Six mois après la sortie des Quatre Saisons avec Roberto Alagna

En commençant l’aventure des Quatre Saisons, qui a débuté avec Otello  (Orange juillet /août 2014), lorsque j’annonçais  : « ça va durer un an », je faisais rire. On m’assurait qu’en trois mois j’aurais fait le tour, de quoi ? du sujet ! mais le sujet, c’est Alagna, son chant, ses personnages ! Rien qu’avec Othello, pour quelqu’un comme moi, trois mois ça peut paraître court.

Trois ans plus tard, six mois après la publication des Quatre Saisons avec Roberto Alagna, j’ai l’impression que je commence ce qui continue d’être une découverte : Alagna ajouté à l’écriture. Après Cyranode Bergerac d’Alafano au Met, j’étais contente et je n’avais pas envie d’attendre pour raconter, alors, sans savoir comment on fait un site, j’en ai fait un. Il est devenu mon copain, oui, le site. Je lui raconte. Je lui mets des images. Il avale tout, sans broncher et même quelque chose de publié, je peux le changer, ajouter ou couper le texte, mettre d’autres photos, dans d’autres formats. Là aussi tout est découverte. Avant Otello, je n’avais pas touché un appareil de photo depuis quinze ans, l’époque de l’argentique. Mon DEA de cinéma, le vieux Photoshop, tout était aux orties.

La veille de partir pour Orange, j’ai garé ma ferraille entre deux Ferrari à la FNAC de Monte Carlo pour acheter en vrac l’assortiment complet : appareil de photo, numérique parbleu, Camescope, MacBookAir et téléphone portable. Cahier et stylos, j’avais la provision. Sauf l’ordi, je ne  savais rien faire fonctionner, me connecter d’un hôtel, savais pas, de temps en temps, chez moi , j’allais au cyber de la place des Abbesses. Pendant la première répétition d’Otello, j’ai filmé mes sandales tout le long. J’en pleurais, mais ça ne durerait pas. Inutile, dans ces cas-là, que je m’exerce avant sur des sujets qui ne m’intéressent pas, si je peux réussir quelque chose avec ces techniques auxquelles je ne comprends rien, c’est en attaquant d’entrée ce que je veux. Parce que les éditeurs veulent des exclus, je voulais des photos. Partout, c’est interdit de photographier. Pour un livre, c’était permis, mais limite. Pas faire ci pas faire ça, pas photographier le chef, l’orchestre, les chœurs, les décors, les partenaires, les costumes, rien que lui. Quand j’ai mis dans le livre la photo où Otello debout brandit son épée, où on le voit tout entier dans son costume, celle où le canapé flambe à côté de Lancelot, avec l’éditeur on redoutait que le ciel ne me tombe sur la tête.

Chaque jour, pour publier une photo, il fallait que j’obtienne une nouvelle autorisation.  Pour rester dans les clous, j’aurais dû me contenter de la photo d’Otello où on ne voit que ses yeux, pas la loge, mais tout de même un peu les petites torsades de cheveux ajoutées dans les siens.

La publication du livre, début 2017, a tout changé. Personne ne s’en est pris aux photos et j’avais deux boucliers désormais, Roberto Alagna et le livre. Le Met, cette année, l’année de Cyrano de Bergerac, m’a donné l’autorisation officielle pour les photos destinées à un prochain livre, dans quelques années, si Dieu veut qu’il y ait un prochain. C’était très bien. Tout de même, il me manquait quelque chose. Un jour de relâche, j’y suis allée. Sans rendez-vous. Pour demander la permission de donner des photos à Roberto Alagna pour son site. Des photos à publier dans quelques années ou des photos à bombarder sur le Net tout de suite, pour un théâtre, ce n’est pas du tout la même chose. Ça s’est passé aux Archives du Met, cet endroit que j’aime. J’étais dans un grand fauteuil confortable, j’attendais le cœur battant comme à quinze ans le résultat d’un examen à l’école. Il y a eu des coups de téléphone. Ma demande circulait. La réponse est tombée. Permission accordée.J’aurais dansé de joie sur le Lincoln Center ! Au lieu d’aller me promener, j’ai travaillé les photos. Et, peu après, j’ai encore eu ce bonheur du Met  Ils ont publié une de mes photos sur leur site officiel avec mon nom et renvoi sur mon petit site à moi. Une joie ! Comment ils ont eu ma photo alors que je ne leur ai rien envoyé, c’est l’insondable mystère des moteurs de recherche. Mais, dans cette euphorie, j’ai ouvert mon site. J’entasse articles et photos. Je n’arrive pas à copier les liens et il faudra pour finir que j’apprenne à classer les articles. Après le Met, au ROH, j’ai appris, en voyant celles du photographe officiel, comment étiqueter mes photos. Alors, si on me les fauche, je peux prouver qu’elles sont à moi, du moins, je crois.

