été davantage humain que sous ces masques.

À quinze jours d’intervalle, les deux interprétations de deux personnages bouleversants par Roberto Alagna sont d’une perfection inégalable, même par lui, si bien qu’il est impossible de faire un choix entre les deux.

Un miracle s’est reproduit en se renouvelant, laissant le spectateur ébahi.

La nuit de juillet, le Turridu et le Canio de Roberto Alagna laissaient derrière eux un sillage de tragique émerveillement.

La nuit d’août stupéfie par une féroce et cruelle beauté.

© Jacqueline Dauxois

Avec Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna « Madama Butterfly » au Staatsoper Unter den Linden, août/septembre 2021

Avec Aleksandra Kurzak dans le rôle titre et Roberto Alagna, en Pinkerton, le Staatsoper Unter den Linden a donné Madama Butterfly le 29 août, le 1ER et le 4 septembre 2021. Quinze jours plus tôt, à Vérone, Alagna chantait Cav/Pag   avec 40°, à Berlin la température est descendue à 14 et les vendeuses des grands magasins expliquaient qu’il n’y avait pas encore de vêtements chauds à acheter parce que, pour eux, ce n’était pas froid. Ils portaient tout de même des doudounes dans la rue ou alors c’étaient les touristes.

On n’entrait pas au Staatsoper sans montrer passeport et QRcode, la jauge laissait vide un fauteuil sur deux, mais ceux qui avaient pu se procurer une place, à la fin du premier acte, étaient debout pour acclamer, encore plus fort le dernier soir, parce qu’on savait (même si à la sortie, on vous distribuait une pièce d’or en chocolat et si on tombait dans la fête des couleurs et la foule joyeuse), quelle tristesse, le lendemain, s’abattrait, quand il faudrait rentrer, chacun dans son avion ou son auto…

On a reproché à Puccini de n’être pas allé au Japon. Pierre Loti y était allé, ce n’est d’ailleurs pas en lisant son roman, mais la transposition au théâtre, en Angleterre, par un Anglais, qu’il a eu le coup de foudre pour une histoire encore plus passionnante que celle de Turandot, inspirée par une réalité vécue. Qui mieux que Puccini, avec sa vie sentimentale compliquée, pouvait comprendre… l’incompréhension de Pinkerton devant Butterfly, son déchirement entre deux civilisations, sa capacité d’arrangement entre deux femmes ?

En lisant Loti, on touche son bonheur d’écrire, de jeter un morceau de sa vie sur du papier. En écoutant Puccini, on sent tout ce qu’il a mis de passion dans ses recherches, ses visites au British Museum pour se familiariser avec les instruments de musique de la Chine, tout ce qu’il a infusé de sa vie, comme Loti, dans les personnages dont ce prédateur de génie s’empare, qu’il pétrit de sa pâte et récrée avant de les lancer sur scène.

Le 4 septembre 2021, pour servir l’impétueuse intimité de « Madama Butterfly », Puccini avait Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna, deux vaisseaux de haut bord toutes voiles dehors par grand largue pour tendre à craquer les voiles du bateau opéra.

ALEKSANDRA KURZAK ET ROBERTO ALAGNA DANS « MADAMA BUTTERFLY », L’IMPOSSIBLE RENCONTRE DE DEUX CIVILISATION

Il arrive qu’en deux images tout soit dit. Pourquoi en publier davantage alors ?

Hier, deux images de l’acte 1, ont révélé tout « Madama Butterfly », elle et lui et tous les deux ensemble nous ont fait entrer dans l’essence même de la tragédie alors qu’on n’en était qu’à la présentation des « fiancés », pas encore au duo, déjà, toutes les équivoques étaient inscrites sur leurs visages. Lui, Pinkerton, les yeux fermés sur une civilisation – et une femme – qu’il ne peut pas comprendre, il est trop jeune et il vient de trop loin. Elle, Butterfly, au contraire, les yeux grands ouverts sur cet autre monde qu’elle veut découvrir, dans lequel elle voit son salut, mais qui l’inquiète malgré elle ; mais si elle refuse le doute, c’est qu’elle n’a pas le choix, contrairement à lui, et elle va suive sa voie jusqu’à la mort. Chaque image de leur première rencontre éclaire l’équivoque qui éclate dans le duo et le « vieni, vieni » sublime d’attente, de désir, d’impatience retenue d’Alagna.

Même si on ne connaît pas l’histoire, l’entrée de Butterfly est si déchirante qu’on sait déjà qu’elle ne peut que mal finir – aussi mal que devrait finir « Turandot », si Puccini avait pu l’achever.

On peut zapper l’image où Pinkerton déplie le drapeau américain si on se souvient du déploiement extraordinaire du drapeau français dans « Adrienne Lecouvreur », à Monte-Carlo, où, d’un élan, Alagna s’enveloppait dans les trois couleurs. Pas de déploiement ici, un dépliement, comme d’une nappe ou d’un drap. Le seul lyrisme de l’image ne se trouve pas dans la gestuelle, mais dans le visage du chanteur.

ALEKSANDRA KURZAK OU LE PAYSAGE D’UNE ÂME

Le deuxième acte, parfois long pour le spectateur qui attend le retour du ténor, passe vite avec Alelsandra Kurzak. Depuis son entrée du premier acte, avant de la voir (si on avait une place côté cour, elle était d’abord cachée par l’angle d’une cloison, ensuite ses ses suivantes lui passaient devant), alors qu’on entendait s’élever un chant d’une douceur ineffable, à la joie traversée, sinon d’inquiétude, du moins d’un de ces frémissements qui la conduiront à la mort, on attendait tout d’elle. Elle n’a rien laissé échapper de son personnage et révèle une femme dans la profondeur d’un amour indestructible, qui sait être gaie, joueuse, amusante, piquante, un être exquis, une mère aimante, qui n’est qu’attente, espoir et amour, dont la foi culmine avec « un bel di vedremo », dans lequel vibre tout l’amour du monde, où elle annonce un retour auquel personne ne croit plus – ni sa fidèle servante, qui a vu fondre l’argent laissé par l’officier américain ni le consul ni le prestigieux prétendant qu’on lui propose pour la faire échapper à la déchéance et à la misère.
L’arrivée d’un bateau américain la transporte au-delà de l’espoir dans le domaine des certitudes radieuses. Mais celui qu’elle aime, s’il a jamais existé ailleurs que dans son cœur, lui écrit qu’il va se charger, avec sa femme américaine, de l’éducation de l’enfant qu’ils vont emmener avec eux.

