Entretien de Jacqueline Dauxois sur « Le Péché du Roi David »

Variations sur « Le Péché du Roi David », éditions Michel de Maule, 2018

Ci-dessus : Jacqueline Dauxois

AB – J’ai lu pratiquement tous vos livres et vous m’avez entraînée dans des voyages incroyables. J’ai envie de nommer des romans « Le Cœur de la nuit », « La Grande Pâque russe », des livres d’histoire : « Anne de Kiev », « Charlotte Corday », « Rodolphe II de Habsbourg », vous m’avez emmenée en Orient sur « la Route de la soie », et au Moyen Orient avec des livres étonnants, « la Reine de l’Orient, Zénobie », « la Reine de Saba », « Néfertiti »… Nous allons parler ce matin du roi David. Pourquoi est-il resté à la postérité ?

JD –  David était un auteur compositeur interprète  tellement génial que nous chantons toujours les Psaumes sur toute la planète dans les lieux de culte et qu’ils ont pris un nouveau souffle avec les negro spirituals, les gospels, les enregistrements de Bob Marley. Il était le deuxième roi d’Israël, le roi-prêtre qui a fait monter l’Arche d’Alliance à Jérusalem, un guerrier capable d’exploits dignes d’un Samson et le glauque héros d’un crime crapuleux, c’est plus qu’il n’en faut pour être inoubliable.

-Quand a-t-il écrit les Psaumes ?

– Aucune idée ! C’est si loin ! Encore heureux quand on ne vous affirme pas qu’il n’a pas plus existé qu’Homère et Shakespeare ! Sauf qu’il a existé et les Psaumes, il en a écrit toute sa vie, c’est évident, d’accord, on ne connaît pas les dates, mais toute sa vie est là. La nôtre aussi, d’ailleurs, l’amour, la haine, le désespoir, le bonheur fou, le crime, le repentir. Dieu au centre de tout. Sur cette époque, il y a tant de choses qu’on ne saura jamais ! sur la nôtre non plus, alors qu’on suffoque sous les informations. Peut-être qu’il ne faut pas l’avouer, mais c’est tellement évident qu’il y a des cohérences qui se passent de preuves. On ne sait pas non plus comment David a appris la musique, mais on sait qu’il s’est perfectionné dans une école de prophètes et que les bergers s’ennuient tout seuls dans les collines. Ils fabriquent des flûtes. C’est peut-être en gardant les troupeaux de son père qu’il a eu l’idée de perfectionner les instruments, car il l’a fait, devenu roi, comme Orphée qui a ajouté des cordes à la lyre. Il a aussi inventé des instruments de musique, c’est attesté, il cherchait toujours comment aller plus loin, trouver des sonorités nouvelles. Dans tous les domaines et jusque dans le crime il était le meilleur.

David musicien qui manquait à mon livre

-Vous êtes passionnée par la musique. Vous avez publié l’année dernière un livre dont nous avons parlé : « Quatre Saisons avec Roberto Alagna ». Pourquoi avez-vous dédicacé « le Péché du roi David » à Roberto Alagna ?

                                                                                                     Photo ci-dessous : Roberto Alagna (2018) .

-Je lui ai pris de choses.
– En le contemplant ?
– Croyez-vous que chercher c’est contempler ? Je cherche à approcher d’un des plus mystérieux mystères de l’art et je vais vous dire une chose, c’est plus facile de reconstituer un guerrier de l’Antiquité qu’un chanteur de l’Antiquité, un amoureux de l’Antiquité qu’un chanteur de l’Antiquité. La musique de David, c’est un casse-tête à cause de tout ce que l’on ne sait pas. On peut juste avoir une idée, j’ai une idée, de la manière dont il chantait. Mais je ne le voyais pas. David amoureux, conquérant, adultère, tueur, il était en moi. Parce que c’est toujours pareil, l’amour, la jalousie, le crime, l’écriture même c’est pareil à travers les millénaires, mais l’interprétation ! la voix humaine chantée, comment savoir ? c’est beaucoup plus difficile. Les castrats sont la signature d’une pincée de siècles, la voix de ténor est une création récente, à l’époque de David tout cela n’existait pas, donc David chanteur, je l’avais laissé un peu de côté et il manquait à mon livre je me suis dit : mais il ne faut pas qu’il reste loin de nous. J’ai arrêté de me creuser la tête. J’assistais aux répétitions d’ Alagna. Ça me semblait une audace de donner à David la voix d’Alagna, eh bien, j’ai pris l’audace.

