Samson et Dalila de la Bible au livret d’Opéra

Pas de Samson et Dalila pendant les premiers siècles de l’opéra qui s’inspirent de la mythologie et de l’histoire ancienne. Mercurio e Marte, Vénus et Adonis, Dido & Aeneas, Orfeo ed Euridice, l’Incoronazione di Poppea, voilà des sujets !
Daphné, Ulysse, Egiste, Agrippine, Psyché, Armide, Hercule, Médée, voilà des personnages !

Rubens, Samson et Dalila, National Gallery, Londres, détail.

La Bible n’attire pas les musiciens à une exception près, germanique : Adam und Eva, de Theile, qui inaugura le théâtre d’Hambourg, en 1610, avec un grand succès, mais pas d’émules, respect pour le Livre sacré, ignorance, manque d’intérêt, crainte de l’ennui, qui sait ?
Camille Saint-Saëns lui-même n’envisageait pas d’incarner ses personnages, il avait l’idée d’un oratorio, c’est Lemaire qui l’a poussé vers l’opéra.
Ce n’est pas que Samson et Dalila étaient absents de l’histoire de l’art et que Saint-Saëns ait eu pour seule référence le récit du Livre des Juges ; au contraire des compositeurs, peintres et sculpteurs ont passionnément représenté les héros bibliques, ils leur ont transfusé leur âme, ils ont partagé leurs sentiments et les ont emmenés avec eux au cœur de leur raison de vivre, la recherche éperdue de la beauté, qui les a rendus immortels.

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Il y a trois mille ans, Samson et Dalila

Au XIème siècle avant Jésus-Christ, le Livre des Juges raconte l’histoire de Samson et celle d’une Mata-Hari des temps archaïques, Dalila. Trois mille ans n’ont pas épuisé la fascination pour cette trahison à double détente où Dalila vend son amant après que Samson  ait trahi son Dieu.

De l’annonce de sa naissance à sa mort, Samson occupe la douzième partie du Livre des Juges, chapitre treize à seize qui commence par un état des lieux : « Les enfants d’Israël firent encore ce qui est mal aux yeux de Dieu et Dieu les livra entre les mains des Philistins pendant quarante ans. » C’est dans ce peuple élu mais qui fait le mal aux yeux de Dieu que Samson va voir le jour. Pendant les douze chapitres qui précèdent sa naissance miraculeuse on assiste à un continuel recommencement : péché du peuple, punition par une défaite militaire, imploration vers Dieu qui suscite un juge (l’un d’eux est une femme, la prophétesse Debora). Chaque libération est suivie d’un nouveau manquement : « les enfants d’Israël se prostituèrent de nouveau aux Baals et ne se souvinrent plus de leur Dieu qui les avait délivrés de la main de tous leurs ennemis », « les enfants d’Israël firent encore ce qui est mal aux yeux du Seigneur Dieu ; ils servirent les Baals et les Astartés, les dieux de Syrie, les dieux de Sidon, les dieux de Moab, les dieux des fils d’Ammon et les dieux des Philistins, et ils abonnèrent leur Dieu et ne le servirent plus ». Cela dure depuis le début de la conquête d’une terre par Dieu promise, mais déjà habitée où vaincus et vainqueurs se mélangent, bien que Dieu ait prévenu Israël :

Une affiche du film de Cecil B. DeMille, 1949.

« Les dieux de l’ennemi vous seront un piège ». Le seul moyen pour éviter d’y tomber consisterait à ne pas se mêler aux étrangers. Seulement, ils sont là et Samson ne tiendra pas compte de cette interdiction, ni personne d’ailleurs puisqu’au chapitre 3 déjà, bien avant lui,  « les enfants d’Israël prirent les filles des étrangers pour femmes, et donnèrent à leurs fils leurs propres filles et ils  servirent leurs dieux. »
Le vrai piège, c’est donc l’amour. Des générations y ont succombé, bientôt, ce sera son tour, mais c’est le plan divin. Pour résister, il faudrait être un saint. Samson n’en est pas un, mais personne ne lui a jamais reproché d’aimer les Philistines et, alors que la mémoire collective a oublié les autres juges, elle se souvient de lui comme d’un personnage flamboyant, et, en effet, puisque la fonction du juge consiste à renverser les idoles, aucun ne peut égaler celui qui a fait s’écrouler le temple du faux dieu  sur lui et sur le peuple incirconcis qu’il entraîne avec lui dans la mort.