Brutalement arrachée, par une insoutenable cruauté, à une illusion à laquelle elle a suspendu sa vie entière, Butterfly se tue avec l’arme qui a servi à son père.

Pendant un acte, Aleksandra Kurzak explore les profondeurs du paysage d’une âme, révèle la diversité des sentiments de Butterfly, la richesse d’un amour immense qui se dédouble en tendresse maternelle et les ineffables mouvements qu’on surprend comme autant de secrets conduisant jusqu’au cœur battant d’un personnage émouvant et tragique dont, par son jeu et la subtilité de sa voix, la chanteuse rend l’universalité évidente – ainsi que le voulait Puccini.

LES MORTELLES RÉVÉLATIONS

Le troisième acte est celui de la double révélation qui conduit à la mort.

Elle découvre que son amour n’était pas partagé.
Lui, au dernier moment, a l’illumination contraire : c’est Butterfly qu’il aime. Cette inversion se lit, mot à mot, note à note sur le visage bouleversant de Roberto Alagna avec d’autant plus de force qu’elle va dans le sens où il a toujours voulu aller, poursuivant le même but que Puccini qui ajoutait le « fiorito asil » pour rendre Pinkerton plus sympathique.

La fin est spectaculaire.

Butterfly, ayant consenti au départ de son enfant, s’est poignardée près de la fosse d’orchestre, le rideau de scène s’écarte, la porte de la maison coulisse au fond livrant le passage à un Pinkerton hagard, dévoré de remords, égaré de douleur, qui s’élance, ayant repoussé sa femme américaine, vers sa femme japonaise qui meurt. Leurs mains tentent de se joindre. Il s’écroule près de Butterfly.

Comment croire qu’elle seule est morte alors qu’il vient de découvrir que l’asile fleuri enfermait un bonheur qu’il ne connaîtra plus jamais ? Il vivra, il survivra, ayant pour se consoler du paradis perdu, ce qu’avait Butterfly avant de se tuer : l’amour de leur enfant. C’est dans ce chassé-croisé dramatique qu’il se retrouvent au-delà de la mort.

Avec une force et une émotion qui se renouvellent pendant trois actes, avec l’accord idéal de leurs voix et de leur jeu, le couple emblématique Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna ne nous parle pas, dans la « Butterfly » de Berlin, de la mort qui sépare, mais de l’amour qui réunit.

©Jacqueline Dauxois

Pour en savoir plus, voir sur mon site :

https://www.jacquelinedauxois.fr/…/aleksandra-kurzak…/(ouvre un nouvel onglet)

https://www.jacquelinedauxois.fr/…/madama-butterfly…/(ouvre un nouvel onglet)

https://www.jacquelinedauxois.fr/…/roberto-alagna…/(ouvre un nouvel onglet)

« Carmen » ou les deux don José de Roberto Alagna, Arena di Verona, 21 et 31 juillet 2022

JOUR MOINS 1

La douceur du jour moins 1, le 16 juillet 2022, fut ineffable. Fragment de vacances, liberté et beauté dans un soir torride où, pour répondre à un sourire, le ciel s’ocrait de rose et bleu dragée ironie flottante au-dessus de l’implacable alignement des arcades rognées par l’écoulement des siècles, effaçant le souvenir des sanglants spectacles qui régalaient l’Antiquité.

JOUR 1

Répétition, le 17 juillet 2022

Alors que j’avais eu, pour une fois, le bon sens de ne pas emporter les dossiers de bioéthique médicale dont je suis rapporteur à la prochaine séance du CPP, surtout pas celui, en anglais, sur le « Cancer Bronchique Non à Petites Cellules (CBNPC) avancé avec altération de type saut de l’exon 14 de MET MOMENT », pas un roman non plus, depuis l’accident qui m’a tuée, si j’ai repris des tâches universitaires, qui ne demandent que de la technique et de l’application, je n’arrive plus à créer, je me suis tout de même retrouvée dans la lune, au milieu des entrailles de l’Arena.

Nous étions deux sur cette lune, devant les loges incompréhensiblement fermées à l’heure de l’essayage. On est peut-être en avance. Non, il est presque midi. Tu as ton planning ? Ensemble, nous avons tiré nos téléphones et cherché les plannings. Forcément, on a le même. Le plus incroyable est qu’on ait regardé chacun celui de l’autre, tellement on était étonnés. Il a ri le premier. C’était beau, ce rire soyeux qui s’envolait sous les voûtes obscures de l’étage des lions. Non, a-t-il dit, les lions c’est dessous. Tu veux dire, « c’était » ou tu les entends rugir encore ?

L’essayage, c’est dans deux jours.

Sans l’essayage, nous étions très en avance pour la répétition au théâtre. Un restaurant nous tendait les bras, mais il n’a pas résisté à retourner à l’hôtel dans la fournaise, pour revoir les récitatifs qu’il ne chante pas d’habitude, pendant que j’attendais son retour, avalant son dessert et le mien, sans parler des cafés.

Au théâtre, Micaela arrive après lui, mais de Carmen point. Elle viendra peut-être demain, si elle guérie. De qui ? On ne sait.

Je photographie avec mes deux appareils lorsqu’une soudaine pensée m’arrête. Il me faudra combien de temps pour copier les photos sur l’ordi, les classer, les trier, me décider à choisir celles que je supporte de montrer, alors qu’il a un Facebook dévorateur d’images comme le dragon de Trebizonde que Pisanello a montré dans sa fresque de l’église Sant’Anastasia, à deux pas de la place des Seigneurs. Un appareil en bandoulière, un autre accroché au poignet par la dragonne, je sors le téléphone, ce suspect qui prétend photographier aussi. Je n’ai jamais photographié avec ça, je cours au désastre, au moins, j’aurai essayé.

Pendant la deuxième partie de la répétition, après la pause, il évoque son Canio de l’année dernière et raconte aussi qu’il a chanté la mise en scène de Zeffirelli, avec Zeffirelli vivant. Le remplaçant du metteur en scène écarquille les yeux. Un de mes appareils aussi.

Au café, place Bra, il veut voir des images que je n’ai pas vues moi-même. Jamais personne n’a regardé dans mon téléphone. C’est interdit. Pendant qu’on nous apporte les chinottos, je dis « non » fermement – alors que l’objet inanimé dont Lamartine se demandait s’il n’avait pas une âme (il en a une, la preuve) a décidé de passer de ma main dans la sienne, je jure que je n’y suis pour rien. Ce sont mes photos, mais c’est son image. Son image faite par moi. Même si je la rate, c’est la mienne. Mais c’est lui.