-Vous continuez d’assister aux répétions d’Alagna, pourquoi ?
-Pour défier l’éphémère. Mais sur ce sujet, il me faudrait une heure…

David et Goliath

… alors retour à David et à l’image légendaire. Même les petits enfants qui n’apprennent pas trop la Bible aujourd’hui, s’ils ont encore une grand-mère qui les prend sur ses genoux et tourne les pages pour eux, voient un adolescent fragile, pas si fragile d’ailleurs mais en face d’un géant forcément. Goliath, c’est Terminator, il est armé, cuirassé de la tête aux pieds et les Philistins étaient à la pointe de la technologie militaire à cette époque, comme à celle de Samson, tout le temps, David n’a qu’une fronde. Mais quand on regarde un peu dans la Bible on s’aperçoit que le berger tuait les ours et les lions qui attaquaient ses brebis. Il a choisi ses pierres. Cinq, on le sait, il les ramassées dans le cours d’un torrent à sec. Une seule a suffi. Pieds nus dans ses sandales, ou peut-être il n’a pas de sandales, il s’avance vers Goliath qui, depuis quarante jours, chiffre sacré, donc peut-être un peu plus peut-être un peu moins, on ne va pas les compter, nargue l’armée d’Israël et exige qu’un héros vienne l’affronter ou que Saül se déclare vaincu. Il voit David même pas armé et ricane.

« Le Philistin riait toujours, la glotte saccadée, la pomme d’Adam montant et descendant le long de son cou de buffle, lorsque la pierre le frappa entre les deux yeux. » (p. 30).

Ce qui est inouï dans cette histoire, c’est que David est poète et musicien et garde les moutons, il n’est pas venu pour se battre, mais la maman a préparé des pâtés et des gâteaux qu’elle a mis sur un âne et elle dit à David d’aller les porter à ses frères soldats.

Ci-dessous, Le Caravage, détail.

Secret de polichinelle

– Saül est très agressif vis-à-vis de David qui l’a sauvé et qui l’apaise avec sa musique, alors pourquoi?

-Je crois que le secret de David tout le monde le connaît, Saül aussi. Ils sont trop nombreux à savoir pour que l’information n’ait pas filtré. C’est trop énorme. David a été désigné par Dieu comme le prochain roi, il a reçu l’onction d’huile sacrée, comme Saül avant et lui et comme après lui tous les rois l’ont reçue. Le seul problème, c’est que cette onction le fait roi du vivant de Saül. C’est intenable pour Saül, d’autant qu’il a un fils parfait pour lui succéder, Jonathan. Apparemment, Dieu ne veut pas d’un prochain roi parfait, il le veut génial, donc David. Mais oindre un second roi du vivant du premier c’est tellement énorme et scandaleux que Samuel refuse l’ordre de Dieu, il n’a aucune envie de ses faire massacrer si Saül l’apprend et comment ne l’apprendrait-il pas ? Dieu le force à y aller, il lui dit de mentir et Samuel raconte qu’il veut sacrifier à Bethléem. Ah, bon, alors d’accord, Saül le laisse partir et il va à Bethléem, mais David a des frères, sept, Samuel voit le premier, un garçon magnifique, il sort déjà la corne d’huile, mais Dieu l’arrête : Non, non, ce n’est pas lui ! Tous les frères défilent et c’est chaque fois pareil, Dieu n’en veut pas. Alors on est là, on attend. Une mission commanditée par Dieu ne peut pas échouer. Donc Samuel ne repart pas. À la fin, Jessé, le père, avoue qu’il y en a encore un, mais il ne compte pas, c’est le petit dernier, un rouquin qui garde les troupeaux, eh bien, va le chercher et Dieu dit : « C’est lui ! ». Le plus faible, c’est lui. Comme Samson. Mais oui, parce que le Samson triomphateur, ce n’est pas Monsieur Muscle, ce n’est pas quand il tue un lion à mains nue ou extermine une armée de Philistins avec une mâchoire d’âne. Il triomphe quand on lui a tout pris, coupé les cheveux, crevé les yeux, qu’il est si faible que même un enfant peut le conduire, c’est là qu’il jette le temple par terre, qu’il meurt en tuant tous ses ennemis pour qu’Israël ressuscite dans la foi du vrai Dieu.
Donc, il y a déjà comme témoins du sacre toute la famille, les parents et les frères que David retrouve à la guerre quand il va combattre Goliath, sauf qu’il ne sait pas qu’il va combattre quand il arrive avec son âne et Saül ne voulait pas de lui pour son héros, il lui disait : toi, tu es un chanteur, tu es un berger, tu vas te faire massacrer, tu n’es pas un guerrier, et David : Mais personne ne veut se battre, il n’y a que moi !

