Un entretien de Roberto Alagna au Corriere della Sera, traduction de Jacqueline Dauxois

À bâtons rompus

La veille de la générale de Samson et Dalila, le 19 septembre 2018, Roberto Alagna, de sa loge du Metropolitan Opera de New York, donne au Corriere delle Sera un entretien téléphoné dans lequel il aborde plusieurs sujets de sa vie personnelle et publique.
Plusieurs sites ont mis en ligne la bande audio dont voici la traduction.
Les titres ont été ajoutés et des coupures faites en accord avec Roberto Alagna.

Samson et Dalila

Les répétitions de Samson et Dalila ont commencé il y a deux ou trois semaines et déjà demain, nous avons la générale ; c’est la dernière répétition, elle est publique. Ce sera pratiquement une représentation parce qu’à la générale nous chantons toujours comme pour un spectacle. Je suis très content, la production est belle, le cast très beau, la direction d’orchestre est belle et la mise en scène très belle parce qu’elle est à la fois classique et moderne. J’espère que ce sera une belle soirée.

Puccini in love

Dans la présentation du disque (sortie octobre 2018), j’ai inventé une histoire, mais c’est vrai que la vie de Puccini est faite d’amour. Il n’a pas toujours été fidèle, mais la vie, c’est comme ça et peut-être que l’infidélité aussi fait partie de l’amour.
J’ai trouvé le titre en pensant à Shakespeare in love. Le film raconte l’histoire de Shakespeare en train de monter Juliette et Roméo. Les deux interprètes principaux tombent amoureux l’un de l’autre et j’ai pensé que, s’il s’agissait d’un mari et de sa femme au lieu de deux amants, l’histoire serait encore plus forte et, justement, c’est ce qui nous est arrivé à Aleksandra et moi.
L’amour est fort, toujours. Je suis quelqu’un qui aime beaucoup et je suis très généreux dans l’amour ; depuis tout petit, j’ai besoin d’aimer.

Amoureux

Quand j’aborde un opéra, je tombe amoureux de l’histoire, je tombe amoureux des personnages, de la musique. Pour moi, chaque fois, c’est une conquête et c’est là aussi la difficulté quand j’aborde de nouveaux personnages dans un nouvel opéra. Je pars à la conquête d’une œuvre comme s’il s’agissait de conquérir une femme. C’est qu’avant tout, je suis amoureux de la vie, qui est tellement miraculeuse. Le seul fait de se réveiller chaque matin, pour moi, est un miracle.
Quand je suis amoureux d’une femme, je le lui montre. Bine sûr, je suis un Latin, mais j’ai beaucoup voyagé et je me suis rendu compte que dans les pays froids, les pays nordiques, les gens sont chaleureux, très chaleureux. Les cœurs battent. Les cœurs battent partout.

Amour et partitions

Souvent, en commençant d’étudier une partition, je me suis dit : mais comment je vais pouvoir chanter cet opéra qui ne me dit rien du tout ? et puis, peu à peu, en le travaillant, j’en suis tombé amoureux, exactement comme dans une relation amoureuse qui commence d’une manière assez tiède, et peu à peu, en apprenant à connaître la personne, en restant auprès d’elle, on l’aime de plus en plus. C’est la même chose avec les partitions.

Quand je travaillais la partition du Roi Arthus de Chausson, je dormais, elle m’endormait, je me disais : je n’arriverai jamais à chanter ce rôle et, piano piano, j’ai commencé à entrer dans le monde et dans l’harmonie de Chausson. Je suis tombé amoureux de l’œuvre et, à la fin, j’ai trouvé que c’était vraiment un très bel opéra.

Ce qui est beau dans l’amour, c’est qu’on ne sait pas ce qui va arriver, on ne sait pas comment l’histoire va finir, on ne le sait jamais. On a des surprises continuellement, c’est ce qui est tellement beau dans l’amour. Chaque jour est un cadeau. Même s’il y a des moments difficiles, dans l’amour comme dans tout puisque l’amour c’est la vie, c’est quelque chose qui vous touche l’âme

Une folie

Après le Met, je vais faire une folie, c’est assez dans mon caractère. On m’a demandé de créer un événement avec ma femme pour la sortie de Puccini in love, et ils ont eu l’idée de me faire chanter une Traviata avec elle, une seule représentation. C’est un rôle que je n’ai plus chanté depuis vingt-cinq ans peut-être et je vais arriver là-bas pour un unique spectacle, sans répétition, pour un opéra que je n’ai pas chanté depuis tant d’années, dans lequel il y a tant de mes fantasmes. Je vais les retrouver en revenant à Alfredo, maintenant, à cinquante-cinq ans !