Pendant que j’observe le pianotement de ses doigts, intriguée par une manœuvre inconnue de moi, en quelques secondes, souriant, rieur, moqueur, il embarque mon téléphone sur le sien, un clic, soixante photos. Il m’aurait fallu soixante fois plus de temps, pour les envoyer l’une après l’autre, il était d’ailleurs formellement exclu que je lui donne une telle avalanche, trois ou quatre, cinq peut-être, les autres, corbeille. Il est radieux. Il est à craindre que moi aussi. Comment avouer à quel point je m’amuse de le voir s’amuser ?

Le soir de la première répétition est tombé place Bra.

Il y aura un autre soir, un autre encore dans cet été de la musique où les Arènes ne s’endorment pas.

Maintenant tout est noir. La nuit enserre Vérone de ses mystères et le matin est loin encore. La ville est à moi. La place aux Herbes, d’où toute camelote a disparu, où l’enfilade des restaurants à tirés les rideaux, retrouve sa splendeur première, redevient l’antique Forum, avec la jonchée de ses monuments, le « Capitello » tribune de marbre d’où la République signifiait ses  jugements, le tabernacle ogival, la colonne de marbre où se dresse le lion de Venise, la fontaine de la Vierge de Vérone.

JOUR 2

Le lendemain, lundi et pas dimanche, la faute aux plannings qui zappent les jours, le soleil s’est levé sur l’Adige à l’heure où les rêves s’incarnent, où dans Vérone vide, ressurgit le passé à chaque carrefour ; l’histoire de bouscule ici; sous chaque arcade obscure chevauchent des chevaliers, des spadassins ferraillent, des traitres assassinent, une histoire qui dure depuis les Romains aux arènes sanglantes, en 89 avant Jésus-Christ. Impavide, Vérone voit passer les conquérants, les gobe et reste souveraine ; ils défilent pourtant, Théodoric en fait sa capitale, se succèdent ensuite Albin le Lombard, Pépin le fils de Charlemagne, Barberousse, le combat entre guelfes et gibelins fait rage, le féroce Eccelino da Romano est abattu en 1259, les Scaligeri s’entretuent, les Pâques véronaises font un massacre des Français, comme une plaque apposées sur un mur le rappelle au passant. Intégrée dans la République cisalpine, Vérone redevient autrichienne en 1815 et italienne enfin en 1866.

En face des souverains de l’éphémère, la cohorte innombrables des artistes qui ont fait de l’Italie le plus somptueux pays du monde créant l’éternité à la mesure humaine faisant ici de chaque église un musée, de chaque pierre une architecture  immortelle.

L’eau de l’Adige blanchit sous les premiers rayons, les cafés n’ouvrent pas encore. Un chien tire un passant en laisse.

La seconde répétition c’est tout à l’heure, en début d’après-midi. Il faut rentrer dormir. À l’hôtel, j’ai une machine à café. C’est peut-être la même qu’à Buenos Aires où Marinelle m’a appris le fonctionnement, elle m’aurait appris aussi le téléphone, mais son travail d’agent d’un des plus grands chanteurs au monde l’absorbait jour et nuit.

Carmen est là, pour la répétition, on a su hier soir qu’elle viendrait. Elle porte un masque.

Avec deux appareils et le téléphone, je ne m’en sortais pas hier. Je n’ai emporté qu’un petit appareil et l’autre, l’intrus, le scandaleux, le téléphone à lui fabriquer des images pour son Facebook.

Il a dit de ne pas faire de zoom avec le téléphone, qu’ils étaient flous, que je devais m’approcher. Il me propose de m’approcher. Je n’ai pas l’habitude. À l’Opéra les photographes nous avons une place, il est interdit de bouger, à Paris en tout cas, les objectifs le font pour nous. De vrais appareils, je n’en aurai plus. Quand la voiture m’a foncé dessus, j’ai envoyé les mains en avant pour l’arrêter. Je ne peux plus rien tenir de lourd surtout pas pendant des heures. J’ai changé mon matériel. M’approcher ? Je peux, puisqu’il m’y invite, et ne peux pas. Je voudrais être invisible, au contraire. Je suis incapable de lui tourner autour comme une mygale qui va démanteler sa proie ni passer devant les autres personnes comme si elles n’existaient pas. Je me suis approchée un peu. S’il y a une autre fois, j’essaierai de mieux réduire entre nous cet espace de respiration et de liberté, sans rien violer de l’essentiel, mon éthique.

À la pause, au café, je continue mon reportage téléphonique. Comme le mois dernier à Buenos Aires, l’atmosphère est chaleureuse, généreuse, la lumière passe entre nous tous, sans un écran pour la difformer. Tout est fluide et simple. Nous ne sommes que courtoisie et respect les uns pour les autres. C’est exquis. Le pianiste, intéressé par mon métier d’écrivain, me dit en montrant leur groupe que je téléphotographie : « Et vous ? » Roberto, qui l’a entendu a vers moi ce geste généreux qu’on lui connaît, il ouvre le bras, je m’installe dessous et le pianiste me prend avec le groupe. Notre ténor veut trinquer avec les tasses, je n’ai plus de main pour en prendre une, je trinque avec un appareil.

Pendant toute la répétition, j’actionne un appareil et le téléphone. Ce jour-là, il a rencontré beaucoup de monde, c’était très amusant et joyeux, je pourrais faire un article poeple si j’aimais ça. Et même j’ai été photographiée avec eux.

Le soir, il se produit, ce qui m’est arrivé trop souvent depuis le début de mon travail avec lui.

Elles ne sont pas les seules, mais les machines non plus ne supportent pas que je travaille avec lui et, elles aussi, me font croc-en-jambe sur croc-en-jambe. Je me relève chaque fois.

Voilà le désastre véronais : les vidéos de la seconde répétition sont bloquées dans l’appareil. Elles n’ont pas disparu, mais refusent d’être recopiées. Je les vois sur le petit écran de l’appareil photo, c’est tout ce qu’elles consentent à  m’accorder.