Il tue Goliath, il sauve le pays, du jour au lendemain, sa gloire éclipse celle de Saül, furieux de rage d’autant qu’il se doute que lui-même n’est plus légitime aux yeux de Dieu, qui se doute que David a été désigné, forcément les frères ont parlé. Alors, pendant que David chante pour lui, il veut le clouer au mur avec sa lance. Trois fois, il manque une cible immobile à quelques pas de lui.

«  Sa voix s’élève dans une montée éclatante, dévale le long de graves vertigineux, s’étale en vagues successives dans des médiums plus pressants que les vagues de la mer, plus riches que les plus royaux byssus, plus soyeux que les plus nobles perles de l’Orient, elles déploie ses couleurs dont la profusion déborde de la palette. La beauté devient insoutenable. Le chant fait autre chose que procurer du plaisir. Saül le sait. Il attend et redoute ce moment, voudrait fermer ses oreilles à cette voix qui fore jusqu’à la racine des sentiments. David, qui livre les richesses de son âme dans son art, le confronte aux abjections de la sienne. Saül se tord les mains. David n’est pas un ange, David est comme lui, David est un pécheur. Mais, lorsqu’il chante, il est lavé, transfiguré, et Dieu qui le reconnaît pour sien, lui ouvre les bras. Saül hurle, bondit, sa lance siffle à travers la salle. Il va clouer David au mur par les cordes vocales.» (P. 43).

– A cette époque, neuf siècles avant Jésus-Christ, rien ne se fait sans prendre l’avis de Dieu et sur terre la vie est assez rude, qu’est-ce que c’est, cette histoire des 200 prépuces ?

– Saül ne tient pas sa promesse. Dans les contes et légendes de tous les pays, on va retrouver cette histoire où le roi vaincu promet ses richesses à celui qui le délivrera. Saül, délivré de Goliath, n’a pas envie de les tenir : et pourquoi je donnerais ma fille à ce petit joueur de harpe ? il lui demande des exploits de plus en plus surhumains dans l’espoir qu’il va se faire tuer à la guerre. Le jour où il réclame cent prépuces de Philistins, David qui en en assez parce que depuis qu’il a vaincu Goliath ce n’est pas le premier exploit que Saül exige avant de lui donner sa fiancée, lui en envoie deux cents. Il finira par épouser une fille de Saül, pas l’aînée qui lui était promise, la cadette dont on n’aurait pas gardé le souvenir si elle n’avait fait un esclandre quand il fait monter l’Arche d’Alliance à Jérusalem.

Celle qui était interdite

Celle dont on se souvient, toute la peinture l’a représentée c’est Bethsabée.

« Un croissant acéré encorne les étoiles.
Sur sa terrasse haute, un homme pareil à un guetteur.
Son regard s’arrête dans le jardin clos d’une maison en contrebas. Au centre, une piscine aux reflets sombres, comme l’huile quand on retire le couvercle de la jarre. Il pose la main sur le balustre et se penche.
Quand il a bougé, sa tunique a étincelé de blancheur. Il a retiré sa main. La pierre brûle.
Un pied pénètre dans l’eau. Celui d’une femme.  » (P.9).

Je n’ai rien inventé, c’est dans la Bible. La peinture s’en est inspirée. Hollywood aussi, en cachant la piscine derrière un paravent.

Ci-dessous, Bethsabée par Rembrandt, Véronèse, Jean Masys, Jean-Léon Gérôme, Chagall (détails).

