L’événement 2020 au Metropolitan : La Bohème de Roberto Alagna ou le mariage de Puccini et de Verdi

C’est La Bohème à ne pas manquer, si on n’assiste qu’à une seule dans toute sa vie, c’est celle de janvier 2020 qu’il faut voir, au Metropolitan Opera de New York, avec Roberto Alagna.
Parce que Roberto Alagna.

Ajoutant à l’excitation créée par une programmation qui sépare un couple que l’on s’attend à voir ensemble, Aleksandra Kurzak chantant La Traviata et Roberto Alagna La Bohème, le Met, qui liste les « événements à venir » et cite les titres des prochains opéras, ne mentionne pas La Bohème. À la place, il y a le nom du ténor : Roberto Alagna. L’événement c’est lui, pas ce qu’il chante, car tout ce qu’il chante devient événement.

Ci-dessus : annoncé pour le 9 janvier, le nom seul de Roberto Alagna (La Bohème n’est pas nommé), précède le titre de l’opéra suivant : La Traviata.

C’est la deuxième fois en deux ans qu’il retrouve un héros de sa première jeunesse.
À l’Opéra de Paris, le 26 octobre 2018, pour un seul soir, dans la mise en scène superbe de Benoît Jacquot, il a donné une Traviata avec Aleksandra Kurzak.
Il étonnait : venir de New York, après une série de Samson et Dalila (il avait chanté le dernier le 20), pour un unique Alfredo, alors qu’on venait de le voir dans un tout autre répertoire renverser les colonnes du temple de Dagon, comment pourrait-il redevenir l’Alfredo de ses jeunes années ?
Or, il a été l’Alfredo parfait, le héros romantique idéal.

Ce qui fut à Paris la grâce d’un seul soir, se renouvelle au Met à la demande de Peter Gelb, le directeur, pour une série de représentations non plus avec Alfredo de La Traviata, mais avec Rodolfo de La Bohème dans la production de Zeffirelli. Le franchissement du temps n’est pas plus difficile pour Alagna qu’avec Alfredo, même si la partie romantique de l’histoire se double d’un aspect cocasse dans les scènes où Rodolfo se déchaîne, danse avec ses amis, se moque du propriétaire venu réclamer son terme, agite un poisson par la queue. Il y a tout cela aussi dans son caractère et personne, mieux que le plus romantique de nos ténors, n’est capable de vous agiter un hareng en riant.
Aussi, vingt-quatre ans après ses triomphes dans ce rôle, Roberto Alagna se révèle un phénix resplendissant.
Peter Gelb le savait d’avance.
Le public new-yorkais enthousiaste le découvre représentation après représentation.

ENTRETIEN

Le mardi 7 janvier 2020, à New York, à midi, il fait un petit froid, sans un flocon, rien de comparable à la tempête de neige et au gel qui avait fait claquer les canalisations de l’aéroport JFK pendant Cav/Pag il y a deux ans.
La fontaine du Lincoln Center se balance et chantonne.

Quand il pousse la porte de l’entrée des artistes, cet endroit où commence la magie – au Met c’est une vraie magie, rien n’évoque une entrée d’école ou d‘hôpital, c’est vraiment l’antichambre des rêves -, il est couvert, mais pas emmitouflé comme il l’était, on ne voyait plus que ses yeux.
Trois jours avant la première, il vient pour la répétition piano. Il n’y aura pas de générale avec orchestre, la production étant plus que rodée : c’est celle dans laquelle, malgré une allergie qui l’a contraint d’annuler une soirée, il triomphait 24 ans plus tôt.
La répétition est à l’Orchestra Room, sans orchestre, à 1,30 pm.
Pourquoi venir à midi alors ?
Pour un entretien.
Depuis presque un quart de siècle, la critique n’a plus grand chose à déclarer sur une mise en scène de référence, reste que sur Alagna il y a toujours à dire.

Pendant une heure, avant le début d’une répétition qui va durer quatre heures, comme d’habitude infatigable et brillant, installé sur le confortable canapé d’une pièce chaleureuse, il répond en anglais avec sa bouche, en italien avec ses mains, aux questions d’un journaliste.