Depuis des années, des incidents semblables m’ont valu des nuits de cauchemar à essayer de résoudre des problèmes insolubles pour moi. Il ne pouvait pas croire ce qui arrivait, c’est évident. D’autant qu’il est vrai que je ne veux pas tout lui donner, je ne l’ai jamais caché. En réalité, je lui donne ce qu’il veut, quand je peux. En théorie, je veux rester maître de mon travail. Je souffre de le voir manipulé par d’autres, sans savoir ce qu’il devient. Je fais des choses secrètes qui n’intéressent que moi. Bien que déchirée entre deux désirs, je lui ai donné beaucoup de choses uniques dont j’ai l’impression qu’elles sont tombées dans un trou. En attendant, à cause de mon désir de travailler autrement que sur les réseaux sociaux et à mon rythme, qui n’est pas rapide, il a pu supposer que je mentais, que j’étais hypocrite et méchante lorsque je lui affirmais que j’avais passé la nuit entière à regarder tourner l’ordi sans parvenir à lui envoyer un fichier.

Pourtant, bien que fâché, il m’a permis de continuer.

J’aurais pu croire qu’il manquait de bonté et m’enfuir.
Pourtant, je me suis obstinée, certaine qu’il comprendrait un jour.

Pourquoi, il ne m’a pas jetée, je ne sais.

Pourquoi je n’ai pas pu partir, bien qu’ayant essayé après la sortie de « Quatre saisons avec Roberto Alagna », j’ai trouvé.

Sur les quarante livres que j’ai publiés, il en occupe deux.

C’est une aventure si extraordinaire d’avoir devant soi le personnage d’un de ses propres romans, que je ne trouve pas dans l’histoire de la littérature d’écrivain qui ait résisté à cette attraction. Alors, comment le pourrais-je ?

JOUR 3

Avant les essayages, cette fois c’est le bon jour, la nuit dissipe les ombres qui hantent le Palazzo della Ragione, piazza dei Signori. Dans la cour monumentale, ouverte jour et nuit, le génie des architectes italiens a su accorder un escalier charmant du XV ème siècle accolé à la superbe austérité du palais moyenâgeux flanquée d’une tour. Il y en avait 400 à Vérone, dit-on.  En sortant sur la droite se dressent les orgueilleux tombeaux des Scaligieri.

Dans  «  le Voyage du Condottiere » d’André Suarès, on lit :

«  Via Mazzanti et Volto Barbaro les deux rues finissent en cul-de-sac, l’une dans l’autre. Et une voûte donne sur la place des Seigneurs. Quel coupe-gorge magnifique entre le marché du peuple, ce bétail herbivore, et le repaire des carnassiers. C’est là que les Scaliger règnent, et le plus souvent qu’ils meurent sous l’hallali de la Trahison, la plupart de ces dogues. Le Mâtin Second y poignarde de sa main, son cousin l’évêque. Cansignorio, pour être prince, plonge son épée jusqu’à la garde dans le dos de son frère aîné ; et, lui-même, plus tard, ruiné par la luxure et le vin, se voyant mourir, il console son agonie en faisant étrangler son cadet qui pourrissait en prison. Ils meurent tous avant quarante ans. L’arcade est là, toujours la même… »

Quel rapport entre mes rêves de la nuit, l’Histoire, l’histoire de l’art et ce que nous allons faire aujourd’hui ?

C’est l’évidence. Dans le monde que je trouve cruel, le ténor Roberto Alagna me un donne accès direct et imprévu, à l’univers romanesque et artistique sans lequel je ne peux pas respirer.

On accède aux loges par un escalier de fer qui donne sur un couloir très étroit où s’ouvrent les portes coulissantes (elles n’auraient pas la place de s’ouvrir autrement) peintes en rouges. Les loges sont minuscules, les costumes accrochés au mur. Ils sont beaux, pesants, lourds, taillés dans des tissus épais en laine, en grosses étoffes comme si nous n’étions pas ici dans le monde de l’illusion et si on ne pouvait pas leur en faire dans des tissu mieux adaptées à la température. Il ne se plaint de rien, il est content. Il ne fait pas plus de quarante degrés.

Il essaie en ruisselant, sourit sous le képi, se change, tourne sur lui-même pour entourer l’écharpe rouge de contrebandier dans les montagnes autour de sa taille, je m’étais promis de compter les tours, j’ai oublié. Une fois il l’a enroulée sous le gilet, une fois dessus. Il a des paires de bottes superbes. Le pantalon dans les bottes, la chemise, magnifique, bien épaisse, le gilet brodé, la veste lourde, belle, à pompons et une cape jusque par terre.

Il a des mots gentils pour tout le monde.

C’est la troisième fois que le jour est plus beau, plus riche et plus fécond que les rêves de la nuit.

Tu ne pourrais pas rembobiner, Maestro ?

JOUR 4

La veille du spectacle, le 20 juillet 2022, jour de repos, signifie pour lui pas de travail d’équipe et, sans les autres, travailler plus que jamais avec des repas qui, pour être bons, n’en ont pas moins un but unique, préparer son corps à l’exploit. Même les chanteuses longilignes possèdent cette musculature de championne olympique, nécessité professionnelle.

Il y a une table torride à l’ombre d’un parasol, sur la table, une partition aux passages surlignés, ouverte, un téléphone avec les touches d’un piano, une main dont les doigts font résonner les touches, une voix qui chantonne, un autre téléphone, endormi, paresseux, ignorant, un MacBook air, ouvert, une autre paire de mains qui forment des mots au lieu de notes, deux paires de lunettes, deux cafés aux rives emmoussées, une nature morte. Sauf qu’elle vit. Une partition, un texte, un résumé du trésor incorruptible de l’âme, Goethe appelait ces rencontres de l’ineffable, les affinités électives, on n’a rien trouvé de mieux.

Demain soir, il sera don José.

Dans dix jours, encore une fois.  

Par le fleuve du temps disjoints, s’oublieront des choses de la vie, – pas le temps partagé autour d’une table dans la ruelle des Seigneurs.

On a droit encore à ce jour tout entier qu’il va prolonger dans la nuit avec sa partition et moi dans les rues vides à la recherche d’autres éternités.