Bethsabée est la femme  d’un de ses meilleurs amis qui est à la guerre et qui se bat pour lui. Si vous croyez que ça l’arrête, ce David repu, jamais assez repu. Ici commence une histoire de fait divers vulgaire et sanglante, mais qui va s’achever par le pardon donc, une histoire qui se déroule déjà, quelque part, dans la lumière du salut. Quand il découvre Bethsabée, David a six femmes légitimes, les enfants assortis, des concubines tant qu’il en veut et des illégitimes sans limitation. Le Dieu d’Israël interdit de convoiter la femme d’un autre, mais David a envie de ne pas s’en souvenir. Seulement problème, Bethsabée attend un enfant. Comment le faire endosser au mari qui fait la guerre ? David se découvre une soudaine nécessité de connaître l’état des troupes, des armements, le moral de l’armée. Au rapport, le Hittite ! Urie fait son rapport et va coucher… à la caserne. Pourquoi ? Parce que la guerre est sainte, sinon on ne la fait pas. Donc, on fait la guerre pour Dieu, si on fait la guerre pour Dieu on doit être pur et saint parce que Dieu a dit : « Soyez saints comme je suis saint ! » Pendant les combats, un guerrier ne touche pas une femme, pas même la sienne. David a oublié tout ça. Pas le Hittite.

« Au fond de lui une voix insinue qu’un Hittite peut se dispenser d’une obligation imposée aux Hébreux. Cette voix se heurte à un mur. C’est justement parce qu’il est étranger, accueilli chez eux, qu’il a l’obligation de se montrer plus droit, plus rigoureux, plus sévère envers lui-même, c’est parce qu’il est Hittite chez eux qu’il vise en tout à l’excellence, pour être totalement accepté, intégré et assimilé dans ce peuple, servant ce Dieu qu’il a choisi pour sien. En quoi une permission accordée par le roi autoriserait-elle ce qu’interdit la loi divine ? » (p.88)

Crimes et…

Pendant trois nuits, David veut obliger Urie à coucher avec sa femme et, trois fois, le héros va dormir à la caserne. David est furieux. Il lui donne une permission pour couvrir son péché et l’autre, par amour pour Dieu, ne fait rien du tout. Alors, crime avec préméditation. Il écrit lui-même, de sa main l’ordre au général en chef d’envoyer Urie  en première ligne et, quand il sera au contact, d’ordonner à sa garde de se retirer « pour qu’il soit tué ». C’est dans la Bible.

… châtiments

Le prophète Nathan a annoncé le châtiment, l’enfant mourra, et la consolation, un autre enfant de Bethsabée vivra et montera sur le trône. Ce sera Salomon. Le péché, le châtiment, la tombée en enfer (parce que David pendant la maladie du premier fils de Bethsabée, a jeûné, dormi par terre, ne s’est pas changé de vêtements, il a prié sans arrêt, il a supplié Dieu tant que l’enfant a eu un souffle, mais le jour où cet enfant est mort, il a cessé de se lamenter, la vie recommençait, il l’a dit à Bethsabée, tant que j’avais l’espoir je jeûnais, je priais, maintenant je marche vers mon fils), le pardon. C’est Dostoievsky.

Il y aura un autre châtiment, pour un autre péché, le dénombrement, qui cache l’orgueil, la volonté de connaître sa puissance, sur combien de sujets on règne, il est annoncé par un autre prophète. Ce n’est plus Nathan, c’est Gad.

« Ils se ressemblent tous ces mangeurs de sauterelles et de rayons de miel, engloutisseurs de la Parole sainte et fous de Dieu, hirsutes, jamais lavés pas sales pour autant, burinés, desséchés, le regard ivre sous les paquets de mèches embrouillées. » (p. 150)

La punition à la carte, c’est l’horreur, c’est à vous de choisir comment vous allez être châtié, la famine, la guerre, ou la peste. Le plus court, c’est la peste, mais vous savez ce que c’est, il n’y a plus un vivant quand elle est finie. David choisit tout de même la peste. L’ange exterminateur lui montre avec son épée les régions frappées. La dévastation est commencée. Quand l’épée désigne Jérusalem, David supplie Dieu et resupplie, il dit : je suis le seul coupable qu’ont fait ces brebis, épargne-les. Ce que disait Samson. Moi seul j’ai péché, épargne le peuple et prends-moi pour expier.