Alfredo

C’est vraiment le rôle qui m’a lancé, qui m’a fait chanter à La Scala et m’a fait connaître dans le monde. Je viens de terminer un dictionnaire pour un éditeur en France (Dictionnaire Intime, à paraître début 2019), on me donnait les mots et j’écrivais les définitions. J’ai parlé de ce personnage dans le dictionnaire, j’ai dit tout ce qu’il a donné, Alfredo. Il m’a tout donné. Je l’ai chanté peut-être plus de cent soixante-dix fois en deux ans. Il m’a permis d’acheter mon premier appartement, ma première auto, de vivre avec ma première femme, d’avoir avec elle notre petite fille, Ornella. J’ai connu avec lui des moments tragiques quand Florence était en train de mourir et que je devais chanter le rôle pendant son agonie. Alfredo est lié à tous ces moments, des moments très beaux, d’autres douloureux… tellement de choses…
C’est l’opéra de ma jeunesse et c’est pour ça que je fais cette folie, c’en est une, de le rechanter maintenant parce que lorsque je vais commencer à chanter quelque chose va se passer, tous les sentiments de cette époque sont en moi, et moi, j’étais une autre personne, j’étais quelqu’un d’autre. Je pense à tout ce qui peut arriver, le stress mais aussi les réactions physiques. Je termine Samson ici, je pars en avion le lendemain et, avec le jet lag, je me jette dans cette Traviata pour une soirée de gala, à Paris, où ma femme est déjà en train de chanter cette Traviata. Aleksandra va chanter la dernière avec moi pour cette occasion et c’est très étrange pour moi de la retrouver dans cet opéra, avec ce rôle tellement emblématique de ma carrière. C’est très émouvant. J’espère que l’émotion ne sera pas trop forte, quand l’émotion vous prend à la gorge, vous ne pouvez plus chanter.

Luisa Miller et Andrea Chenier

Après, je vais aborder de nouveaux rôles, Luisa Miller à Monte-Carlo, aussi avec ma femme, donc j’en suis très heureux, et Andrea Chenier que je n’ai chanté qu’en version concert il y a des années. Cette fois, je vais chanter sur scène à Berlin et à Londres, ensuite, je ne me rappelle plus, mais cela continue comme ça jusqu’en 2022.

L’Italie…

L’Italie me réclame toujours, même La Scala. Ils sont venus me trouver partout, ils sont très gentils, nous avons énormément parlé, mais à la fin, c’est moi… je ne peux pas. Je suis retourné à la Scala pourtant. Lorsque ma femme a chanté Le Comte Ory, j’y suis allé. J’étais très ému parce que le public, mais aussi tous ceux qui travaillent, du portier jusqu’au souffleur, jusqu’aux choristes, ils sont tous venus m’embrasser et des loggionistes sont venus à ma rencontre, à l’extérieur, et ils m’ont embrassé en me disant : « Roberto, il faut que tu reviennes, c’est ton théâtre ici, tu es né ici ». Mais peut-être que c’est trop tard, j’aime chanter là où je me sens bien, et là-bas, c’est terrible parce que j’adore l’Italie, j’ai reçu une blessure trop profonde, je ne veux plus en parler, je ne veux pas remuer les sentiments qu’elle touche, il ne s’agit pas seulement de La Scala, mais de toute l’Italie… je suis d’Italie, alors un jour, qui sait ce qui peut se passer ?

Peut-être que parfois nous sommes trop sensibles, mais c’est comme ça.