LES DEUX DON JOSÉ DE ROBERTO ALAGNA

LES 21 et 31 JUILLET 2022

Les productions signées Zeffirelli enthousiasment les foules par leur facture classique et éclatante au service de l’auteur, du compositeur, des solistes, du public, la maîtrise du sujet, l’art de faire se mouvoir des masses sur scène, jusqu’à quatre cents personnes sur le plateau dit-on pour « Carmen », d’oser deux entrées de don José à cheval, sans parler de cavaliers professionnels et des danseurs d’une des meilleures compagnies espagnoles qui, comme le feu d’artifice de « La Traviata » (mise en scène Zeffirelli) donnée la veille avec Vittorio Grigolo et Ludovic Tézier, provoque un élan joyeux dans les gradins. Sous la direction de Marco Armiliato la « Carmen » de l’Arena s’affirme comme un spectacle de référence, tel que l’a été celui d’Orange.

C’est un regret que Ludovic Tézier n’ait pas été, comme à Orange, Escamillo affrontant Alagna, lui qui, la veille, incarnait le père Germont et si Béatrice Uria-Monzon a fait ses adieux au rôle, c’est un autre regret de savoir qu’Elīna Garanča est la Carmen d’autres don José – de sorte qu’en dépit des quatre cents choristes et figurants, Roberto Alagna se trouve très seul sur scène, même si Micaela (Maria Teresa Leva), avec son côté rétro de gentille petite villageoise, ne s’en tire pas si mal.

Emporté par le spectacle hollywoodien, le chef, l’orchestre, les chœurs, les figurants, l’harmonie des couleurs, la beauté des décors, le public n’a pas souffert du manque d’homogénéité du casting – et s’est laissé enflammer par le  don José d’Alagna à  qui l’Arena de Vérone donnait un aussi riche écrin.

 Par les deux don José de Roberto Alagna.

 Au lieu de l’effacer, plus le temps passe, plus la différence entre les deux se fait évidente. Comme Alagna connaît le roman de Prosper Mérimée aussi bien que les partitions de « Carmen » données depuis la création, ses deux don José sont justes, si différents qu’ils puissent être.

La jeunesse impétueuse du premier, les désirs qui l’entrainent d’un amour solide, béni par sa mère, aux désastreuses folies qui l’écartèlent entre ses devoirs et « l’infamie » ont un si puissant éclat que le public, emporté, a réclamé un bis (Alagna n’en donne jamais, on l’a espéré tout de même) pour l’air de la Fleur où l’émotion vibrait jusqu’aux étoiles. Bien que brûlé au feu de désirs ravageurs, dans ce José, l’espoir anéanti est toujours renaissant jusqu’à la fin (espoir d’épouser Micaela, de se rendre à l’appel, de renoncer à être un brigand, de sauver Carmen et de se sauver avec elle).

Sur sa seconde incarnation, Alagna fait peser le poids d’une fatalité à laquelle son héros sait qu’il ne peut échapper. D’inquiétant qu’il était, le mot « sorcière » se change en brûlot. Le duo avec Micaela, fait jaillir un espoir qui n’est qu’illusion et se nourrit davantage de l’amour pour sa mère que de celui pour sa fiancée. S’il décide néanmoins (et il est sincère) de rejeter Carmen, dès ce moment, il sait qu’une flamme obscure s’élance vers lui, dévoratrice de son avenir.

Le premier José avait vraiment le désir de rejoindre son régiment, son « adieu pour jamais » semblait assurer son salut. Le second est plus ambigu. Il sait qu’il devait rompre avant la danse, s’enfuir, que chaque instant donné à la volupté rive sa chaîne. Lorsqu’à peine libéré de prison, il court chez sa maîtresse au lieu de se rendre tout droit au « quartier pour l’appel », il s’illusionne à peine,  même sans l’irruption d’un officier de son régiment, n’importe quel prétexte l’aurait conduit dans la montagne. Il le sait. Ce n’était pas le cas du premier don José.

Les deux incarnations d’Alagna savent que Carmen « sorcière » , « femme damnée », « démon » au final, est l’image de la perdition à laquelle il ne peut échapper jusqu’à la fin où il s’illusionne complètement, prétend la convertir, la sauver, se sauver avec elle, alors que ce qu’il veut, c’est le contraire. Il lui offre un marché insensé : pour sauver leurs âmes, il accepte de rester brigand (c’est-à-dire de continuer à perdre la sienne). Il veut lui donner « tout, tu m’entends, tout ». Comme elle n’a plus rien pour lui,  c’est la marche au supplice, interrompue un instant, lorsqu’il s’arrête et se signe devant le crucifix dressé sur la place. Le signe de la Croix est le geste de tout chrétien en ces temps. On raconte que l’empereur Julien l’Apostat, après avoir violemment attaqué le christianisme dans « Contre les Galiléens » aujourd’hui appelé « Défense du paganisme » (331-363), malgré lui, faisait le signe de Croix. À l’époque de « Carmen », dans l’Espagne très chrétienne, c’est un automatisme habituel et l’indication que don José n’a pas perdu la notion du bien et du mal, des valeurs chrétiennes traditionnelles héritées de sa mère.

Les deux José d’Alagna se signent.

Le premier passe son chemin après un bref arrêt. Comme tout bon chrétien, lui qui a cessé d’être bon et chrétien.

Le second fait bien autre chose.

Il s’immobilise devant la Croix, s’agenouille et les doigts croisés contre sa poitrine, le buste incliné, prie avec une ferveur passionnée. Pas difficile de deviner qu’il demande à Dieu l’impossible. Incapable de décider comme un homme, cet éternel enfant, victime de sa faiblesse, réclame à la fois le salut de son âme et posséder Carmen, sa perdition. Contrairement au premier, le second José,  sait qu’il ne peut avoir les deux et qu’ils sont tous les deux perdus.

Ainsi commence cette fin désespérée à laquelle jamais Roberto Alagna ne se lassera de donner les accents ardents de cet éternel chant d’amour et de mort qui, passé du roman à la scène de l’Opéra, émeut les foules depuis des générations et continuera tant que l’être humain voudra regarder jusqu’au fond de son cœur.

© Jacqueline Dauxois

« Fedora » ou le retour d’Alagna à la Scala avec Sonya Yoncheva dans le rôle titre, octobre 2022

 

 LA GÉNÉRALE DU 12 OCTOBRE 2022



C’est le retour d’Alagna à la Scala.

Octobre 2022, quatre spectacles : une générale ouverte le 12, et le 15, 18 et 21 octobre 2022, trois représentations. Absent pendant seize ans d’une maison d’Opéra qui aurait dû ne pas cesser d’être l’une des siennes, il revient incarner un personnage fait pour lui, qu’il n’a jamais joué : le comte Loris Ipanoff dans Fedora. Prise de rôle aussi pour Sonya Yoncheva, interprète du rôle titre, qui a été à Madrid, en concert, sa Juliette.

