2010/2020 du spectacle à la captation le « Don Carlo » du Met avec Roberto Alagna

Roberto Alagna en don Carlo, Metropolitan, 2010.

Le 2 avril 2020, à 7 h 30 pm, les écrans qui attendaient la retransmission du Metropolitan ont paniqué. Ils espéraient le Don Carlos de Roberto Alagna dans la mise en scène de Nicholas Hytner (2010), on leur montrait Nixon in China avec une obstination d’autant plus vaine que ceux qui avaient voulu y assister s’étaient connectés la veille et que le 2, ceux qui espéraient Don Carlo quittaient en hâte ce Nixon-là, qui est très bon peut-être, je ne sais.

Les écrans en déroute ont tenté de se rassurer en découvrant l’existence, en pré-spectacle, d’un entretien à trois : Alagna, Peter Gelb, directeur du Met, et le chef : Yannik Nézet-Seguin. C’était rassurant. Ceux qui tremblaient qu’Alagna ne fut malade l’ont vu détendu, évoquant avec le même doux sourire Aleksandra Kurzak avec laquelle il prépare déjà peut-être leur Tosca 2021, leur fille, et le dernier duo de Don Carlo dans un anglais qu’il prononce avec la même clarté que les autres langues de sorte que l’on comprend tout, surtout lorsqu’il affirme :
« I am in love with this music ! »

Le triple entretien visionné, ô rage, ô désespoir, Nixon in China occupait toujours le terrain.
À minuit, comme Cendrillon, Don Carlo fait son apparition, sauf que c’est l’heure où elle s’enfuit alors qu’il était enfin arrivé. Les écrans en avaient pour quatre heures d’affilée de bonheur sans arrêt. D’autant qu’ayant écouté/regardé une fois, rien n’empêchait de recommencer pendant les vingt heures qui suivaient, au bout de vingt heures, le Met propose un autre spectacle en streaming gratuit.

La nuit a été courte.
Et belle, très belle.
Pourtant, il y avait de quoi hésiter à troquer le souvenir du spectacle lui-même contre un enregistrement qui risquait d’effacer des fragments encore intacts dans la mémoire. Quelle sottise, si on n’avait pas regardé ! La qualité de la captation, son et image, et l’intelligence du montage ont donné la mesure d’une mise en scène centrée sur l’irremplaçable étoile qui donne à tous ses personnages une irradiante beauté.

Le montage est un casse-tête qui consiste à décider comment vont s’enchaîner les plans pour restituer la vérité d’une scène. Les deux écueils sont une caméra plantée qui ne bouge pas. Ce devrait être bien, puisque le spectateur aussi est vissé à son fauteuil sans pourvoir en bouger, c’est le sommet de l’ennui. L’autre écueil, c’est le montage absurde qui n’a rien compris à l’œuvre, les coupures incohérentes qui, loin d’animer une scène statique, coupent l’image n’importe où, sans respecter la continuité organique du chant et du sens. Le pire est qu’il existe des montages absurdes pour massacrer des mises en scènes intelligentes.

Ici, les plans qui changent sans déconstruire, donnent à voir une même scène à la fois dans la continuité et dans le changement. C’est tellement réussi qu’il faut chercher, sinon on ne s’aperçoit pas de la succession de plans différents.

Dans la version en 5 actes de Don Carlo, à la première image, on sait ce que va faire la mise en scène : montrer l’opéra de Verdi ou exhiber l’égo outrecuidant d’un producteur.

Au Châtelet (1996, DVD EMI) comme au Met (2010), le décor de la forêt nocturne, démultiplicateur de poésie, tisse autour de l’infant d’Espagne et de sa belle fiancée le rêve d’amour qui leur sera arraché du cœur à la fin de l’acte. Cette brisure et ce désespoir jusqu’à la mort vont transformer Élisabeth en un personnage plus cornélien que schillérien, ce qui rend fascinants les duos complètement décalés entre elle cornélienne et lui, tellement romantique.