L’ange et la naissance de Samson

Chapitre treize

Premier prodige, un ange se présente à la femme de Manoah et lui annonce qu’elle mettra au monde un fils, un naziréen. Consacré à Dieu dès sa conception, il ne boira ni vin ni boisson enivrante, ne touchera pas aux nourritures impures et « le rasoir ne passera pas sur sa tête ». Ce fils inespéré dans un couple stérile « commencera à sauver Israël de la main des Philistins ». Le temps venu, « la femme mit au monde un fils et le nomma Samson », le Soleil, car elle ne doute pas que son fils sera un sauveur, l’annonce de sa naissance miraculeuse le place dans la continuité des prophètes d’Israël : Dieu a informé Abraham de la naissance d’Isaac alors que le patriarche était centenaire et Sarah avait quatre-vingt dix ans, ce qui la fit rire, à son âge connaître le plaisir lui semblait une incongruité. À la génération suivante, Rébecca, la femme d’Isaac désespérait d’avoir un fils avant de mettre au monde Jacob, et Rachel, qui épousa Jacob, connut la même longue stérilité avant d’enfanter.

Un essaim d’abeilles

Chapitre quatorze

Samson  n’est pas pieux, il le prouve dès que l’ardeur de la jeunesse le pousse vers les femmes, il demande une Philistine à ses parents qui protestent d’une seule voix, le père et la mère : « N’y a t-il pas de femme parmi les filles de tes frères et dans tout le peuple pour que tu ailles prendre une femme parmi ces Philistins incirconcis ?»
Samson est obstiné, c’est celle-là qui lui plaît, elle lui plaira toute sa vie, l’étrangère délurée et parée, pas la modeste fille d’Israël, les yeux baissés sous son voile. Les parents cèdent à leur unique. En allant chez elle, à Timna, pour la demander, dans les vignes, Samson est attaqué par un jeune lion. L’Esprit de Dieu fond sur lui pour la première fois : il tue le fauve à mains nues, rejoint ses parents sans souffler mot de son aventure.
La demande faite, les familles se mettent d’accord.
Lorsqu’ils reviennent pour le mariage, en repassant par le même chemin, Samson va voir son lion. Un essaim d’abeilles bourdonne au-dessus de la carcasse dans laquelle il découvre un rayon de miel. Il en mange et en fait manger à ses parents « mais il ne leur raconta pas qu’il avait recueilli le miel dans la carcasse du lion. » Il garde le secret.
Le jour où il parlera sera sa perte.

Samson de la Grande Fontaine, Mikhaïl Koslovski,Peterhof.

Enigme et trahison

Chapitre quinze

Les noces se déroulent chez sa femme, à Timna. Samson propose une énigme aux trente invités qui relèvent le défi et acceptent l’enjeu. S’ils perdent, ils donnent chacun un habit à Samson, si c’est lui qui perd, c’est lui qui donne trente habits. Samson dit son énigme : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, du fort est sorti le doux». Aussi difficile à résoudre que celles qui permettent à Turandot de faire tomber les têtes des prétendants. Les trente ont les sept jours des festivités (chiffre sacré, comme les cheveux de Samson noués en sept tresses) pour trouver la réponse. Ils menacent de mort sa femme pour qu’elle « le séduise ». Il refuse d’abord de lui céder. Elle pleure comme le fera Dalila : « tu ne m’aimes pas » et lui est incapable de résister à une femme séduisante qui le harcèle.
Les invités le narguent sur le seuil de sa chambre : « Quoi de plus doux que le miel, et quoi de plus fort que le lion ?» Et il leur dit : « Si vous n’aviez pas labouré avec ma génisse, vous n’auriez pas deviné mon énigme. »
Répétition générale de la trahison de Dalila.

