À la fin d’Antigone, en réponse aux échanges contradictoires des protagonistes sur la justice et le gouvernement, les devoirs que les lois divines et humaines imposent aux hommes alors que se découvre progressivement l’hypocrite qui masque mal la cruauté et la lâcheté des uns et des autres, ce sont les dieux qui abattent les cartes avec lesquelles les hommes ont joué. Alors, c’est terrifiant. La mort frappe partout. Aucune puissance au monde ne peut plus en détourner le cours. Regrets et repentir sont comptés pour rien.
Pourtant, le devin Tirésias a convaincu Créon de délivrer Antigone du tombeau où il l’a enfermée vivante et le tyran s’est précipité lui-même pour la sauver. Inutile revirement. Il arrive trop tard et découvre un spectacle qui le saisit d’effroi.
Dans les ténèbres de son tombeau, Antigone s’est pendue avec le cordon de son voile et son fiancé, Hémon, qui était venu pour la sauver ou mourir avec elle, voyant son père qui s’approche, se jette sur lui, l’épée nue. Créon se dérobant aux coups de son fils, Hémon retourne son arme contre lui et se tue sous les yeux de son père dont le repentir tardif a été impuissant pour arrêter la punition qui le frappe et n’est pas achevée encore.
Créon revient au palais, portant le corps ensanglanté de son fils, pour apprendre que sa femme, à son tour, s’est tuée en l’accusant d’avoir provoqué cette tragédie.
Accablé de désespoir, Créon quitte la scène et va traîner des jours probablement plus cruels que la mort elle-même tandis que le Chorypée prononce des paroles de conclusion attendues par les Grecs :
« Pour trouver le bonheur, il faut posséder la sagesse. Être sage, c’est savoir respecter les dieux, éviter les mots insolents qui attirent la vengeance du sort. La sagesse est le fruit de l’âge. »
Ainsi s’achève Antigone, la tragédie de Sophocle que l’écoulement des millénaires n’a pas effacé de la mémoire humaine.
ESSAI DE CONCLUSION
Depuis des millénaires, le débat porté par Antigone sur le devant de la scène ne quitte pas l’actualité. Il y a dans cette jeune fille un double caractère : héroïque et christique, qu’elle proclame elle-même, qui la rend émouvante et splendide. Héroïque, elle l’est dès la première page, dans sa décision inébranlable d’affronter la mort promise par l’édit de Créon à qui osera accomplir pour son frère les rites funéraires indispensables à sa survie dans l’au-delà. Elle sera celle qui ose :
« Moi, je vais enterrer Polynice et ma mort me paraîtra belle, si je dois en mourir ».
À aucun moment, cet héroïsme ne l’abandonne. Il se double d’un générosité avant l’heure chrétienne :
« Je ne suis pas faite pour haïr, mais pour aimer. »
C’est donc par amour qu’elle affronte le tyran et transgresse ses décrets injustes aux yeux ses dieux infernaux. Elle agit par amour et respect sans connaître la haine :
« Je souhaite à mes ennemis de ne pas subir quelque jour l’injuste épreuve qu’ils m’infligent aujourd’hui. »
Difficile de ne pas rapprocher ces mots de ceux du Christ en Croix :
« Pardonne-leur parce qu’il ne savent pas ce qu’ils font. »
L’alliance de ces deux qualités chez une jeune fille, qui n’a pas encore vécu et n’a aucun pouvoir, cette alliance qui fait d’elle le personnage fort de cette tragédie, va entraîner l’approbation de toute la ville, à la suite de celle de son fiancé :
« Elle mérite la gloire, non l’infamie. »
Elle ne connaîtra qu’une gloire posthume puisqu’elle se tue, ignorant qu’elle allait être délivrée.
QUEL EST LE SENS DE CETTE MORT ?