« Je suis étendu parmi les morts,
Semblable à ceux qui sont tués et couchés dans le sépulcre,
À ceux dont tu n’as plus le souvenir et qui sont séparés de ta main.» (Ps. 88 ; 5, 6)

L’ange exterminateur enlève son épée de Jérusalem.

L’Arche

 -Pourquoi dites-vous que, dès qu’elle a dix ou onze ans, Bethsabée est obsédée par David ?

– Il n’y a pas d’âge pour aimer, c’est juste la nature de l’amour qui change. À quatre ans, on peut aimer, alors à onze… C’est tout Israël qui est fou d’amour pour David, les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, aujourd’hui, on ne peut plus imaginer l’amour de tout un peuple sans le fanatisme, mais David, est le marche-pied vers Dieu dans une société où Dieu est au centre de la vie. C’est lui, David, qui a fait monter l’Arche à Jérusalem. Jusque-là, elle était dans une maison à la campagne. Il va la chercher. Personne ne peut toucher ce coffre qui contient la Gloire de Dieu et voilà qu’en partant, l’Arche qui est attelée à des bœufs blancs aux cornes dorées est déséquilibrée dans la pente et l’un des porteurs envoie la main pour la retenir. Il tombe foudroyé. David est épouvanté, il dit : mais comment pourrais-je mettre Ton arche dans ma maison ? Il la laisse sur place, repart chez lui et attend. Lorsqu’il est certain que la maison où il a laissé l’arche est couverte de bénédictions, il retourne la chercher et là, dans une fête où tout le peuple est venu de partout, il fait monter l’Arche.
Bethsabée nait et grandit dans ce flot d’amour d’un peuple pour son roi, comment ne l’aimerait-elle pas?  il y a des gens plus ou moins sensibles, plus ou moins intelligents, toute la suite prouve qu’elle possédait ces qualités assorties d’ailleurs de solides défauts, qui les renforcent, il est donc logique de supposer qu’elle avait pour David une capacité d’amour exceptionnelle.

Photos ci-dessous : David et Bathsheba, deux affiches du péplum de Henry King (1951), avec Gregory Peck et Susan Hayward, difficile de trouver des visages plus hollywodiens,

mais, Gregory Peck, l’anti Victor Mature (Samson de Cecil B.DeMille, 1949), lorsqu’il lit les Psaumes à Bethsabée, derrière les cordes de sa harpe (il semble qu’il y en ait en ait deux de trop, c’étaient des octacordes),  le jeune premier brillantiné (photo à gauche ci-dessous) n’existe plus : il est David (photo à droite ci-dessous).

David danse  nu

-La danse dionysiaque de David devant l’arche. Comment l’expliquez-vous ?

– C’est normal de danser devant Dieu. C’est difficile de rester tranquille quand on a envie de danser, de se prosterner, de s’envoler. David est roi et en plus il est beau, il fait ce qu’il veut, il danse devant l’Arche, nu. La première fois, il s’est habillé en roi, tunique longue, ceinture, manteau de byssus, couronne, sceau royal. Il montrait sa puissance. Dieu n’est pas d’accord. David revient, nu comme Jésus sur la croix, c’est-à-dire avec un pagne, comme un esclave, ce qui mettra sa femme (une de ses femmes) hors d’elle. Alors, Dieu est d’accord. David danse sa joie, célèbre Dieu avec ses psaumes, quatre mille choristes l’accompagnent, tout n’est que musique ce jour-là, et à la fin, il distribue lui-même à son peuple les animaux qu’il a sacrifiés toute la journée. On comprend ce que signifie et sacrifice et pourquoi tant de juifs et de chrétiens se sont laissés assassiner pour ne pas sacrifier aux idoles. Sacrifier, c’est une allégeance du corps et de l’âme donc on ne peut pas le faire devant une idole, on préfère griller dans la fournaise, être tué par Caligula ou n’importe quel tyran, on ne peut pas faire semblant d’adorer une statue et c’est de cette manière que le passé éclaire les nécessités d’aujourd’hui.