Devant lui, son Coca décapsulé qu’il ne finira pas ; il ne le voit plus, n’y pense plus. Tout entier présent à ce qu’il dit, il évoque plusieurs de ses Rodolphes passés, le premier à Londres, il y a 28 ans, celui de 1996 au Met, le dernier qu’il a chanté, dix ans plus tôt, et celui qu’il va incarner dans trois jours a l’âge d’être le père de celui qu’il était lorsqu’il l’a donné la première fois.

Ci-dessous : le Rodolfo d’Orange et celui du Met.
Il a changé, évidemment.
Sauf l’essentiel.
Il est le même.

Il répond à l’inévitable question, qui pouvait être une banderille, mais c’est si loin, avec la tranquillité paisible que lui donne son troisième mariage et sa deuxième fille qui grandit, aussi belle et douée que la première, née d’un premier mariage tragiquement abrégé par la mort. Il dit que oui, il s’est marié pour la seconde fois pendant cette Bohème de 1996 avec sa partenaire d’alors, Angela Gheorgiu. Celle d’aujourd’hui, c’est Maria Agreste. Et lui, en ce moment, un soir il chante La Bohème, le lendemain, Aleksandra Kurzak, sa femme, chante La Traviata, ce qui leur permet, à tour de rôle, d’emmener leur enfant dans la salle pour lui faire admirer tour à tour son papa et sa maman sur scène.
Cela, il ne le dit pas au journaliste, d’autant que cela ne s’est pas encore produit, il en est aux répétitions.

La parenthèse close, il revient à son héros. Ce Rodolfo, lisse, éclatant, un peu nigaud (voyez le livret) qui s’inscrit dans sa chair autrement que lorsqu’il avait trente ans, dans cette faille du temps qui passe, qu’il assume sans une dérobade. Le Rodolphe 2020 de cet Otello-Samson-Chénier, se repaît de lui, de son corps qui a changé – il pose les mains sur son visage à l’expression douce et tendre, avec de l’humour qui peut aller jusqu’au cocasse, et le drame et la force et la colère même, il veut montrer qu’il a vieilli alors que jamais ses traits n’ont été si émouvants -, de tout son être qui a été confronté très jeune à la maladie et à la mort de l’autre, qui se relève après les coups les plus cruels sans être amer ni aigri, avec cette générosité dans laquelle il moule ses héros.
Il dit comment il va apporter à son Rodolphe 2020 son expérience d’homme, sa maturité.
Comme il l’a fait deux ans plus tôt pour Alfredo, il évoque les fantômes du passé.

* Les mots que je lui prête ici ne sont pas les siens. Il n’y avait qu’un moyen pour assister à l’entretien donné au New York Times : se fondre dans le mur, ne pas bouger, ne pas prendre une note sur un bout de papier, ne pas photographier, ne rien enregistrer, il s’agit donc d’une double traduction puisqu’il parlait anglais.
L’article est paru avec des photos.
J’aurais donné cher pour aller en faire aussi avec lui dans les coulisses.

Le journaliste parti, le temps de monter dans la loge où Aleksandra est déjà maquillée et habillée pour La Traviata, qu’elle répète dans l’auditorium, il repart pour la générale piano de La Bohème. 

RÉPÉTITION PIANO

1h30 pm, dans le studio, on ne change pas les décors quatre fois, donc ce 6 janvier 2020, sous la direction comme d’habitude sensible et intelligente de Marco Armiliato, Acte I et IV pour commencer et, après la pause, Actes II et III.

Ci-dessous, Marco Armiliato.

Quelques contre-plaqués figurent des murs de la mansarde. Il manque une porte qu’Alagna ouvre et ferme bien qu’invisible, et alors on la voit, c’est celle qui conduit au petit balcon, où, entre deux géraniums, il va presser sur son cœur le bonnet de Mimi « qui ne revient pas ».