Le Littré définit le suicide comme l’ « Action de celui qui se tue lui-même ». Ils sont donc trois à se suicider: Antigone, Hémon et Eurydice, femme de Créon et mère d’Hémon. Mais il y a rien de comparable entre les motivations des trois personnages.
Hémon et sa mère se suicident tous les deux pour des raisons analogues. Chacun est privé d’un être cher, une fiancée, un fils, et chacun est apparenté à Créon qu’ils accusent tous les deux. Ils ont deux raisons de mourir, l’une personnelle, l’autre politique. Mais ils ne sont que des comparses et leurs suicides , à l’arme blanche tous les deux, ne posent pas de questions particulières. Les vie les a privés de leurs raisons de vivre. Ils se suppriment.
Rien de tel chez Antigone. Elle ne recherche pas la mort. À aucun moment, elle ne la désire et proclame qu’elle est faite pour aimer, c’est-à-dire pour la vie et l’amour. Mais elle affronte sans faiblir une mort qu’elle sait inévitable puisqu’elle désobéit à Créon en refusant de renoncer à la justice divine et en s’obstinant à assurer les rites funéraires nécessaires à la survie de son frère dans l’au-delà. Sur ce sujet, elle n’hésite pas : elle obéit aux dieux et à leur justice puisque les ordres de Créon sont iniques. Elle n’a aucune attirance morbide pour la mort et tente même d’y faire échapper sa sœur.
Elle se supprime pourtant. C’est qu’elle n’a échappé à la lapidation en ville que pour être ensevelie vivante par son oncle, le tyran. Alors, oui, elle se pend, mais ce n’est pas sa volonté de mourir, c’est le dernier choix qui lui reste : par une mort rapide, qu’elle se donne elle-même elle devance la mort abominable, enfermée vivante dans l’horreur d’un sépulcre, à laquelle Créon l’a condamnée. Son seul choix est d’abréger son supplice. Une fois encore, il ne s’agit pas d’un choix de mort, mais de la dernière affirmation de sa liberté.
Au plan théologique, on ne peut considérer qu’il s’agit d’un suicide ou alors il faudrait considérer aussi comme des suicidés les résistants qui se défenestraient pour échapper à leurs tortionnaires et ne pas courir le risque de livrer leurs amis. Et ils seraient aussi des suicidés les malheureux enfermés dans les tours jumelles de New York fracassées par les terroristes, qui se jetaient dans le vide lorsque la chaleur de fournaise faisait éclater les vitres des gratte-ciel éventrés qui flambaient. Contrairement à Antigone et aux résistants, ces Américains, qui n’avaient pas de motivation politique, ne voulaient pas mourir et n’ont fait rien d’autre que de choisir une mort plus rapide pour abréger d’infernales tortures. Tous voulaient vivre, on leur prenait leur vie, on leur donnait la mort. À la suite d’Antigone, ils en ont voulu une autre. Comme à elle, c’était l’unique choix qui leur restait.
La mort d’Antigone, défi à l’injustice, au blasphème et la mort, flambe dans les mémoire à travers les millénaires et la fait resplendir comme un symbole de cette irrépressible liberté intérieure qui rend les faibles plus forts que les plus violents des tyrans.
Ce choix de la liberté intérieure est aussi, je crois, un dernier défi d`Antigone contre Créon. Étant sûre qu`elle va mourir, elle refuse de se laisser tuer par lui, donc elle accomplit sa mort elle-même. On présume que dans la tragédie grecque le sort représente la volunté des dieux qui arrangent tout. Mais dans la construction de cette pièce, les resultats du sort arrivent par les décisions humaines, tout en reflettant la volunté et l`orgueil des personnages. Le refus de Créon d`enterrer Polynice déclenche son conflit avec Antigone. Et puis, c`est la décision d`Antigone de se tuer vite qui dérange le timing, rend trop tard le repentir de Créon, et précipite les morts d`Hémon et d`Eurydice. En tout cas, le drame est inoubliable.