Répétition, Turandot, ROH, 2017, Alagna seul est en costume.

Je ne savais pas faire ça. Je ne savais pas non plus que les théâtres pouvaient me donner des photos. Il suffisait que je demande, tout le monde le sait, sauf moi,  je découvre les choses toute seule, ou je ne les découvre pas, en me tapant dans les obstacles. C’est comme ça que j‘apprends ce monde dont je ne sais rien. Parfois, souvent, j’ai l’impression de piétiner.

Des jours où tout est soleil, des jours où rien n’avance.

Ces jours-là, j’ai deux points d’appui, toujours les mêmes. Les petits et le plus grand. Au Met, le jour de la générale de Cyrano, quelqu’un, qui me plaçait, doutait de mon droit à photographier. Avant que la confirmation, venue du haut de la hiérarchie, ne soit redescendue, un des gardiens, qui me faisait signer le registre tous les matins à l’entrée des artistes, a plaidé pour moi, disant que je travaillais tout le temps, qu’on devait me laisser faire mes photos. Trois ans plus tôt, dans ce même Opéra où, pour Carmen, tout m’était refusé, alors que cette année, on me donnait la meilleure place, un planton m’avait donné l’accès aux Archives et le chef make-up  m’avait fait visiter de fond en comble.

Ci-dessous, Alagna/Garança, les saluts à la première de cette Carmen où je n’ai pas pu entrer même pour la générale.

Ailleurs, c’est un perruquier qui m’a montré tout ce qu’on m’interdisait de voir. Souvent, un assistant me fait rester pendant un entretien alors que la hiérarchie fait barrage. J’ai l’appui des petits.

Et celui du plus grand. Il sait, ne me demandez surtout pas comment je sais qu’il sait, quand je suis triste comme les cailloux parce qu’on m’empêche.

C’était un jour comme ça. Quelque part. Ici ou là, n’importe. J’avais un badge et je pouvais travailler, soi-disant. Je l’attendais. Il venait d’entrer et m’emmenait avec lui. On a lancé à nos trousses un planton qui m’a reconduite dans la cage à touristes où je devais attendre. Cela veut dire que je serai expédiée sous bonne garde dans l’auditorium, que je ne le verrai pas au maquillage, ce moment si paisible où il est concentré sur sa musique s’il s’agit juste d’un petit fond de teint ou alors, si c’est compliqué, tellement attentif à tout ce qui dans son visage à lui, devient celui d’un autre qui est lui, mais pas seulement lui. Parfois, dans ce recueillement, surgit son rire doux et son regard de petit garçon. Un éclair et il redevient sérieux, d’ailleurs, il n’a jamais cessé de l’être, ce rire aussi l’était, et ce regard. Gai et sérieux à la fois.

Des jours comme celui que je raconte, avec un planton qui me poursuit, des autorisations qui arrivent trop tard, on m’empêche de le voir avant la répétition, on m’empêchera à la pause et, à la fin, je l’apercevrai peut-être quand les appariteurs emportent les costumes sur les portants à roulettes, qu’il n’y a plus le temps que pour au revoir, à demain.

Ces jours-là, parfois dix heures d’affilée dans le théâtre et, pour avaler un unique café dans la journée ou se laver les mains, l’escorte attend à la porte que tu ressortes. Une fois, ça a duré de neuf heures du matin à neuf heures du soir, à cause de mes heures sup aux Archives. Lui, en début d’après-midi, il avait fini, il allait partir avec Aleksandra, radieux, il avait si bien chanté. Comment il m’a fait échapper aux sentinelles, miradors et barbelés, je ne sais. L’escorte était dans la loge, sur mes talons, pour m’emmener aux Archives illico. L’escorte parlait avec Alagna, mon personnage, qu’on m’avait empêché d’approcher. Je ne sais pas ce qu’ils se racontaient, je regardais par la fenêtre, d »connectée. Quand sa voix est venue vers moi, je me suis retournée. Il avait pulvérisé l’escorte. Il était seul. Il a fini de se démaquiller, un peu à la va vite comme il fait, une fois, à Orange, c’est Aleksandra qui a  fini de débarbouiller le Trouvère, c’était si joli.

Quand il est prêt, nous allons chez Aleksandra qui se prépare pour un entretien télé en interne. C’est défendu de les accompagner. Nous entrons tous les trois dans le studio. Très vaste, il a servi à répéter, il y a encore, à l’entrée, des éléments du décor. C’est ce qui est magique dans les théâtres, à des moments où on ne s’y attend pas, quelque chose du rêve, soudain, vous rejoint. C’est le merveilleux sourire des choses. Parfois, j’ai pu entretenir des relations suivies avec les objets du rêve, à Bilbao, pas seulement avec les vêtements de Werther, mais avec le poème, les  meubles, la machinerie, tout, à Berlin, Paris, Vienne, avec les vestes de Vasco de Gama, Mario, Lancelot, don Carlo, don José, un peu aussi avec les T-shirt de Nemorino, à New-York, brièvement, avec le feutre et le nez, à Londres, avec les bottes, mais, là, beaucoup trop vite, en réalité à Londres , c’est juste l’appareil de photo qui a fait son clic silencieux. Moi, je n’ai eu le temps de rien apprendre de cette paire de bottes.