MISES EN SCENE DE  GIORDANO, DE L’ANDREA CHENIER  DU ROH À LA FEDORA DE LA SCALA

Il y a quelques années, à Londres, le Royal Opera House lui a offert, pour Andrea Chenier, un Giordano plus fréquemment joué que Fedora, la mise en scène de nos désirs (qui sont peut-être aussi les siens) : respect de l’œuvre, beauté des décors et des costumes, harmonie des mouvements de groupes.

Après l’Andrea Chenier de Londres, dont la mise en scène reconstituait un monde en créant un support pour le rêve, quelle Fedora allait surgir de cette nouvelle production, retardée de deux ans par la Covid 19, pour le retour d’Alagna ?

 Il est devenu tellement banal qu’une mise en scène rende tout banal, qu’on se contente qu’elle ne soit « que » banale comme cette Fedora à qui on reconnaît le mérite de ne pas chercher le scandale, mais qui éradique tout ce qui pourrait évoquer l’histoire écrite par Victorien Sardou (auteur aussi de Tosca), mise en musique par Giordano sur un livret d’Arturo Calauti. Plus de XIXème siècle, plus de Russie, surtout pas de Sainte Russie, plus de nobles remplacés par Monsieur et Madame tout le monde. Au décor, moderne bric à brac du premier acte, avec une télé qui donne un match, succèdent trois autres, palais, villas, chalets qui ont l’avantage d’être épurés.

Modernes et élégants au premier et deuxième acte (on dirait qu’Alagna porte l’un de ses vêtements de concert), les costumes empirent au troisième. Jean et baskets. En tête de ceux qui déplorent ces affublements, Emidio Poletti, présent le soir de générale, qui habilla à la ville les plus grands de Kraus à Alagna, lorsque, à ses débuts à la Scala, il chantait La Traviata, La Bohème et Macbeth.

ROBERTO ALAGNA ET SONYA YONCHEVA

Le public est venu pour eux et ce sont eux, les chanteurs, qui sauvent une mise en scène vide.

Deux rôles secondaires excellents,, Serena Gamberoni, la comtesse Olga Soukarev et George Petean, de Sirex, on les connaît, l’une, avec sa grâce physique et vocale l’autre avec sa sûreté donnent de l’épaisseur à leurs personnages.

En dépit de longueurs, d’explications entortillées qu’on sauterait volontiers, « Fedora » commence en majeur, continue et s’achève en majeur.

Entre deux parenthèses de mort.

Seule, pendant tout le premier acte où Loris n’apparaît pas, l’intensité du chant de Sonya Yoncheva impose cette grandeur tragique dans laquelle, dans le seul registre dramatique, Sarah Bernhard triompha en son temps.

L’entrée de Fedora, à l’acte I, c’est l’entrée dans la tragédie.
Celle de Loris, à l’acte II, c’est l’entrée dans l’amour avec l’un des airs les plus célèbre du répertoire : Amor ti vieta.

AMOR TI VIETA

Amor ti vieta di non amar.

La man tua lieve che mi respinge

cerca la stretta della mia man.

La tua pupilla esprime « t’amo »

se il labro dice « non t’amerò ».

L’ amour t’interdit de ne pas aimer.

Ta douce main qui me repousse

Cherche l’étreinte de la mienne.

Ton regard dit : « Je t’aime »,

 tes mots prétendent : « Je ne t’aimerai pas ».

Amor ti vieta, ces cinq lignes de chant, si attendues, provoquent les transports. Plus loin, d’autres arias du ténor, de toute beauté aussi, ne déclenchent par le même enthousiasme. C’est qu’ Amor ti vieta contient le thème musical central de l’opéra, dit Roberto Alagna ; c’est aussi que, sur le plan sémantique, cet air exprime le cœur des sentiments complexes et déchirés qui vont conduire à la mort de l’héroïne. Enfin, cet air entraîne ceux de Loris seul qui passe de la joie à l’espoir, du doute à la souffrance insupportable et les duos qui s’enchaînent jusqu’à la fin, tous plus passionnées et poignants les uns que les autres.

Les airs de Loris s’élèvent vers le bonheur et sombrent dans la détresse et le désespoir ; les duos forment une prodigieuse chevauchée à deux voix, l’une enlaçant l’autre dans une harmonie qui s’exalte, s’emballe jusqu’au fond de l’âme dans une étreinte fusionnelle,

comme deux encolures ruisselantes, deux crinières qui s’emmêlent dans la course à l’abime et les visages rapprochés, les bouches qui exaltent des sons aussi somptueux et profonds semblent deux bouches appartenant à un seul être.

SORTIE DES ARTISTES

Ci-dessus : Roberto Alagna avec Emidio Poletti, Marco Armiliato, George Petean, Sonya Yoncheva et Serena Gamberoni.

© texte et photos Jacqueline Dauxois

Alagna à New York, promenade en zigzag autour de deux « Tosca », le 31 octobre et le 4 novembre 2022

Dans New York flamboyaient les couleurs de l’été indien, les aiguilles des tours s’inclinaient doucement vers leur reflet inversé dans les eaux du lac ; le matin, entre voitures hennissantes et camions rugissants, les chevaux des calèches, aux cochers décoiffés, piaffaient aux feux rouges pour gagner leurs emplacements à touristes aux entrées du Park ; torse nu, un new yorkais promenait deux chats de race en laisse, sages comme des écureuils, les oiseaux se laissaient photographier sans broncher ; à 10 heures, la file d’attente devant le Moma s’étalait, de l’entrée du musée jusqu’à l’angle des avenues – il suffisait d’attendre midi pour tranquillement passer et contempler le meilleur de l’art moderne un peu du pire aussi à travers une architecture dont les volumes s’ouvrent sur la ville comme des éventails ; c’est tout juste si le soir se couvrait de manteaux légers, surtout la nuit où une pluie hâtive a brillé sur les trottoirs.

Le seul endroit où il aurait pu avoir froid, c’était au théâtre, à Broadway, qui donnait « The phantom of the Opera », et où la clim gelait.

Il était à New York pour « Tosca ».