Samson serait ruiné si l’Esprit de Dieu ne fondait sur lui pour la deuxième fois. Il se précipite dans la riche et prospère Ascalon, tue trente Philistins, prend leurs riches habits, revient s’acquitter de sa dette auprès des trente invités et retourne vivre chez ses parents comme s’il n’avait jamais été marié. Mais sa femme lui manque et bientôt la rancune cède devant le désir, il veut la rejoindre « dans sa chambre ». Son beau-père l’en empêche, il l’a remariée.
Résolu à « faire du mal », aux Philistins, Samson capture trois cent renards, les attache par la queue deux par deux, plante une torche dans le nœud des queues et lâche les renards. Toute la campagne s’enflamme, ruinant vignes, moissons et oliviers. À titre de représailles, les Philistins brûlent sa femme et son beau-père. Il fuit, se réfugie chez les siens qui le livrent. L’Esprit de Dieu fond sur lui pour la troisième fois. Il massacre mille Philistins avec une mâchoire d’âne, mais après ce combat surhumain, il va mourir d’épuisement. Il prie comme il priera dans le temple de l’idole Dagon et Dieu, comme Il l’exaucera à la fin, fait sortir de l’eau du rocher pour le ranimer.
Le récit conclut abruptement :
« Samson jugea Israël à l’époque des Philistins pendant vingt ans. »

Gaza, vingt ans après

Chapitre seize, versets 1, 2 et 3

Vingt ans après, Samson n’a pas changé. Personne ne lui en fait le reproche ni Dieu ni les hommes. Lorsque l’Esprit le possède, il est prophète, il véhicule la volonté divine ; le reste du temps, il est comme d’habitude, tel qu’il était vingt ans plus tôt, un casse-cou prêt à en découdre, un sensuel, avide du corps des étrangères ; le meilleur combattant et le meilleur amant, un juge aimé et respecté. Seul changement depuis ses jeunes années, il ne se marie plus, il a compris, il préfère les prostituées, toutes des Philistines comme il les aime, les filles d’Israël ne pratiquant pas cette profession.
Un soir, il va chez l’une d’elles, à Gaza (Gaza, où le sang coule encore aujourd’hui -avril 2018- où depuis trois mille ans cette terre boit le sang des hommes). Les Philistins le savent et préparent l’embuscade pour le petit matin, l’heure des exécutions capitales, d’ici là les portes de la ville sont fermées par une traverse, personne ne peut ni entrer ni sortir. Sauf lui. Il se lève au milieu de la nuit, marche jusqu’à la porte de la ville, l’arrache avec la barre et les montants, fait basculer l’ensemble sur ses épaules et, non sans humour, mais oui Samson a de l’humour et il est taquin et moqueur, va déposer son fardeau au sommet de la montagne qui domine Hébron. Il n’est pas précisé que l’Esprit a fondu sur lui, cela semble évident car, hormis les renards auxquels il a bouté le feu, tous ses exploits ont été accomplis grâce à l’Esprit.

Gianbologna, Samson tuant un Philistin, Victoria and Albert Museum, Londres.

Une femme de la vallée de Soreq

Chapitre seize, versets 4 à 31

« Après cela, il aima une femme de la vallée de Soreq qui se nommait Dalila ». Les satrapes disent à la femme : « séduis-le », les mêmes mots que les invités de sa noce à sa femme de l’époque. Mais la suite est tout autre. Ni chantage ni menaces. Les satrapes offrent « mille et cent sicles d’argent chacun » pour qu’elle séduise Samson et lui arrache son secret. Elle essaie. D’abord, il la trompe. Au début, on dirait un jeu, une comptine enfantine, dis-moi, dis-moi, dis-moi, trois fois elle l’interroge avec une naïve duplicité : « Révèle-moi, je te prie, d’où vient ta très grande force et avec quoi il faudrait te lier pour te maîtriser ». C’est davantage une une mise en garde qu’une incitation à révéler son secret, comme si elle voulait et ne voulait pas le trahir et c’est bien le cas, elle veut l’argent, mais aussi garder cet amant qui l’aime. Il entre dans le jeu et répond, se moquant d’elle et de ses demandes à répétition, il faut m’attacher avec des cordes qui n’ont pas encore séché, avec des cordes neuves, il faut tisser mes cheveux sur un métier. Lorsqu’elle s’imagine l’avoir capturé, elle crie : « Les Philistins sur toi, Samson ! » ;  il se délivre. Il sait que la maison de Dalila est remplie de soldats venus pour l’arrêter, il continue de venir chez elle et de répondre à ses questions. Il joue. Il sait que c’est avec le feu, mais il se tire de leurs mains ; seulement, la troisième fois, il a parlé de ses cheveux, s’approchant de la vérité un peu trop, elle l’ignore, mais c’est à ce moment qu’il a probablement commencé à céder.