-David a commis de nombreux péchés.
-Ce sont les grands pécheurs qui ont besoin du grand pardon de Dieu, c’est-à-dire dire du plus grand amour. Nous sommes des petits pécheurs d’eau tiède, je ne dis pas qu’on devrait tous avoir assassiné, mais c’est l’histoire de la brebis perdue, on est tout le temps, même dans l’Ancien Testament, dans cette lumière-là, celle du pardon et de l’amour de Dieu. Il le sait bien que nous sommes pécheurs.

Moi, j’écoutais David

-Bethsabée écoute David sans bouger, là on sait que c’est vous qui êtes immobile et qui écoutez.
-Oui, j’écoutais David à un moment où Bethsabée voulait lui parler et n’y arrivait pas. C’est toute l’impuissance à décrire la musique. On connait très bien les effets qu’elle produit. Vous écoutez la sonate pour Arpeggione ou tout ce que vous voulez, vous ne savez plus où vous êtes, vous êtes transporté corps et âme, bon, plus c’est sensuel plus c’est facile à raconter, mais si on essaie de remonter à la source de ce qui provoque ce bouleversement, dans le cas d’un chanteur comme David,  la voix, le timbre, la tessiture, quand on veut saisir ce que c’est et pourquoi c’est troublant à ce point, eh bien, on ne peut pas.

L’impossible contemplation

On approche du mystère, mais il y a une limite, au-delà, on ne passe pas. Par définition, le mystère refuse d’être connu. Il demeure comme un galet fermé. Pour le connaître, il faudrait le casser, ce serait un sacrilège inutile, le mystère ne serait pas révélé davantage. Il faut l’admettre. Comprendre qu’on ne peut pas comprendre. C’est pourquoi, plus que tous les autres arts, la musique est une souffrance en tant qu’objet d’une impossible contemplation et en tant que questionnement : est-ce qu’à travers l’interprète de génie on peut approcher du mystère ? Voilà, c’est tout. Un interminable déroulement d’interrogations qui fait de la musique une joie, un bonheur et, en même temps, une souffrance. En ce qu’elle est inapprochable. L’interprète n’est pas obligé de se poser des questions, un écrivain si. Même si votre préoccupation n’est pas d’évaluer ce contre-ut ou ce si bémol naturel et combien de temps il sera tenu et comment projeté, vous mesurez votre impuissance devant le mystère. C’est ce qui arrive à Bethsabée. Elle ne comprend rien parce qu’on ne peut pas comprendre.

« C’était le fantôme d’Absalon que David convoquait dans sa musique. Le fantôme regardait Bethsabée.
S’il y avait eu un instant plus tôt, une reine terrifiée dans ce recoin obscur de l’escalier, celle qui monta les dernières marches, décidée à mourir avec David, c’était la Bethsabée intrépide de leur jeunesse.
Lui, il était au bout. Ses doigts crayeux immobiles sur les cordes, la tête posée sur le rebord de la harpe, les yeux fermés.
Elle vint près de lui, toucha les cordes. Elle avait beau s’exercer depuis des années, elle ne jouait pas bien. Mais elle ne donnait pas un concert, elle donnait son âme.
Les doigts de David coururent sur les cordes. Bethsabée recula dans l’ombre.
La voix de David s’éleva faisant monter vers les étoiles le plus beau chant qu’ait connu la terre.
Il chantait la Résurrection. » (Pp. 145,146.)

Ci-contre :  sur la représentation du roi David de Chagall (vitrail, Metz) et le visage de Roberto Alagna (répétition d’ « Adrienne Lecouvreur », Monte-Carlo, 2018), la même expression (photos ci-contre).

C’est encore plus apparent si on change les chromatismes, photos ci-dessous.

                                                  

« J’avais dit : Vous êtes des dieux »

Le génie artistique d’un interprète est tellement différent de celui des autres artistes que, même s’il atteint la création dans son interprétation, rien ne va rester, parce que son instrument, c’est lui, on est dans l’éphémère complet. On sait que dans quelques heures, minutes, secondes ces mains vont quitter les touches du piano, ces jambes ne propulseront plus ce corps dans les étoiles, cette voix va se taire, donc même s’il s’agit d’une œuvre joyeuse, c’est forcément dramatique, je pense que c’est pour ça qu’on pleure d’ailleurs. Tout à l’heure vous m’avez demandé si je contemplais Alagna, mais comment contempler une voix qui disparaît à mesure qu’elle nait, comme une source dont il est impossible de suivre le flot des yeux, avec la voix  qui change encore plus que la source, on est dans l’instant pour ne pas dire dans l’instantané, ce qui est perdu, c’est pour jamais.  Et moi, je voudrais capturer… ça. Essayez donc de prendre le vent dans vos mains !