La forêt, la solitude et la poésie de la nuit qui envahissent l’espace au lever du rideau sont la rampe de lancement de l’œuvre qui se noue et dénoue autour de cet infant étrange et mystérieux, le petit-fils de Charles Quint, affolé d’amour et rêvant de gloire, aussi fragile qu’héroïque, vulnérable que passionné, tendre et sensuel, en un mot : Alagna.
Tout cela, qui fut admirablement montré sur scène, est traduit dans le parcours sans faute du montage. On y trouve la même approche, simple et directe, la même lecture limpide et éclairante d’une œuvre âpre et foisonnante.
Pourtant, le cadrage change souvent, mais, du plan serré au plan général, il s’accorde à la mise en scène pour raconter avec la clarté que réclame un récit complexe qui tresse les thèmes de l’amour, de l’Inquisition et de la raison d’État à travers des personnages déchirés de mortelles passions.

En regardant la rediffusion du Met, on croit posséder le don d’ubiquité, comme si on avait la capacité de regarder de toutes les places à la fois, d’en haut, en contre-plongée vertigineuse, d’en bas, de loin, de près, en plan rapproché et cadrage serré.
Par le jeu alterné du plan large, qui montre le décor entier et ancre l’histoire dans l’Histoire, et du plan serré qui peint les sentiments des personnages et nous fait entrer en empathie avec eux, le parti pris des couleurs avec la dominante du noir et du rouge, qu’accentuent des touches de bleu et d’or, est restitué à l’image. La captation parvient à rendre compte de l’alternance entre l’austère sobriété du cloitre et de la prison avec le flamboiement d’abord romantique dans la forêt de Fontainebleau, qui devient fastueux et baroque pendant l’autodafé tragique, triomphal, funèbre et désespéré pour s’achever dans le final d’un décor funéraire inspiré par la crypte des Capucins de Vienne, où reposent les Habsbourg.
Le Met par ailleurs sait plonger le décor dans la nuit sans cacher les visages, jouer avec les contre-jours et les obscurités sans escamoter les chanteurs. La captation saisit tout. L’essentiel et le détail, d’autant qu’il n’y a pas de détails dans une mise en scène réussie.

La caméra ne renonce pas au visage émacié de Charles-Quint sous le capuchon du moine de San Yuste inspiré d’une toile du Greco ni aux gestes et aux baisers interrompus entre les fiancés, pas plus qu’à l’hésitation de la main d’Élisabeth à se poser sur celle de Philippe pendant l’autodafé -, hésitation infime qui dénonce la répugnance d’une princesse venue d’un pays où l’on ne brûle pas les hérétiques en place publique. La caméra accompagne le geste inachevé,de Carlo – qu’Alagna achève autrement, avec une grâce désemparée, lorsqu’Elisabeth lui dérobe sa main dans le jardin du voile. Sans la prise de vue, qui en rend compte d’une manière aussi juste, il était impossible de suivre le détail de ce mouvement pathétique, même d’une très bonne place.
Loin de mutiler le spectacle, le film le complète.

Enfin et surtout, cette retransmission est un hommage vibrant rendu à la grandeur de Roberto Alagna.

La caméra, qui s’empare de son visage et le montre comme il est impossible de le voir de la salle, le serre de si près qu’elle découvre en lui l’invisible. Tout ce qu’on perd de loin, même du premier rang d’orchestre, elle le révèle. On voit Carlo comme le voit Élisabeth, son visage à quelques centimètres du vôtre. Qui écrivait que « tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène » ? Ce soir, tous les écrans du monde ont pour Carlo les yeux d’Élisabeth.

C’est le Nouveau Monde, ici ! Il n’y a aucune fausse honte à aimer ce qu’on aime, à admirer ce qu’on admire. L’Amérique n’a pas connu Procuste, ce brigand de l’Antiquité grecque qui allongeait les passants sur sa planche. Qui n’atteignait pas les extrémités était étiré. Qui dépassait était coupé. Elle n’a pas connu non plus la guillotine. Elle conserve intacte la liberté d’aimer, d’admirer, de différencier les uns des autres et n’a aucune hésitation à montrer le plus grand des ténors tel qu’il est, dans sa gloire. Les scènes où il triomphe dans un air célèbre que tout le monde attend ne sont pas coupées pour montrer (ce qui arrive), au lieu du chanteur, les instruments dans la fosse ou le public ou n’importe quoi pourvu que ce ne soit pas lui.