Pour le vaincre, comme le faisait sa femme, elle lui parle d’amour, ce qu’elle n’a pas fait jusque-là : « Comment peux-tu dire que tu m’aimes alors que ton cœur n’est pas avec moi ? Voilà trois fois que tu te joues de moi et tu ne m’as pas révélé d’où te vient ta très grande force ». Le jeu est terminé. Elle veut savoir. À l’appât de l’or se mêle l’orgueil d’être aimée par-dessus tout, de prouver aux satrapes qu’elle est irrésistible, car tout se passe sous leurs yeux. Elle perd son crédit de séductrice si elle échoue encore, alors, elle « le harcèle » sans arrêt jusqu’à ce qu’il soit excédé « à en mourir » et livre son secret et sa vie : « Le rasoir n’a jamais passé sur ma tête, car je suis nazaréen de Dieu dès le sein de ma mère. Si j’étais rasé, ma force m’abandonnerait, je deviendrais faible et je serais comme tous les autres hommes. ». Il a oublié ce qui lui est arrivé dans sa jeunesse ou il s’en souvient et n’en peut plus et cède comme tout le monde le ferait. Les harceleurs gagnent toujours.
Certaine qu’il lui a révélé la vérité, elle informe les satrapes : « Venez cette fois car il m’a ouvert son cœur ». Ils en sont convaincus aussi puisqu’ils la paient sans attendre davantage et elle alors, « l’argent en main, endormit Samson sur ses genoux. » Cette fois, après qu’un complice lui a rasé ses sept tresses, quand elle crie : « Les Philistins sur toi, Samson ! », il ne peut pas se délivrer, car « l’Esprit de Dieu s’était retiré de lui. »

Pour mes deux yeux

Prisonnier, rasé, les yeux crevés, il tourne la meule dans le cachot de Gaza. On l’en sort pour le traîner à la fête de Dagon où se pressent trois mille Philistins. Là, leur ayant servi d’amusement, il se fait conduire entre les colonnes qui soutiennent le temple, demande à Dieu de lui rendre ses forces pour se « venger des Philistins, d’un seul coup, pour mes deux yeux ».
Les bras en croix, préfigurant une image christique, il pousse les colonnes en disant :« Que je meure avec les Philistins » et fait écrouler leur temple sur lui et sur eux.
« Il avait jugé Israël pendant vingt ans ».

2

Samson et Dalila  dans l’art

Sculpture et peinture

Appartenir à l’histoire Sainte n’est pas  un garant de longévité dans l’art et de nombreux couples de la Bible ont sombré dans l’oubli. Victor Hugo, en son temps, a réanimé Booz, retombé dans un sommeil d’éternité. Samson et Dalila demeurent, alors que les invraisemblables victoires de Samson et les conditions extravagantes dans lesquelles Dalila vend son amant auraient pu détourner d’eux les millénaires, au contraire, ils sont si humains dans leur démesure que leur stature de demi-dieux n’a pas cessé de faire bouillonner l’imagination des artistes.

Question de technique liée aux outils, les sculpteurs ont traité Samson seul et triomphant, les peintres ont représenté sa défaite entre les bras de Dalila. Mais même un géant comme Michel-Ange ne pouvait tailler dans le marbre le massacre de trente hommes par un seul, il a sculpté Samson exterminant deux Philistins.

Samson et deux Philistins, Michel-Ange, étude.

Symbole pour symbole, Giambologna ne lui en oppose qu’un. Comme Samson est nu et les Philistins aussi, faute d’information extérieure, il est impossible de savoir ce qu’a voulu représenter l’artiste, sauf lorsqu’on voit le lion, comme souvent dans les parcs jadis royaux et impériaux. Le plus spectaculairement mis en scène, celui de  la grande cascade de Peterhoff, de Mikhaïl Kozlovski, déchire la gueule du fauve d’où jaillit à la verticale, roide comme une hampe, un jet de vingt mètres dont la puissance semble ajouter sa force à celle du héros.

En peinture, impossible de se tromper sur le sujet. Pourtant les peintres, contrairement aux studios Hollywood, ne se soucient pas de reconstitution historique, leurs personnages renseignent sur les vêtements et armures de leur temps, pas sur celui de Samson, cependant, personne ne s’y trompe. Il existe des Samson et Dalila signés Rubens, Van Dyck, Rembrandt, Véronèse, Carrache, Giordano, Le Guide, Jules Romains, Gustave Moreau, Max Liebermann, pour ne citer qu’eux.