En mars 2022, avec Alekandra Kurzak dans le trôle titre, ils avaient donné ensemble, avant une « Bohème » à Puerto Rico, 4 représentations, sauf erreur de ma part, ce qui fera, c’est selon, une de plus une de moins, rions-en ensemble avec les correcteurs de maisons d’éditions, le 2, le 5, le 9 et le 12. Depuis le 4 octobre, Aleksandra avait repris une série de 9 représentations, sauf nouvelle erreur de ma part, Roberto venant la rejoindre pour les deux dernières, le 31 octobre et le 4 novembre de cette même année.

Dans mes zig zag se trouve une insolite photo.

Comment est-elle venue se caler entre les autres ? Les miennes, elle qui n’est pas de moi ? Je ne sais.

Elle représente Mario torturé trainé dans le bureau de Scarpia. Vu d’une place d’orchestre, ,les jambes d’un sbire de Scarpia le cachent parfois entièrement. Mais un instant, alors qu’il est tombé à genoux, on l’aperçoit entre une cuisse massive en uniforme et la main du soldat. De cette main, d’un bleu de métal de mort, recroquevillée, les doigts crochètent le visage pâle et torturé de Mario. À frissonner d’horreur.

Plus tard, j’ai compris. C’était un envoi d’Halloween, New York s’adonnant d’enthousiasme à ces festivités. Je n’ai pas détruit la photo, je ne la détruirai pas avant d’être certaine qu’elle n’apporte rien (elle n’apporte rien… à moins que ce ne soit cette vision qui fait claquer des dents à Mario lorsque la rafale va lui faire lâcher la lanterne). Je ne la posterai pas. C’est compliqué ? Vous trouvez ? Mais je n’ai jamais prétendu que c’était simple d’être écrivain et photographe.

En attendant un article que je posterai peut-être sur les morts de Mario, ci-dessous le lien pour le post sur mon site web en mars :

https://www.jacquelinedauxois.fr/…/au-metropolitan…/(ouvre un nouvel onglet)

© Jacqueline Dauxois

Roberto Alagna et les six morts de Mario Cavaradossi, Met 2022

UN HÉROS STENDHALIEN

Mario Cavaradossi, le héros qui meurt six fois en Roberto Alagna au cours de cette série newyorkaise (4 spectacles en mars 2022, 2 à l’automne, six mois plus tard), appartient à une génération qui fascina tellement Stendhal que personne ne s’étonnerait de trouver son histoire dans les « Chroniques italiennes ».

Mais qui est-il ? 

Un peintre amoureux d’une cantatrice renommée, Tosca (acte 1), enflammé secrètement pour les idées de liberté répandues en Europe par les armées de Bonaparte.
Un artiste célèbre puisque les autorités pontificales, certainement informées de ses choix politiques, lui ont commandé non un sujet secondaire, mais une Marie-Madeleine, la plus grande sainte de la chrétienté, « égale aux apôtres » (« Marie-Madeleine », Jacqueline Dauxois, Flammarion 1998).

Tombé entre les mains de Scarpia, chef de la police pontificale (acte 2), Mario défie le pouvoir qui pactise avec l’occupant autrichien faisant claquer comme un drapeau son rêve immense qui le conduit à la mort (acte 3). Il le sait.

Il le dit au début de l’acte 3 dans l’un des plus beaux airs de de ténor qui semblent avoir été écrits pour Alagna « E Lucevan le stelle ».



DU LUCEVAN À LA RAFALE

E lucevan le stelle,

Ed olezzava la terra

Stridea l’uscio dell’orto

Ed un passo sfiorava la rena.

Entrava ella fragrante,

Mi cadea fra le braccia.

O dolci baci, o languide carezze,

Mentr’io fremente le belle forme

Disciogliea dai veli !

Svani per sempre il sogno moi d’amore.

L’ora è fuggita, e muoio disperato !

E non ho amato mai tanto la vita !

Et brillaient les étoiles

Et embaumait la terre

La porte du jardin grinçait

Et un pas glissait sur le sable.

Elle entrait parfumée

Et tombait dans mes bras.

O doux baisers, o languides caresses,

Je tremblais découvrant sa beauté

En écartant ses voiles!

Il sombre pour jamais mon beau rêve d’amour.

Le temps à fui, et je meurs désespéré !

Et jamais je n’ai tant aimé la vie !



Avant d’être fusillé, pendant quelques minutes, il est seul, debout, en face du peloton. Au lieu d’une croix, les soldats lui ont mis dans la main une lanterne pour qu’il éclaire lui-même son exécution, rendue plus tragique par l’abandon de Tosca. Elle est là, pourtant, présente mais si absente, l’ayant abandonné deux fois, en tuant Scarpia (on pourrait peut-être discuter si c’est un abandon) et puisqu’elle est persuadée que l’exécution sera un simulacre, gavant son amant de conseils à la résonance insupportable tant ils sont décalés de la réalité : la mort qui s’approche de Mario. Ici, l’abandon ne se discute plus. Mario le sait puisque, pas une fois, pendant ces « instants suprêmes », son regard ne cherche celui de Tosca. Il quête tout autre chose.

Pendant les quelques minutes où il attend la mort, il ne se passe rien, les soldats arment les fusils et vont tirer. Mario attend avec sa lanterne. Le ténor n’a rien à chanter et rien à faire qu’à attendre, sa lanterne à la main. Il pourrait ne rien se passer.
Dans ce temps vide, Roberto Alagna, comble un vide et engage un dialogue muet, dans lequel Alagna acteur répond à Alagna ténor du début de l’acte. Comment peut-il, lui qui n’a jamais attendu qu’un peloton l’exécute, accéder et nous faire accéder à cette attente de la mort que nous allons vivre tous, un jour.



Pendant « Lucevan », lorsque Mario lève les yeux, on peut dire qu’il regarde dans les étoiles son rêve d’amour qui le transportait au paradis des amants. À la fin, où il ne regarde jamais Tosca, mais le Ciel, c’est autre chose que cherche son regard dans une quête d’autant plus extraordinaire que, dans la logique du désespoir, qui est refus de Dieu, comme le Condamné du dernier jour (« Le Dernier jour d’un condamné », David Alagna, d’après Victor Hugo), il refuse l’assistance d’un prêtre.

Mais que ce prêtre, dont il ne veut pas, lui présente la Croix, (sauf, une fois, la troisième), il embrasse la croix et prie. Il rejette la religion, émanation d’un pouvoir politique oppresseur. C’est Dieu qu’il veut, lui, qui exerce son art dans une église de Rome au moment où il est arrêté.