Des accessoires : tables, chaises, baguettes parisiennes, fausses côtelettes, faux harengs, deux géraniums, un chapeau claque, le bonnet rose, un châle pour Mimi, une écharpe pour Rodolphe.

Ci-dessous : le propriétaire chahuté dans la mansarde
où il vient réclamer le terme
et le repas chez Momus
.

La répétition en studio, c’est le cœur de l’œuvre. Sans rien, sans décors, sans costumes, il se passe quelque chose d’intime, beau comme un secret d’amour. S’il fallait définir d’un seul mot le chef et les chanteurs de cette distribution, ce serait le charme, ils en débordent tous. Cette homogénéité, qui fait probablement le bonheur des chanteurs, fait aussi celui spectateurs, personne ne dormira sans la salle quand le couple phare ne sera pas en scène. Mimi, Maria Agreste et Rodolphe ont tous les deux la grâce des Latins, la tendresse, des voix et des physiques qui s’harmonisent, tout coule entre eux, chant et gestes ne sont qu’aisance et que facilité.
La séduisante Musette de Susanna Philips, faite pour le rôle qu’elle dit adorer, et son amant le peintre Marcello, le baryton Polonais Artur Rucińcki, montrent un autre visage de l’amour, plus léger, moins exclusif, que celui de Rodolfo et Mimi.
Les amis de Rodolfo : Marcello, mais aussi Colline, Christian van Horn ; Schaunard, Elliot Madore ; Benoit, Donald Maxwell chacun avec sa personnalité, forment autour d’Alagna, et avec lui, un groupe uni qui passe de la vitalité blagueuse à la tendre tristesse avec une insouciance désarmante.

Ci-dessous, au café, chez Momus.

Entourant un Roberto Alagna resplendissant de jeunesse et d’une poignante sincérité, tous partageront, trois jours plus tard, les ovations d’une salle ravie.

Ci-dessous : les saluts, Marco Armiliato à la droite de Roberto.

La répétition s’achève.
Depuis midi, il a donné un entretien d’une heure et répété pendant quatre heures un rôle qui exige constamment sa présence sur le plateau.
Le studio s’est vidé. Ils sont tous partis.
Il est resté. Il est seul. Il a une heure avant d’aller chercher sa fille à l’école.
Il ouvre le piano.
Il tape quelques notes et il chante.
Pendant une heure, tout seul, il travaille son Rodolphe.
C’est incroyablement beau.

LE MARIAGE DE PUCCINI ET DE VERDI

Le livret de Puccini, écrit par Guiseppe Giacosa et Luigi Illica, s’inspire d’un feuilleton : Scènes de la Vie de Bohème de Henri Murger ; celui de Verdi, de Francesco Maria Piave, puise dans un roman : La Dame aux Camélias, de Dumas fils.
Composés par des Italiens, les deux opéras montrent deux aspects de la vie parisienne du XIXe siècle : le demi-monde avec ses fastes frelatés et l’univers de misère des artistes qui n’arrivent pas à vivre de leur art et des grisettes qui n’ont pas d’autre choix pour échapper à la pauvreté que de se faire entretenir.
Aucun de ces deux univers ne fait grâce à l’amour, la femme, chaque fois, meurt de cette phtisie qui faisait des ravages avant la découverte de la pénicilline.

Les deux mises en scène du Met restituent les grandeurs et misères de cette époque, emportant le public dans ces rêves d’un temps jadis qui, sans transposition, semblent si proches, si contemporains, dans lesquels chanteurs et public se coulent si bien.

La construction des deux œuvres, conforme à la trame de l’Opéra romantique, est parallèle.

ACTE I

*** Les amants de La Traviata se rencontrent à une fête, ceux de La Bohème dans une mansarde. Violetta refuse d’abord l’amour parce que le faire est son métier. Mimi, la petite cousette qui n’a l’idée ni d’en faire un gagne-pain ni de le pratiquer sans l’éprouver, s’y jette avec bonheur.
Le résultat est le même, à la fin de l’acte, l’amour partout.