Samson et Dalila, Artemisia Gentileschi, Naples.

L’atelier d’Artemisia Gentileschi, première femme admise à l’Académie de Dessin de Florence, produisit plusieurs exemplaires semblables et le même tableau que celui du palazzo Zevallos Stigliano de Naples se trouve aussi à Florence, Potsdam, et Colombus.

Les peintres ont un casting admirable, leurs modèles expriment les sentiments de leurs héros comme s’ils venaient de remporter une série d’Oscars, leurs éclairagistes, leurs décorateurs sont les meilleurs. Rembrandt allait en personne acheter chez des fripiers des vêtements somptueux qu’il voulait peindre.

Rubens, van Dyck, Rembrandt

Rubens montre le moment de la castration, on coupe les cheveux de Samson Van Eyck , la capture, Rembrandt l’aveuglement.
Le Samson de Rubens dort encore ; tout est paisible et somptueux : la composition (le couple elle allongée, lui endormi sur ses genoux, au-dessous d’eux, le barbier et la vieille qui les éclaire ; dans le clair-obscur du fond à droite, les soldats qui attendent), la perfection des lumières qu’on aimerait trouver dans chaque mise en scène d’Opéra ; la richesse de la palette aux tons chaleureux, brun, pourpre, doré avec une touche de vert et de bleu dans le vêtement de la vieille et du barbier, trois rappels de blanc dans les vêtements de Dalila, de la vieille et du coiffeur ; la pureté du trait, la splendeur des corps révélés dans le clair-obscur.
Samson, nu, puissant, couleur de bronze, contraste avec la grâce laiteuse et la blondeur potelée d’une Dalila qui semble assoupie. Sa tête inclinée en avant pourrait basculer sur celle de son amant, le colosse si tendrement étendu contre elle, qu’elle a peut-être drogué pour le faire dormir, s’il n’y avait, interposées, les mains du barbier. Ces mains qui s’activent dans les cheveux de Samson, avec précision, vélocité, affèterie, seul et unique mouvement de tout le tableau, et maniéré jusqu’à l’insolite, introduisent l’angoisse dans une scène trompeusement paisible. La main de Dalila, abandonnée à côté de celles de l’homme, si légère sur le dos nu de Samson, fait parâtre si actives celles du castrateur qu’on croit les voir bouger, illusion d’autant plus forte qu’il a le visage indifférent d’un artisan uniquement absorbé par sa tâche. Celui de la vieille, au contraire, penchée avec sa bougie qui éclaire l’horrible besogne, tout ridé, enveloppé d’un tissu aussi plissé que sa peau, est celui d’un vautour.

Rubens, Samson et Dalila, National Gallery, Londres.

Le prédateur, pourtant, c’est la belle et blanche maîtresse aux frisottis dorés qui dort ou fait semblant. Au fond de la chambre, à droite, les soudards complices aux ordres des satrapes philistins, figés dans un clair-obscur aux teintes sourdes, attendent en se consultant derrière une porte entrebâillée et leur présence de conspirateurs accroit le sentiment d’inquiétude inspirée par une scène qui respire tout à la fois l’abandon sensuel, la tendresse amoureuse et l’angoisse mortelle.

Van Dyck met en scène l’arrestation où tout est tumulte. Samson, dans un mouvement où il ramasse toutes ses forces, les muscles bandés à éclater, Samson, cloué sur place, cherche à se relever d’entre les soldats qui se jettent sur lui. L’un d’eux l’encorde de son bras cuirassé de fer avec tant de violence qu’il lui écrase les pectoraux. Le visage à demi masqué par la visière, la barbe et la moustache, son nez pointu qui surgit de cette broussaille comme une excroissance du casque, lui donne l’air d’un animal. Tous ensemble, les Philistins aux visages à demi cachés, aux corps qui se mélangent, dont on aperçoit un nez aigu, une tignasse rouquine et frisée, une chevelure brune dans un tournoiement de manteaux colorés, de cordes qui  virevoltent en l’air et d’une masse aux pointes de fer qui fracasserait le genou de Samson semblent une bête fantastique, une hydre, un monstre à l’étreinte tentaculaire qui s’est abattu sur Samson. Dans l’ombre, aux deux extrémités du tableau, deux visages se montrent en entier, celui d’un vieux soldat et de la vieille, les yeux exorbités, ils sont comme deux tenailles qui signifient le triomphe de la mort.