Le Met, et le film réalisé par le Met, célèbrent Alagna dans l’enthousiasme qu’il provoque. Les acclamations que le public veut lui faire ne sont pas coupées, mais exaltées, prévues, programmées sans complexe.
Deux fois, tout seul, il reste devant le rideau abaissé pour recueillir son dû. La première fois, après le duo avec Rodrigo, il entend l’ovation monter vers lui comme une vague haute, irrépressible, elle va l’engloutir, il est encore don Carlo, il n’a pas eu le temps d’atterrir, et c’est Roberto Alagna qu’on acclame, ou plutôt, c’est le don Carlo qui existe dans Roberto Alagna. Il écarte les bras, le visage défait, crucifié contre le rideau. Le projecteur dessine autour de lui un rond de lumière, le même rond qui l’entourait dans son Ridi Pagliaccio. La seconde fois, c’est après le trio Carlo, Rodrigo, Eboli. Eboli l’a menacé de mort. Il est plus pâle encore que la première fois, les traits défaits, il ne se ressemble plus, il a prédit sa mort à la fin de l’acte I, il n’est pas étonné par la haine d’Eboli. Il est ailleurs. Le tsunami des acclamations se lève, monte de la salle et le submerge encore une fois. Bien sûr, il est heureux d’avoir donné tant de bonheur, mais peut-être ne sait-il pas qu’il l’est à ce moment et ce lui qu’on lui offre, ces acclamations, peut-être il ne peut pas les prendre, il est tellement Carlo encore et Carlo étouffe. Il porte la main au col de son pourpoint, il l’écarte de son cou pour respirer, c’est peut-être la mise en scène qui l’a prévu, dans ce cas, elle s’est servie d’un de ces gestes à lui, et elle a bien fait de les confondre lui et son personnage puisqu’on est venus assister à ce mélange fantastique d’un homme avec un rêve.

La caméra ne dissimule pas son allégresse à le suivre de l’objectif au milieu de la foule de l’autodafé, à découper sa silhouette raffinée dans des lumières de pâle argent qui se liquéfient d’huile en aquarelle, des rouges brutaux taillés en pointe diamant comme un palais de Ferrare, des bleus de noirceurs ciselés. Elle montre ses bottes hautes, ses chausses et hauts de chausses, son pourpoint, sa chemise de dentelle dont les flots jaillissent quand s’ouvre le pourpoint. Elle décrit avec jubilation cette sensualité enflammée qui est sa marque de fabrique, plus ardente encore d’être sans cesse entravée. Elle le montre Carlo enlacé avec Posa dans des élans de fraternelle amitié, serré dans les bras Élisabeth ou la serrant dans les siens dans des embrassements rompus plus bouillants que des accomplissements.

Avec ses cadrages qui changent pour le montrer sous tous les aspects possibles, la captation, qui ne quitte pas Alagna quand il ne faut pas le quitter, a tout pour séduire l’auteur de  la « Lettre à Malèna », de « Quatre Saisons avec Roberto Alagna » et d’un site web qui lui consacre la majorité de ses Artimages.

Alors, si vous avez manqué cette soirée, il vous en coûtera 4,99 $, pas un sou de plus, la manœuvre est un peu plus compliquée que les soirs de streaming gratuit, mais regardez ce Don Carlo de Roberto Alagna, enregistré au Met le 11 novembre 2010, c’est le deuxième Don Carlo de référence. On espère qu’un prochain viendra, fidèle comme la version du Met, inspiré comme celle du Châtelet qui l’a précédée, avec Aleksandra Kurzak, et que ce sera la troisième version de référence.

À suivre : Roberto Alagna et la liberté de l’acteur.

© Jacqueline Dauxois

Jacqueline Dauxois à la boutique du Met, pendant La Bohème de 2019, autoportrait.

Note : la photo de Roberto Alagna est extraite de la retransmission du Met, qui en possède le copyright – elle ne doit donc pas m’être attribuée.

Voir aussi :

https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/11/15/du-chatelet-a-lopera-de-paris-le-don-carlos-don-carlo-de-roberto-alagna/?preview_id=7026&preview_nonce=e4d237881b&preview=true

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