LA GELIDA MANINA DU COUP DE FOUDRE

Ci-dessus : Rencontre dans la mansarde de Rodolfo.

La veille de Noël au quartier Latin.
Rodolfo, un poète, vit dans une mansarde sous les toits de Montmartre. Pour se réchauffer, ayant dissuadé Marcello de faire flamber sa Mer Rouge car la peinture qui brûle sent mauvais, il a jeté au feu sa tragédie sans perdre son sourire ni son humour.
Resté seul pour finir un article pendant que ses amis descendent faire la fête, il manque d’inspiration. Il va la retrouver lorsqu’il ouvre la porte à sa voisine, brodeuse de fleurs en chambre, qui n’a plus de quoi allumer sa bougie.

Ci-dessous : la bougie la plus célèbre de l’opéra.

Sans parler de l’air de la soprano : Mi chiamano Mimì, on m’appelle Mimi, on trouve à l’acte 1 des pages parmi les plus célèbres de ténor : Che gelida manina, Sova fanciulla, Chi son ? Personne n’aurait l’idée de résister.

ACTE II

*** Il y a deux fêtes somptueuses dans La Traviata, celle du début et celle qui succède au sacrifice de Violetta. Dans la première, elle s’étourdit dans le plaisir. La seconde la confronte au désespoir.
La seule fête de La Bohème, joyeuse et populaire, prolonge pour Rodolfo et Mimi la découverte de l’amour, c’est là portant qu’avec de bons yeux, on entrevoit la faille qui va les conduire, eux aussi, à la rupture.

AU QUARTIER LATIN, LA FÊTE DES AMOURS

La veille de Noël au quartier Latin.
Au lieu d’aller seul rejoindre ses amis au café Momus, Rodolphe descend avec Mimi dans un Paris en fête, qui ressemble à une joyeuse Kermesse, avec ses marchands ambulants, ses gamins et sa fanfare militaire en guise de cantiques célébrant la naissance du Sauveur. Il lui achète le bonnet rose qui engloutit tout son argent et devient l’emblème de leur passion. Un Noël à ce point profane étonne dans l’Opéra italien où la seule allusion religieuse est faite par Mimi à l’acte I : « Non vado sempre a messa, / Ma prego assai il Signor, je ne vais pas toujours à la messe, mais je prie souvent le Seigneur ».

Chez Momus, où Rodolfo demande à Mimi ce qu’elle veut, elle répond : De la crème !


Chez Momus, Rodolfo présente Mimi en disant qu’il est le poète et qu’elle est la poésie.
En contre-point de leur amour romantique, jaloux, exigeant – Rodolfo annonce déjà à Mimi, qui ne comprend pas de quoi il lui parle, qu’il ne lui pardonnera pas -, celui de Musette, insolente, piquante et généreuse, entretenue par un vieil amant, mais éprise de Marcello, qui l’aime aussi. Entre eux, l’amour est comme un jeu de cache-cache et, selon Marcello, c’est ce qui lui permet de durer, alors que la passion exclusive de Rofolfo pour Mimi conduit à la séparation.

ACTE III

*** La Traviata n’a que trois actes et La Bohème quatre. Si on l’oublie, on pourrait croire qu’il existe un décalage dans la composition des deux opéras et que la rupture entre les amants ne se produit pas au même moment. C’est que Verdi n’a fait qu’un acte avec deux scènes, celle, intime, du sacrifice de Violetta en tête-à-tête avec le père Germont et les conséquences publiques de cette séparation sacrificielle au cours de la seconde fête. Le décalage n’est donc qu’une illusion puisque, dans les deux opéras, la rupture précède la mort et qu’à la fête du carnaval avec le ballet des Bohémiens dans La Traviata correspond, au dernier acte de La Bohème, la danse de Rodolfo avec ses amis dans la mansarde.

