Ci-dessus Patrick Besson, dans son appartement parisien, le 28 septembre 2021.
Rien d’étonnant à ce que l’auteur de « la Science du Baiser » (Grasset) ait été tenté, chez Privat (en 2021), par un « Petit éloge amoureux ». Le titre a tout pour séduire, pour le séduire, « éloge » avec son « petit » côté, scolaire, précieux, serait un peu rétro, guindé peut-être même, s’il n’était aussitôt emporté par « amoureux », l’effet de surprise les fait claquer ensemble « éloge amoureux » comme un drapeau. Reste « petit » qui intrigue comme un tiroir secret découvert dans un grenier comme il n’en existe plus, avec malles d’osier aux ferrures brisées et secrétaires boiteux aux tiroirs secrets dont on espère des découvertes. Et c’est bien une surprise que révèle la fin du titre « de la librairie »; donc, un « Petit éloge amoureux de la librairie ». C’est plus qu’une surprise.
Quel auteur, même couvert d’honneurs et Renaudot, pourrait-il être amoureux de la librairie ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est, une librairie ? Patience ! En fouillant dans les pages à secrets on trouve la définition au milieu du texte : « Librairie : lieu de passage des livres. » Larousse, Robert, Littré n’ont pas trouvé mieux. Alors, quel écrivain, célèbre ou obscur, pourrait aimer un endroit pareil ? L’écrivain ne veut pas passer, mais rester, il est donc fait pour les bibliothèques, même un best-seller (voyez ce qu’en dit l’auteur qui sait de quoi il parle) qui d’ailleurs commence son livre par elles, hantées par son père, et y revient presque à la fin dans un éloge qui les concerne avec les librairies d’occasion et des déballages de vieux livres.
Il a de la chance, ce bouquin, son auteur c’est Patrick Besson et c’est bien lui qu’on trouve au cœur de ce texte, caché et découvert, masqué et démasqué (par lui-même), de sa petite enfance à sa maturité, entrant et sortant des librairies de Paris et d’ailleurs, il nous emmène dans sa vie d’écrivain, et fait défiler sous nos yeux trente ans de littérature française et étrangère, bien sûr ce sont ses choix, comme celui de ses éditeurs, de ses femmes, des lieux qu’il a aimés, où il a vécu, avec pour ancre, les librairies, car il tient son sujet avec son habituelle maestria et on le lit son « éloge » doux amer comme un de ses romans, époustouflé par sa mémoire prodigieuse des noms, des lieux, des dates, de cet amoureux fou de la littérature. Il y a sa famille dans ce livre, parents, femmes et enfants, il y a les gens qui auraient dû le connaître et le traitaient comme un immigré ( « Mon producteur à France-Inter Patrice Galbeau m’appelait le Moldo-Valaque, ignorant où se trouvaient la Moldavie et la Valachie ») il y a le non dit de ce que fut cette souffrance pour lui et d’autres aussi dont il parle à cœur ouvert, il y a des écrivains, des éditeurs, la ronde du monde littéraire reflet du monde tout court. Si vous êtes écrivain, vous partagerez la nostalgie de cette promenade littéraire comme on feuillette un album de photos, si vous ne l’êtes pas, vous croirez l’être et vivrez une expérience unique avec lui, une découverte où tout le long où vous épinglerez ces petites phrases réjouissantes si vraies qui sont sa marque de fabrique de Besson et le révèlent. « La littérature : le pays où on ne grandit jamais. Ne continuons-nous pas de faire, jusqu’à la mort, nos devoirs ? » I
ci, Besson donne une idée, plus que de la littérature, de ce que peut-être le somptueux bonheur d’écrire, et donc, comme s’il avait un regret qu’il promène le long des pages, il s’aperçoit au fil des mots qu’il nous fait déguster, qu’il existe un envers à ce paradis et la phrase cette fois est une guillotine : « La littérature, cet abattoir géant ». Cette fois le mot n’évoque plus le bonheur d’écrire, mais le monde littéraire dans lequel vit l’écrivain, ce monde impitoyable sans lequel il n’existe pas, sauf dans son propre rêve et ce n’est pas un hasard alors s’il parle de l’écrivain qui a refusé le jeu de la littérature mais que la littérature a été forcée d’accepter : Nabokov qui n’a jamais dédicacé un livre et qui a détruit la plupart de ses manuscrits. « Le jour où ils fondront sur moi comme des rapaces, quelle mine leur ferai-je ? Perdrai-je enfin devant eux mon arrogant et gourmand mépris de tout ? »« Ces journées enchantées que j’avais fabriquées en écrivant des fictions, ma fiction à moi étant encore plus étrange »« Cette réalité avec laquelle j’aurai rusé ma vie entière pour éviter qu’elle ne me rattrape comme un gnou russe avec un lion pour lui échapper. Plutôt une lionne, le lion se contentant de manger et de dormir. » « Je me dis parfois que j’aurais dû faire autre chose de ma vie, puis je me rends compte que c’était impossible. »« La mort, c’est quand on ne peut plus sortir nulle part ».A travers cette promenade dans les librairies de Paris et d’ailleurs, ce « petit éloge » montre trente ans de cette vie littéraire qui fut la sienne, la nôtre.
Pendant 127 pages, Besson, avec son brio, son allure, sa plume en se servant de tout comme on l’a vu, de ce qu’il est, lui, de sa famille, ses amis, des autres écrivains, vifs ou morts, des éditeurs, de ses voyages, ses visites de librairies, des lecteurs/trices, avec une élégante nostalgie soutient le projet de son « petit éloge de la librairie », mais « amoureux », s’il l’est certes jusque dans ses tristesses, c’est loin de la librairie. Il en fait la démonstration lui-même. Le livre, en effet, s’achève p.127, alors commence une nouvelle en forme de pirouette : « Edith Blancpain, libraire », chef d’œuvre d’ambiguïté littéraire, le Besson écrivain fabriquant un personnage qui est lui, lui décalé, lui à côté de lui, lui malgré tout. Il s’y amuse, il ironise, joue avec les mots, les noms, les prénoms, se dédouble pour finalement finir avec une nostalgie aussi poignante, à peine moins désenchanté, que la fin du « Petit éloge », brillantissime démonstration par la nouvelle qu’on n’écrit jamais que ce que l’on EST. Mais ce n’est pas ce qui fait de cette nouvelle une pirouette. C’est ici qu’il dément le titre, comme on pouvait s’en douter avant d’ouvrir le livre. C’est ici qu’il met en scène deux personnages qui s’affrontent : la libraire et l’écrivain dans un implacable duel aux armes démouchetées. Devinez lequel des deux pourfend l’autre et le tue (au sens figuré, au sens bessonien). Un livre pour ceux qui aiment les écrivains plus que les librairies et ont envie d’avoir Patrick Besson, grand écrivain et dévoreur de livres, pour compagnon de voyage en littérature.
Ci-dessous une page du roman que Patrick Besson est en train d’écrire.
©Jacqueline Dauxois