OTHELLO, un nouveau regard, des sources de Shakespeare à Verdi

Les 7, 10, 13, 16, 20, 23, 26 et 29 mars 2019, Roberto Alagna donne, après Orange et Vienne, son troisième Otello à l’Opéra de Paris, Aleksandra Kurzak étant Desdémone.
C’est l’occasion de porter sur Othello un autre regard.

CAPITANO MORO

Othello, avec « h », c’est la pièce de Shakespeare ;  Otello, sans « h », c’est l’opéra que Verdi a tiré de Shakespeare. Le dramaturge génial de Stratford-on-Avon a trouvé son sujet dans une nouvelle publiée à Ferrare avec quatre-vingt dix neuf autres, les Ecatommiti de Giovanni Battista Giraldi, dit Cintio.

Giovanni Battista Giraldi, Cintio.

Dans ce recueil, celui qui va devenir Othello se fraie pour la première fois une place en littérature, mais modeste et anonyme, car Cintio, qui se contente de numéroter ses nouvelles sans leur chercher de titres, ne nomme pas ses personnages. Dans la septième nouvelle du volume 2, il appelle son héroïne Disdemona, en grec, l’Infortunée, et ne désigne jamais celui qui deviendra l’un des plus célèbres héros de la littérature mondiale sous le nom d’Othello, que comme le capitano Moro.

Début de la septième nouvelle du tome 2 des Ecatommiti.


Le condottiere

La vie d’un condottiere corse aurait inspiré la nouvelle de Cintio. La chronologie ne s’y oppose pas, Sampiero a été assassiné en 1547 et le livre a paru en 1565.
Comme souvent les condottieri, Sampiero est un officier hors du commun. Parti de rien, il a gravi, comme Othello le fera, tous les échelons, conquis la gloire et la fortune et, à 47 ans, il épouse une ravissante cousine, Vanina d’Ornano, 15 ans.
Lorsqu’ils s’installent à Marseille avec leurs enfants, Sampiero est ambassadeur auprès de la Sublime Porte, Vanina est souvent seule. La Sérénissime République de Gênes, que Sampiero a combattu toute sa vie, infiltre un espion près d’elle comme précepteur de ses enfants. Elle réalise ses biens en toute hâte et s’enfuit. Sampiero fait intercepter le bateau de la fugitive qui refuse d’être exécutée par des esclaves et lui demande de mourir de sa main. Il l’étrangle. C’est la fin de la tragédie de Shakespeare.
La famille d’Ornano offre 2000 ducats pour la tête de Sampiero. Gênes double la récompense ; en 1547, la tête de celui dont on a dit qu’il était le premier indépendantiste corse (mais c’est à voir), qui avait fait cadeau de l’île à la France, est exposée sur les murailles d’Ajaccio. Il avait soixante te onze ans.
Cintio raconte la vendetta.
Pas Shakespeare, qui resserre la tension dramatique, abandonne l’original à son sort pour suicider son Othello sur le corps de Desdémone assassinée.


Sampiero Corso.

Bifurcation ou parenthèse : Sampiero Corso, opéra de Xavier Tomasi

Dans les remous de la création qui se prolonge à travers les siècles, en 1956, Henri Tomasi, élève de Vincent d’Indy, reprend en direct, sans détour par les Ecatommiti, le personnage du condottiere et compose un opéra : Sampiero Corso dans lequel, sans innocenter totalement Vanina, comme Shakespeare et Verdi, il ne la présente pas comme coupable de trahison.

Créé à Bordeaux, en 1956, Sampiero Corso est représenté à Marseille, en 2005 en français, et, toujours à Marseille en 1959, dans une adaptation en langue corse.

Quant à Tomasi, il a refusé la Légion d’Honneur, disant qu’il ne l’accepterait pas avant que la Corse ait un Conservatoire de Musique. Il est mort avant d’être exaucé. 


DE SHAKESPEARE A VERDI

Othello de Shakespeare

C’est ce capitano Moro, anonyme héros d’une nouvelle sans nom, que Shakespeare découvre en lisant les Ecatommiti. Il s’empare de celui qui n’est qu’une ombre, crée le personnage, écrit la pièce, l’une des trente-cinq ayant survécu au temps et qui ne cesse pas d’être jouée depuis sa création en 1604, époque où il a déjà donné Roméo et Juliette, et Hamlet avant de se tourner vers Macbeth et le Roi Lear.

Shakespeare, le portrait Cobbé qui aurait été peint de son vivant.

D’Othello à Otello

D’une nouvelle à l’allure de synopsis, d’une histoire un peu embrouillée aux personnages sans consistance, Shakespeare a tiré un chef-d’œuvre qui se joue depuis lors sur toutes les scènes du monde. Verdi n’a besoin de rien d’autre pour créer et, s’il connaît la vie mouvementée de Sampiero, le capitano Moro et le livre de Cintio, c’est pour se cultiver ou se distraire, il n’en a pas besoin pour un opéra, il ne leur prendra rien.
D’autant qu’il ne compose plus.
Du moins pas d’opéra.
Othello, il n’y pense même pas.
Il a fait ses adieux à la scène lyrique.
Il a pris sa décision après Aïda, en 1871. Que pourrait-il composer de plus grand ? Rien, croit-il, donc il s’arrête et se tient à sa décision, alors qu’il a encore deux opéras à écrire, mais il ne le sait pas.

Verdi.

Pendant des années, dix, quatorze, pas un opéra ; mais un quatuor à cordes – et on va trouver quatre violoncelles dans le duo d’amour – et un Requiem – dont les échos du Dies Irae vont bientôt retentir dans la tempête d’Otello, mais pour le moment il est persuadé qu’il en a fini avec les complications des incarnations.
Il en est convaincu jusqu’à ce jour de 1884 où un personnage vient le chercher. Il ne veut pas de lui, pourtant, c’est un très grand, il pourrait avec lui atteindre les sommets, il est tenté, refuse de l’être, mais lorsque la tentation devient trop forte et qu’il se décide à l’approcher enfin, c’est par un biais ; en 1884, il commence, surtout pas Otello, mais ce qu’il appelle son « projet chocolat ».
Il y passe six ans, c’est long pour lui ; d’habitude, il va plus vite.
Son retour à l’opéra est triomphal. Le 5 février 1887, avec Francesco Tamagno dans le rôle titre, la Scala s’enthousiasme pour Otello.

Tenore spinto

Verdi n’a peut-être pas inventé un nouveau ténor pour ce rôle extrêmement lourd, mais il exige des moyens exceptionnels et des qualités de puissance et de souplesse vocale prodigieuses, car il a coupé le premier acte de la tragédie et supprimé la présentation des personnages.
Résultat de cette suppression, il met son ténor en scène au début avec un Esultate qui doit dominer un déchaînement de musique orchestrale et chorale. Il lui offre aussi, et exige de lui, de sublimes duos, des ariosos à la ligne mélodique italienne d’une douceur extrême, la cantilène bouleversante d’Ora e per sempre addio, la tragique splendeur de Dio mi potevi.
De son chanteur, dont il exige tout, s’il en obtient tout, Verdi fait un triomphateur.

Roberto Alagna, Esultate, Paris 2019.

Depuis sa création, les ténors de légende qui se sont succédé en Otello ont ainsi triomphé.


À suivre :

– Analyse de Dio mi potevi,
– La Desdémone d’Aleksandra Kurzak,
– Un nouveau regard sur l’Otello de Roberto Alagna, Orange, Vienne et Paris,
– Les duos dans Otello.

© Jacqueline Dauxois

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