Van DycK, Samson et Dalila, Kunthistorisches, Vienne.

En pleine lumière, Dalila immobile ou presque, Samson cloué au milieu de couleurs rayonnantes des uniformes, jaune, rouge, bleu, de l’éclat des cuirasses, des cordes qui voltigent autour de lui dans un mouvement tournant auquel il voudrait échapper, il sait qu’il ne peut pas, il est encerclé, presque crucifié et presque agenouillé, seule sa jambe gauche, encore libre, aux muscles raidis, tendue en avant, s’efforce de le remettre debout. Mais son poing est devenu impuissant et si son corps résiste par réflexe, son visage dévasté dit qu’il a perdu l’espoir de s’en tirer comme les autres fois.
La maîtresse traitresse tend un bras laiteux vers celui qui a encore la main posée sur sa cuisse, son geste commence et achève l’encerclement de Samson. Ses doigts ouverts, si proches du visage de l’amant ,semblent vouloir lui caresser la joue ou le retenir par le cou. D’un regard sensuel et mou qui révèle la bassesse d’une âme capable de trahison, de son corps voluptueux prêt à défaillir, de son désir, désormais à jamais inassouvi, elle appelle celui qu’elle a livré.
Lui, vaincu, comme s’il voulait rester encore et ne croyait ni à sa trahison ni qu’il a pour de bon perdu ses forces, répond à la banalité de celui de Dalila, avec un regard dépouillé de convoitise et de haine, d’une intensité surhumaine. Le dernier regard d’amour désespéré avant qu’on ne lui crève les yeux.

Rembrandt, l’Aveuglement de Samson, Stadel Museum Francfort.

Bien que contrairement à Rubens et van Eyck, sa peinture n’apporte pas beaucoup à la compréhension des personnages, elle est d’une telle splendeur qu’il faut citer l’auteur de la Leçon d’Anatomie lorsqu’il représente l’Aveuglement de Samson dans un contre-jour sublime, avec une composition géniale, d’une beauté inégalable où trois triangles s’encastrent, deux à partir du haut, le troisième inversé. Le fer s’enfonce dans l’œil de Samson impuissant cloué au sol dont seule une jambe, comme celle d’un insecte, s’agite encore, tandis que Dalila s’enfuit, emportant victorieusement la chevelure coupée.

3

La structure de l’opéra

En musique, l’inattendu est un opéra en cinq actes de Voltaire et Rameau qui n’a jamais été représenté. Voltaire a attribué cet échec à la cabale qui empêchera de jouer son Mahomet ou du Fanatisme. Il a publié le livret à Amsterdam.

Livret de Voltaire.

Il y mélange les héros de la Bible et les dieux de l’Olympe avec la Volupté, les Plaisirs, les Amours, Bacchus, Hercule, la Vertu, antonomases habituelles depuis la naissance de l’opéra avec lesquelles on a cessé d’être familiarisés, cependant comment juger un opéra sans la musique ? Voltaire lui-même écrit dans la préface : « On publie ce poème dénué de son plus grand charme ; et on le donne seulement comme l’esquisse d’un genre extraordinaire », ce « genre extraordinaire » dans lequel va triompher Saint-Saëns, qui savait tout sur la musique, était savant dans toutes les branches de la connaissance comme un homme de la Renaissance, et qui aurait aimé comprendre l’alchimie de la musique avec les mots où tout le monde se perd.
Il prend pour exemple l’air Alceste :

« Divinités du Styx, divinités du Styx, ministres de la mort,
Je n’invoquerai point votre pitié cruelle ;
Je n’invoquerai point, je n’invoquerai point,
Votre pitié cruelle, votre pitié cruelle. »

Il trouve la lecture « grotesque », c’est son mot, mais ajoute que, chanté sur la musique de Gluck, l’air «donne le frisson ». Mais si les paroles seules sont « grotesques », la musique, sans les paroles, ne provoque pas une aussi intense émotion. Le mystère de l’opéra et de ses enchantements, c’est donc l’association des deux. Mais qui saura comprendre comment se produit l’alchimie ?
Quand Lemaire écrit :

« L’amour verse au cœur l’oubli de nos maux,
Au vent du matin, l’ombre de la nuit
Comme un léger voile à l’horizon fuit »,

Personne n’a de palpito, mais lorsque le chœur chante, on oublie les paroles (en réalité, on les comprend rarement), mais sans le chant, la musique  ne provoquerait pas une émotion semblable. C’est le mystère du plus mystérieux des arts. On ne saura jamais si le Samson de Voltaire pouvait donner le frisson, la partition n’existe plus, Voltaire assure que Rameau a réutilisé sa musique dans les Indes galantes, Castor et Pollux et Zoroastre.