Ci-dessus, le feutre, le nez et la perruque de Cyrano, les bottes de Calaf.

Il faut dire qu’à Londres,en même temps que Calaf, je cherchais Mario et je cherchais aussi cet Alagna que j’ai vu ici ailleurs que sur une scène pour la première fois. Je reconnaissais tout et je ne reconnaissais rien. Ses cheveux n’y étaient pour rien, longs ou courts, il est, lui, toujours le même, il les a déjà portés courts  avant La Juive dans le Trouvère d’Orange.

Ci-dessous, Il Trovatore, Orange, 2007 ; la Juive, Munich 2016.

Longs, il joue avec, mais il joue aussi quand ils sont courts. Il joue à tout, d’abord à être lui, il joue sa vie et ses rôles qu’il vit à travers lui et peut-être, qui sait? parfois ne sait-il plus très bien de quel côté de la frontière il a posé le pied. Ou alors il le sait, et j’imagine que parfois il ne le sait pas, parce que je suis étonnée par quoi ? Mais par tout lui. Par le sourire d’enfant, le regard si doux et soudain si changé, jouant les parrains ou les patriarches, c’est à travers eux tous que je retrouve toujours le prodigieux ténor dans son travail, et l’homme aux gestes tendres qui détache doucement de sa jambe sa toute petite pour la jucher sur ses épaules pendant qu’une main, qu’il libère un instant, se pose sur le dos d’Aleksandra.

Dans le studio, l’équipe les accueille, Aleksandra s’arrête sous les projecteurs, et Alagna s’en va au fond. Il filme dans son téléphone pendant que je photographie.

Je les ai pris aussi, à la fin, avec l’équipe. Je n’ai pas la permission de publier des photos des techniciens qui travaillent au théâtre. Voilà pourquoi elles restent dans l’ordi.Couloir, ascenseur, je n’ai pas retrouvé l’escalier que nous avons dévalé, en 2014. Roberto, qui se souvient de tout, a dit à Aleksandra que c’était là que nous avions commencé de travailler ensemble. Je les ai quittés dans la cage de l’entrée. Ils ont franchi la porte, je suis restée dedans. Nous nous serions séparés cinq minutes plus tard, au coin de la rue ou de celle d’après, et je serai retournée au théâtre, là non, encagée.

Avec le système de l’escorte, ils savent toujours où me trouver. Ils m’ont repêchée à l’entrée des artistes pour m’escorter  aux Archives. Il y fait froid pire qu’à l’auditorium. Je ré-enfile ma veste qu’un gentleman avait accroché en entrant, je ré-enroule mon écharpe. Comme les documents qu’on m’a prêté n’ont rien d’extraordinaire, j’annonce que je vais boire un café (rien bu et rien mangé depuis la veille au soir). Le gentleman me répond que c’est impossible. Pourquoi ? nous sommes à deux pas d’un bar du théâtre, je suis passée devant en arrivant. Je ne peux pas y aller seule, dit-il. J’ai deux portes à pousser, même moi, je ne peux pas me perdre. Oui, mais il est prévu que l’escorte vienne me chercher quand j’aurai fini mon travail ici pour me reconduire à l’auditorium. A ces moments, je mesure combien je suis prête à n’importe quoi pour ne pas être vidée d’un Opéra. J’ai souri, refermé mon cahier calmement j’espère. J’ai dit que j’avais terminé, qu’il était 4h et demi, qu’à 5h la répétition commençait, que je voulais y être à l’heure absolument mais qu’auparavant, j’aurai avalé quelque chose. La soupe de la cafète était bouillante. L’escorte, qui m’avait emmenée jusque devant les marmites où fumait le salvateur breuvage, est venue  me récupérer dix minutes après pour me conduire à l’auditorium. J’ai avalé cul sec ma soupe. Dans la salle, où on m’avait donné là aussi la meilleure place, j’ai demandé si je pourrai sortir toute seule. Narquois sourire. Pas question. On viendrait me chercher.

Ci-contre, Malèna dans les bras de son père qui l’a prise où elle était installée, sur son pied gauche, où elle voudrait retourner. Dans une minute, elle sera sur ses épaules, ravie.

© texte et photos Jacqueline Dauxois (sauf 2 photos, Orange 2007).

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