Les enregistrements ?
De la conserve ! Je préfère l’interprète en direct à une perfection fabriquée en studio d’enregistrement. J’ai entendu Alfred Cortot jouer un soir où il n’était pas très sobre et parfois accrochait, mais c’était lui, Cortot ! j’ai vu Noureev tomber, mais c’était Noureev, il a eu 16 rappels cette nuit-là ! j’ai entendu Alagna un soir où il n’a pas pu chanter un aigu et il a été ovationné par dix mille personnes debout !  Les dieux sont des hommes, c’est pour ça qu’ils sont des dieux. Non, je ne m’embrouille pas, ou alors c’est avec David, écoutez le Psaume 82, 6, 7 :

« J’avais dit : Vous êtes des dieux
Vous êtes tous les fils du Très Haut.
Cependant vous mourrez comme des hommes,
Vous tomberez comme un prince quelconque. »

-Mais quelqu’un qui a mis ses économies dans un spectacle le veut parfait. S’il ne l’est pas, c’est une énorme déception…

-Vous me parlez de gens qui n’ont pas de passion, et moi je ne peux pas vivre sans passion. On sacrifie des choses, mais on vit ses passions. Tous les hôtels miteux près des Opéras, je les ai connus, je les connais encore à l’occasion, tous les paradis, tous les poulaillers, les places d’où on ne voit qu’un petit bout de la scène et celles où on est à trois kilomètres, sur la pointe des pieds, d’où on voit les chanteurs grands comme des morceaux d’allumettes, je connais tout ça et donc je sais qu’on peut voir des spectacles extraordinaires pour quatre sous. Si on ne veut pas avoir de surprise, on ne va pas à l’opéra, on va admirer La Joconde quoi que, même avec des œuvres immobiles, on peut se faire des surprises étonnantes.

Samson

Je n’ai plus rien à dire sur Samson. Sur mon site, j’ai raconté Samson de la Bible au livret d‘Opéra, je l’ai montré à travers les arts, j’ai fait l’analyse des trois actes du livret, j’ai parlé des Samson et Dalila de Roberto Alagna et Elīna Garanča, j’ai mis beaucoup de photos. Qu’est-ce que je peux dire de plus ? Le livret est supérieur a beaucoup. Samson est tout le temps en scène, on n’a pas besoin de s’ennuyer comme dans beaucoup d’autres opéras en attendant que le ténor revienne, il est là, donc c’est très bien, c’est fatiguant pour lui mais c’est son job, pour le spectateur c’est très réjouissant, sauf pendant cette bacchanale de l’acte III.

-Qu’est-ce que vous avez contre cette bacchanale ?

-Mais tout ! Elle plaît à tout le monde sauf à moi. C’est certain aussi qu’elle ne plaisait pas non plus à Saint-Saëns, il n’y a qu’à écouter comment il l’a écrite. Tout le monde dit que pour Abimelech il a manqué d’inspiration, ce n’est pas possible de raconter ça ! Lui, Saint-Saëns manquer d’inspiration ! C’est un génie, d’une culture musicale sans limites, il a composé un air plat pour décrire un personnage sans intérêt et la bacchanale, pareil, il a écrit un fourre tout vaguement orientalisant qui attise l’inspiration médiocre côté Brodway ou Moulin Rouge, mais où est l’érotisme dans cette musique ? Pas une note ! Saint-Saëns montre le clinquant du culte des idoles, si ça dure, c’est qu’on n’arrive pas à se débarrasser des faux dieux, il oppose ce clinquant aux somptueuse prières de Samson et il a placé la sensualité où elle devait être : dans le duo du deuxième acte. C’est ce que j’entends.