RUPTURE D’AMOUR

Parce qu’il est plus resserré, que les duos s’enchaînent avec leurs révélations successives, qu’elle est le résultat d’un choix et pas inéluctable comme la mort, que la musique de Puccini fouille le fond de l’âme des amants déchirés, l’acte de la rupture est peut-être aussi dramatique que la fin de Mimi.
Rodolfo jaloux, est parti en pleine nuit se réfugier près de Marcello, quittant Mimi qui le cherche dans l’aube enneigée. Chacun son tour, ils se confient à Marcello.

Ci-dessus : duo avec Marcello, le désespoir de Rodolfo.

Ci-dessus : dans le couloir des loges, Roberto Alagna
avec Artur Rucińschi, Marcello.

Marcello arrache la vérité à Rodolphe qui ne supporte plus de voir Mimi s’éteindre dans le froid glacial de sa mansarde. « Essa canta e sorride e il rimorso m’assale, elle chante et sourit et le remords m’assaille. Rodolfo et Mimi décident de se séparer à la saison des fleurs, Al fiorir di primavera », dans une cascade déchirante d’Addio, où leur duo d’amour pathétique se transforme en quatuor avec Marcello et Musette.

ACTE IV

*** Étant donné la soudure des deux scènes de l’acte 2 de La Traviata , Violetta meurt au troisième et Mimi au quatrième, mais dans les deux cas, c’est au dernier acte, après tout est fini.
Courtisane et grisette partagent la même mort, tuées par la tuberculose.
Mais chacune retrouve son amant avant de mourir ce qui console un peu au moins le spectateur.

LA MORT DE MIMI

Ci-dessus : O Mimi, tu più non torni.

Rodolfo croit ne jamais revoir Mimi : O Mimi, tu più non torni, O Mimi qui ne reviens plus. Il désespère quand il est seul.


Devant ses amis, il crâne, cache à quel point il souffre, fait le fou avec eux, danse, se déchaîne comme un enfant qui croit pouvoir oublier sa détresse. La scène cocasse s’interrompt brutalement.

Ci-dessous : le retour de Mimi dans la mansarde de Rodolphe.

Aidée par Musette, Mimi a quitté le vicomte dans les bras duquel Rodolfo l’a jetée croyant lui sauver la santé, et revient dans la mansarde glaciale pour y mourir près de lui au milieu de leurs amis.


Depuis qu’elle est entrée, Rodolphe n’a pas cessé de l’entourer de soins et de la serrer dans ses bras, mais quand elle rend le dernier soupir, il ne comprend pas.

Ci-dessus, la mort de Mimi.

Le magnifique rideau du Met retombe.
Les plis dorés aux lourdes franges cachent la petite mansarde. À peine les dernières notes éteintes sur leurs lèvres, les chanteurs se glissent entre les deux pans du rideau pour répondre aux acclamations.

Quelle force il leur faut, à eux, les chanteurs, pour venir saluer sans avoir le temps de reprendre leurs esprits, et à nous pour les acclamer, sans les avoir davantage repris.

Ci-dessous : Roberto a ramassé un des bouquets
lancés à ses pieds et ne le quitte plus.

LE RODOLPHE DE ROBERTO ALAGNA

La mise en scène de Zeffirelli, à laquelle assiste maintenant une deuxième génération de spectateurs, a enthousiasmé le public de la première, le 9 janvier 2020. Personne n’a réclamé un dépoussiérage, crainte de retrouver Mimi au pays des cosmonautes avec Claus Guth. Contrairement à une Bohème d’il y a dix ans à Paris où les costumes, d’une laideur à fuir, semblaient si crasseux que tirés des Bas-Fonds au lieu de La Bohème, ceux que Met sont très beaux, preuve qu’on peut avoir des pantalons à carreaux qui ne semblent pas destinés à des clowns.
Les décors ont été applaudis, surtout celui de l’acte II qui nécessite un gros effort du metteur en scène pour qu’il ne le soit pas.
À ces décors, à ces costumes, on ajoute des éclairages capables de montrer la nuit sans plonger les chanteurs dans le noir et on se trouve devant des images qui semblent parfois des tableaux, dont rien ne dément l’harmonie ni le visage florentin (elle n’est pas Florentine) de Maria Agreste en accord avec sa voix, ni Roberto Alagna l’air de descendre d’un Fragonard avec sa veste de velours gris perle et une lavallière souple, dont la voix au timbre de cuivre et de soie se moire de reflets d’or.