Le Samson et Dalila de Ferdinand Lemaire et Camille Saint-Saëns a failli ne jamais être monté. Grâce à Liszt, il a été donné en traduction allemande, au théâtre Grand-Ducal de Weimar, le 2 décembre 1877, pour la première fois.

Roberto Alagna et Elina Garanča, les prochains interprètes de Samson et Dalila, à l’Opéra de Vienne et au Metropolitan Opera de New York.

Quatre chapitres de la Bible, trois actes d’opéra, un ancrage commun, l’amour mensonger qui sert d’appât comme le fromage dans un piège à souris. Les trois actes du livret s’encastrent dans l’espace/temps laissé vide par le récit biblique au chapitre seize, verset 4, après les mots : « Et il jugea Israël, aux jours des Philistins, pendant vingt ans. » L’opéra s’épargne les premiers exploits, trop triviaux pour être montrés en scène, le lion, le mariage, la mâchoire de l’âne qui ont fait les délices de Cecil B. DeMille entre carton-pâte, trucages et romance hollywoodienne niaise à vider le regard de Viktor Mature – paradoxe, il faut attendre qu’il ait les yeux crevés pour trouver enfin sur ses traits, maquillage aidant, quelque chose d’expressif.

Le rideau s’ouvre alors que Samson est juge depuis vingt ans et le récit opératique commence non pas avant la trahison de Dalila, mais avant que le spectateur ne l’apprenne.

Samson et Dalila, José Luccioni, Helène Bouvier, 33 tours.

Acte 1 : À Gaza, Samson, qui déclare parler par la voix de Dieu, relève son peuple du désespoir, tue un satrape, le prince philistin commandant la place, prend la tête des Hébreux et les conduit à la victoire. Débandade des Philistins. Devant le temple de Dagon, Dalila célèbre le triomphe de Samson vainqueur et proclame son amour pour lui. Conscient qu’il ne peut pas aimer Dalila et servir son Dieu, il voudrait rompre avec elle, au lieu de quoi il lui parle d’amour et lui avoue sa faiblesse.

Acte 2 : À Soreck, la nuit, un orage se prépare, qui va gronder à la fin de l’acte. Dalila seule évoque sa haine pour Samson. Rejointe par le grand-prêtre de Dagon, elle révèle sa haine et refuse d’être payée pour trahir Samson, car elle assouvit sa vengeance. En tête à tête avec Samson , elle le séduit. Il la suit dans sa maison.

Acte 3 : À Gaza. Samson enchaîné, les yeux crevés, les cheveux coupés, tourne la meule dans sa prison. Dans le temple de Dagon, les Philistins célèbrent leur victoire sur lui. Après une bacchanale, Samson est introduit dans le temple où le grand-prêtre et Dalila se moquent de lui et de son Dieu. Il se fait conduire entre les deux piliers qui soutiennent le temple. Il supplie Dieu de lui rendre « sa force première », écarte les piliers et le temple s’écroule sur lui et sur les Philistins.

Comme il s’écroulait dans la Bible, le temple du faux dieu s’effondre aussi à l’opéra. Il a même provoqué la mort de Caruso accidenté par la chute d’un élément du décor au Metropolitan. En apparence, c’est la même fin. Mais ce n’est pas la même.
Parce que le Samson de la Bible et celui de l’Opéra, n’est pas le même.

« Les plus belles histoires d’amour de la Bible », Jacqueline Dauxois, Presses de la Renaissance, 2006. Samson et Dalila, p. 263 à 293.

©Jacqueline Dauxois

Voir aussi sur l’analyse de l’oeuvre  :

http://www.jacquelinedauxois.fr/2018/05/17/samson-et-dalila…t-lemaire-acte-

Sur l’interprétation de Roberto Alagna et Elīna Garanča,  et sur la mise en scène :

http://www.jacquelinedauxois.fr/2018/05/22/roberto-alagna-e…e-le-12-mai-2018/

http://www.jacquelinedauxois.fr/2018/05/12/roberto-alagna-e…lila-vienne-2018/

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