-J’attends maintenant que vous écriviez la vie de Salomon, ce petit garçon, ce deuxième enfant de David et Bethsabée, qui est sage.
-Oui, mais c’est plus difficile d’écrire sur un sage que sur un polisson comme son papa. Je plaisante, mais ce que j’avais envide de dire sur Salomon, je l’ai écrit dans La Reine de Saba et Salomon n’est jamais venu me tirer par les pieds quand je dors .
-C’est ce qu’ils font vos personnages ?
-D’habitude, oui. S’ils ne se manifestaient pas, ce n’est pas moi qui vais me tracasser pour eux, je suis trop paresseuse.
-Une paresseuse qui a publié 40 livres.
-J’en aurais publié 200 !

Harem

-Il y a quelques choses d’effrayant quand vous décrivez la vie des femmes de David.

-Chaque fois que je me mets dans un harem, c’est invivable. Quand elles se battent pour leur progéniture, c’est la plus intelligente qui gagne, qui n’est pas forcément la meilleure, là c’est Bethsabée qui l’emporte. Jamais Salomon n’aurait dû régner, il n’avait pas une chance au départ et si vous croyez que son père s’occupe de lui, pas du tout et il a de bonnes raisons. Il n’approche plus ses femmes, seule une vierge, la Sunamite, le réchauffe, dit la Bible, c’est-à-dire qu’elle le prépare à la mort qui s’approche, mais la sensualité n’a plus rien à faire dans cet ultime épisode. Tout cela est fini pour lui. Il sait qu’il va mourir, il ne s’occupe que de Dieu. Bethsabée ne peut rien lui donner dans cette dernière aventure, celle où on est tout seul, Bethsabée c’est la vie, la chair, le péché, le rachat, la Sunamite c’est la porte de l’éternité, il n’a besoin de rien d‘autre. Mais si Bethsabée arrive à faire couronner Salomon, c’’est qu’elle a passé sa vie à lui préparer le chemin du trône. À la naissance de Salomon, David avait des fils, légitimes, en âge de lui succéder, et qu’il aimait. Ils ont tous disparu l’un après l’autre, c’est la Bible qui le raconte. La plupart d’entre eux s’effacent d’eux-mêmes, ils disparaissent de l’histoire à pas de loup, on perd leur trace, on ne sait plus rien d’eux. Il y en a trois qui résistent ouvertement, ils veulent le trône de leur père et leur père est prêt à le céder. L’un viole sa sœur, l’autre détrône son père, s’enfuit dans la forêt et meurt dans un chêne accroché par ses cheveux, cloué par les lances de ses poursuivants, c’est Absalon, le troisième encombrant est exécuté pour haute trahison. Ils étaient jeunes, beaux, aimés de leur père, ils ont tous disparu, laissant la place libre pour Salomon, qui pourrait croire que sa mère n’a pas donné des petits coups de pouce au destin ?

-C’est sur un âne que Salomon va se faire sacrer. Il n’y a pas de chevaux ?
-Si, pour tirer les chars.

« Si je t’oublie Jérusalem »

-Une dernière question, comment expliquez-vous le Psaume 137 :

« Si je t’oublie Jérusalem, que ma main droite se dessèche,
Que ma langue reste collée à mon palais, si je ne me souviens plus de toi, si je ne place pas Jérusalem au-dessus de toutes mes joies »

-C’est l’exil du peuple à Babylone, mais c’est aussi notre exil à nous, exilés de la Jérusalem céleste, ce royaume dont on a au fond de  nous l’intuition qu’il existe, il me semble que c’est une connaissance commune à toute l’espèce humaine, que même un non croyant a au fond de lui la certitude de cette beauté/vérité d’un royaume qui n’est pas de ce monde, la musique est un moyen d’approcher de cette certitude, les arts sont un moyen d’approcher de ce qui en nous aspire à la perfection et le parfait des parfaits c’est Dieu.

©  Jacqueline Dauxois

Une réflexion sur “Entretien de Jacqueline Dauxois sur « Le Péché du Roi David »

  1. Dans le train du retour puis dans le bateau Marseille-Corse, j’ai lu avec grand plaisir ton livre sur le roi DAVID. Comme un roman policier, il y a du suspens même quand on connait l ‘Histoire. Comment fais tu pour être si précise dans tes descriptions (les lieux, les habits, les coiffures, les armées, ….) ? On dirait que tu as passé ton temps près de DAVID (je ne dis pas dans son harem quoique…).
    Mais comme ces temps étaient violents ! Atroces même !

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