Il avait dit, pendant l’entretien, que Rodolphe était un peu nigaud. Dans le livret, c’est le cas. Mais il n’a jamais manifesté la moindre envie de l’être, et le public ne le souhaite pas.
Alors que fait-il?
À l’acte I, quand Mimi se trouve mal, Rodolfo se demande : Ed ora come faccio? Et maintenant qu’est-ce que je fais ?
Alagna, au moment même où son héros se pose une question un peu trop naïve, fait déjà ce qu’il faut pour ranimer Mimi, si bien que la question cesse d’en être une puisque la réponse est donnée en simultané : elle devient l’expression naturelle du désarroi de Rodolfo et annonce déjà comment Roberto Alagna va transformer la fin.


Mimi est morte sous les yeux de Rodlphe, en l’absence de leurs amis partis chercher de l’aide : un manchon pour lui réchauffer les mains (il fait si froid dedans que la flamme de la bougie vacille, qu’il faut un livre pour la protéger), un médicament, un médecin.
Ils reviennent et demandent comment elle va, la réponse a de quoi sidérer :
Io spero ancora. Vipare/che sia grave? J’espère encore. Vous croyez/que c’est grave?
Grave? Mais elle venue mourir près de lui, il voulait qu’elle ne parle pas pour garder ses dernières forces et durer encore un peu et il ignorerait que c’est grave?
Ses amis chuchotent entre eux, car il ne fait aucun doute qu’elle est morte, ils se le disent comme si c’était un secret et qu’ils ne savent comment l’annoncer à Rodolfo, d’autant qu’il leur lance de nouveau une phrase ahurissante :
Vedi, è tranquilla, Vois comme elle est calme.


Le livret écrit qu’il s’aperçoit alors seulement du comportement étrange de ses amis : Rodolfo si accorge dello strano contegno degli altri. Il leur demande une explication : Che vuol dire? Qu’est-ce que ça veut dire ? pourquoi me regardez-vous ainsi : Quel guardarmi cosi ?
Donc, en suivant le livret, Rodolfo qui, depuis son retour, entoure Mimi des soins qu’on prodigue à une mourante, ne s’est aperçu de rien, ne l’a pas vue mourir et ne comprend pas qu’elle est morte. C’est un nigaud. Mais cette interprétation littérale n’a jamais été celle d’Alagna. Depuis un peu plus de vingt-cinq ans, sans changer un mot du texte, il le démonte.
Son Rodolphe sait évidemment que Mimi est morte, mais il est dans le déni d’une réalité qu’il n’a pas la force de supporter. Il empêche ses amis de lui dire ce qu’il sait parce que, l’entendre de leur bouche, rendrait cette réalité réelle et il ne peut pas l’affronter. Il leur dit n’importe quoi, il leur parle d’un espoir insensé pour les forcer à lui répondre ce qu’il veut entendre et reculer le moment où il ne pourra plus feindre qu’elle est encore vivante et où il devra affronter ce colleter avec une horreur qu’il refuse depuis le début.


Il n’est pas absurde de penser qu’il sait de quoi elle souffre depuis leur première rencontre, mais il ne veut pas la savoir malade. Il lui donne un verre de vin pour la remettre, sans poser de question sur sa santé alors qu’elle tousse et s’est évanouie à sa porte, à une époque où la tuberculose était si fréquente et tuait tellement qu’à la première toux, tout le monde la redoutait, c’est très étrange (acte I).
Contrairement à ce qu’a fait Alagna, qui ne condamne pas pour autant son personnage, Rodolphe refuse d’assister aux progrès d’une maladie que tout le monde sait inéluctable. Il préfère se séparer de Mimi (acte III) et, pour finir (acte IV), il est incapable d’admettre qu’elle est morte d’une maladie qu’il connaît peut-être depuis le premier moment. Il faut avoir été confronté à la mort de qui on aime pour savoir que c’est cela aussi l’abominable réalité de la mort et qu’Alagna met son héros en face d’une vérité cruelle qui n’a rien à voir avec les questions ineptes que pose le livret, qu’on n’entend même plus tellement son interprétation magistrale transporte la scène à un tout autre niveau.