Pendant lsix « Lucevan », le Mario d’Alagna avait les yeux dans les étoiles. Le sixième soir, son regard a exprimé une volupté païenne, il y cherchait peut-être une image idéale de l’union d’Éros (o dolci baci, o languide carezze) et Thanatos (muoio disperato) qui va se résoudre, au moment de l’attente de la mort.

Cette attente de la mort qui est une scène vide.
Dans ce vide, Alagna en Mario, six fois, creuse le contraste avec « Lucevan » et introduit ce désespoir qu’il ne montrait pas lorsqu’il le chantait. Qui donc manquait.

Cet écho, d’habitude zappé, cette inversion, cette complétude, a acquis toute sa puissance le dernier soir, dans une transe poétique au lyrisme halluciné qui transporte Mario du désespoir à l’espoir.



2022 AU MET, LES SIX ATTENTES DE MARIO, QUATRE EN HIVER DEUX AU PRINTEMPS

Dans le premier spectacles de l’hiver, le Mario d’Alagna évoque un oiseau affolé, les pattes dans la glu, qui se débat, cherchant à échapper au piège mortel. Effroi brut, viscéral, primitif des animaux de Pompéi, qui savaient avant leurs maîtres que la mort approchait.
Au deuxième, ses tempes battent, les veines de son cou s’enflent, mais, lui, comme il empoignerait un cheval au mors, de toutes ses forces, contient les sentiments qui le dévastent, attitude socratique qui s’affirme le lendemain dans une attente, la plus paisible de toutes. C’est la seule fois où il n’a pas embrassé la Croix, mais s’est incliné pour prier, la seule aussi où il a gardé les yeux clos tout le temps. Sans rien chercher à l’extérieur de lui-même sur la terre ni au ciel.

Dehors, cette nuit-là, il neigeait de petits flocons roides et piquants.

La quatrième attente de Mario est un retour au piège du premier soir, mais plus rien en lui n’évoque alors un oiseau captif. L’instinct animal a disparu. C’est un homme totalement conscient, l’Homme innocent qu’on a englué, qu’on va assassiner, qui ne veut pas mourir. Qui sait qu’il va mourir. Et garde les yeux ouverts.

Chaque nuit, en sortant, on se disait qu’il ne pouvait pas donner davantage, que revenir serait risquer cette plénitude, seulement c’est lui, on revenait, bien sûr.

Il ne le fera pas ensuite, mais au creux de l’hiver, quatre fois, alors que, de la main gauche, il est obligé de soulever lui-même la lanterne pour que les soldats le visent bien dans l’obscurité, il soulève aussi l’autre bras, évoquant le Christ en croix.

Pendant les deux nuits d’automne, six mois après les quatre premières, il n’a plus besoin d’extérioriser une image christique et le crescendo, dont on croyait que le quatrième soir d’hiver marquait le terme, se révélait un palier dans la montée vers le sixième et dernier soir de la série.

Le dernier soir, donc, il fut l’ incarnation de la poésie lyrique venue de la nuit des temps, Apollon et Dionysos confondus, et celle du pari de Pascal. Comment il a fait ? On ne sait. Que savait-il, lui, de ce dont il rendait compte, ce soir-là ?  Comment la vérité était-elle en lui si profondément, absolument, totalement inscrite, pour ressurgir avec l’évidence d’une pareille spontanéité ? Il révélait les doutes, le désespoir et le jaillissement de l’espoir de notre humaine condition en face de ce qui nous attend, après : le néant ou l’absolu sacré.

En quelques instants sur scène, il a récapitulé sur son visage, l’intuition millénaire de la mort et de l’au-delà qui, depuis l’« Antigone » de Sophocle, traverse la littérature profane et sacrée. Nous agonisions tous avec son Mario. Comment pouvait-il vivre sur scène ce qu’il n’a pas vécu ? Il ‘y avait plus de scène. Comment peut-il avoir une conscience aussi profonde de la mort qui approche et révéler une vérité à ce point universelle à travers le particulier ? C’est le cœur du mystère de son art, qui le rend capable de montrer, à travers les minutes de supplice vécues par son héros, l’homme, toute l’humanité, placé devant la mort imminente. Il a exploré ce moment six fois (sans parler de toutes les autres qui ont précédé cette série) pour, le dernier soir, atteindre une révélation partagée avec son public.

LE CHANT ET LE SILENCE



Son regard glissait de l’effroi intolérable, les yeux égarés, ses dents, qu’on n’avait jamais vues les cinq autres fois, paraissaient grincer de désespoir. Il fouillait les étoiles. Interrogation. Il questionnait le Ciel. Doutes. Avant l’éclair de feu, au fond de ses yeux, il y a eu une flamme autre. Mario, ignorant peut-être ce que c’était, faisait le pari de Pascal. Refus du néant. Pari que Dieu existe. Nous en frissonnions. Un éclair encore dans ses yeux. C’était la prière du bon larron sur la croix. Peut-être. Sûrement.

C’est ainsi que cette nuit du 4 novembre 2022, Roberto Alagna fut le phare qui a conduit la salle dans un (sans lui) inatteignable ailleurs. Chacun a vu ce qu’il voulait/pouvait, chacun a pris son rayon de lumière.

Très jeune ce soir-là, les vieux ayant renoncé à être des vieux, le public recevait avec passion-, porté, transporté, déporté par Alagna jusqu’à l’âme d’un peintre, qui n’a rien d’un mystique mais qui, confronté à son heure dernière, jette tout son être dans l’avant-mort et, du désespoir halluciné (muoio disperato), nous étions tous mourants et tous désespérés, ayant levé des yeux fous de terreur, nos larmes se pleuraient, entrevoyait l’espoir d’un Ciel prêt à le recevoir. Ses yeux basculés vers la voûte céleste, brûlant du désir de la voir s’ouvrir, lançaient dans le silence, le cri de victoire de l’Acte II, mais il appelait une autre victoire, son regard suppliait comme le bon larron, et, à l’instant de la rafale, le silence de Mario proclamait : « Mort, où est ta victoire ? » Nos cœurs battaient avec le sien. Les balles foudroyaient le héros d’Alagna qui est aussi le nôtre.

©Jacqueline Dauxois

(On peut lire les trois textes indépendamment, néanmoins voici les liens pour les deux articles qui précèdent :

https://www.jacquelinedauxois.fr/2022/03/11/au-metropolitan-aleksandra-kurzak-et-roberto-alagna-dans-tosca/(ouvre un nouvel onglet)

https://www.facebook.com/profile.php?id=100032304622591  )