Ci-dessus : dans les coulisses, son premier Rodolfe au Met.

Ce n’est pas souvent qu’il évoque les fantômes de son passé. Il l’a fait il y a deux ans quand il a repris La Traviata. Il l’a fait aussi avant de rechanter La Bohème. Dans son livre : Je ne suis pas le fruit du hasard, il dit comment, pendant que Florence, sa première femme, mourait, il refusait les contrats en Amérique pour ne pas s’éloigner d’elle et de leur bébé, et comment à Orange, le soir, il quittait ses costumes pour courir à son chevet. Tous ceux qui l’ont connu cette époque sont encore émus quand ils évoquent le jeune chanteur triomphant et désespéré qui se précipitait dans le train pour Paris. Les gestes de l’amour, tout le monde les connaît, pas ceux de l’amour dans la mort. Lorsque le Rodolfo d’Alagna déchausse Mimi pour la coucher, qu’il remonte sa couverture, retape ses oreillers, aucun de ces gestes n’est celui d’un acteur, on ne peut pas les apprendre. Rodolfo les connaît parce que ce sont ceux de Roberto. D’autres ont vécus des désespoirs semblables, sans parvenir ou sans désirer les transmettre, réussir cet exploit, communiquer, donner, partager, c’est son génie à lui.

Alors à la question : Est-ce que la fin de Mimi est plus bouleversante que celle de Violetta ? La réponse est : Sans aucun doute si Alagna est ce Rodolfo égaré, effrayé, qui refuse la maladie et la mort de la femme qu’il aime, qui a peur, qui est incapable, dans l’impuissance de son désarroi, d’assister aux progrès d’une maladie dont il s’accuse d’être responsable puisqu’il n’a pas un sou pour chauffer sa mansarde : Amo Mimì sovra ogni cosa/ al mondo. Io l’amo! Ma ho paura./ Mimì è tanto malata!, J’aime Mimi plus que tout au monde. Je l’aime ! Mais j’ai peur. Mimi est si malade !

Il a écrit qu’après la perte de Florence, il ne pouvait plus chanter les trois « Mimi » de la fin.
Écoutez : il ne les chante toujours pas, mais rien qu’un et encore il s’étouffe.

Seulement, maintenant, dans les coulisses, sa femme, Aleksandra Kurzak, l’éclatante Violetta, l’attend, et Malèna leur fille, sa deuxième fille qui a l’âge qu’avait sa sœur aînée quand leur père chantait ses premiers Rodolfo, se précipite dans les bras de celui qui n’est pour elle ni Rodolfo ni Roberto ni Alagna mais : Papa !

Ci-dessus, Roberto Alagna et Jacqueline Dauxois.

© Jacqueline Dauxois

Annexes

Représentations avec Roberto Alagna : les 9, 12, 17, 21, 25 et 29 janvier 2020.
Distribution :

4 réflexions sur “L’événement 2020 au Metropolitan : La Bohème de Roberto Alagna ou le mariage de Puccini et de Verdi

  1. Merci beaucoup pour votre article émotionnel. Il y a quelques légères inexactitudes dans les dates et les âges, et je voudrais dire que son dernier Samson et Dalila du 20 octobre 2018 a été diffusé dans les salles de cinéma du monde entier.(traduction automatique)

  2. Merci (encore ) d’ avoir évoqué cette Bohême d’une façon si émouvante et qui nous fait regretter de ne pas l’avoir vue

  3. J’ai vu et revu La Bohême de 2020 que c’était beau MAGNIFIQUE ♥♥♥♥♥♥♥ je le regarderai encore ♥♥♥♥♥♥♥

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