Lohengrin

Si j’ai annulé Lohengrin, c’est que j’ai eu un problème cette année, je ne veux pas en parler parce que, dans mon travail, ces choses sont délicates. Après m’avoir découvert une maladie qui me cause tant de problèmes, on m’a donné un traitement contre la douleur et pour que je puisse dormir la nuit. Les effets secondaires ont perturbé ma concentration. J’ai eu un problème de mémorisation.
J’ai énormément travaillé la partition de Lohengrin. J’ai travaillé le rôle pendant plus d’un an : travailler un seul rôle pendant un an, moi qui apprends un opéra en quinze jours, ça ne m’était jamais arrivé.Je travaillais tellement  que je ne voyais plus la partition, elle s’effaçait de ma main alors que je tenais tellement à la chanter. Je veux chanter Lohengrin. J’ai déjà le projet de l’enregistrer cette année et de faire aussi la version concert, j’espère le plus vite possible.
La maladie…  peut-être que je ne devrais pas en parler, de cette chose. Oui, c’est mieux de ne pas en parler, laissons ça, c’est mieux pour le public et c’est mieux pour moi.

… et la France

J’ai débuté en France après plus de dix ans de carrière parce que dans mon pays, on me considérait toujours comme un ténor italien. J’ai dû lutter pour pouvoir chanter des œuvres françaises. Personne n’y croyait, tout le monde me répétait que j’étais un ténor à l’italienne, comme Luciano, que je ne pouvais pas chanter ce répertoire, et moi je le sentais !
Aujourd’hui, je suis devenu le prototype du chanteur français et cela me fait plaisir parce que j’ai fait en France un travail grandissime à l’opéra et aussi dans la musique légère, ce qui me rend très heureux. Mes disques de musique sicilienne ont eu un succès retentissant. Dans un show à la télévision, que j’ai appelé « le Royaume des Deux Siciles », j’ai mélangé des chansons napolitaines et siciliennes avec des airs de l’opéra qui avaient tous une relation avec Naples et la Sicile.
J’ai été très connu grâce à la télévision, à ces shows, grâce à des tournées, des spectacles au Zénith et dans de grandes salles de sport où j’ai donné des concerts pendant près de dix ans, sans jamais cesser de chanter à l’opéra, ce qui m’a apporté la reconnaissance du grand public qui m’a suivi à l’opéra et si on considère aujourd’hui que j’ai démocratisé l’opéra c’est parce que j’ai tellement travaillé de cette manière en France.

L’étranger

De toute la famille, je suis le premier né en France, pratiquement le premier « étranger » de la famille, mais en Italie aussi, je suis un peu étranger, un peu étranger ici, un peu étranger là, un peu étranger partout, tous les fils d’émigrants l’ont ressenti, mais aujourd’hui je suis heureux parce que je me sens vraiment citoyen du monde et c’est  grâce à mon travail que je me sens si bien.

Malèna

Dans un film de Tornatore, un très beau tango  me rappelle tout le temps ma grand-mère, née en Argentine,  ce tango s’appelle « Malèna canta al tango », cette chanson me plait énormément et  j’ai écrit une chanson en sicilien que j’ai enregistrée dans un disque qui s’appelle « Malèna ». Malèna,, c’est le prénom que j’ai donné à ma fille cadette.
Avoir une enfant à mon âge, c’est encore plus émouvant, cela me donne un nouveau départ dans la vie, une nouvelle responsabilité, c’est quelque chose de beau et je ne sais pour quelle raison cela me pousse davantage encore vers mes racines.

Ma mission à moi

Il faudrait faire quelque chose, mais sauf que nous devons nous imaginer à leur place, je ne sais pas. Je n’ai rien d‘un politicien, je n’y comprends rien, et grâce à Dieu j’ai reçu un talent qui me permet d’accomplir une autre mission qui n’a rien à voir avec la politique puisque ma mission à moi c’est de faire oublier au public ces problème pendant une heure et demi, deux heures, trois heures.
C’est cela ma mission et c’est aussi une chose importante.

Le bénévolat

Oui, j’en ai fait aussi, le bénévolat me convient si je n’en fais pas un argument de promotion. J’ai reçu une éducation sicilienne, on fait les choses, mais l’honneur veut qu’on les garde pour soi, c’est comme ça, je n’aime pas en parler ni faire étalage de ce que je fais.

 La santé

Avant tout,  la santé, le bien le plus précieux, c’est la santé, je connais son prix, je sais que c’est la chose la plus importante. J’espère que la santé lui permettra d’être heureuse dans sa vie et de faire ce qu’elle veut parce qu’aujourd’hui je la vois qui chante sans arrêt, qui danse sans arrêt. Elle a quatre ans et demi et elle chante sans arrêt, il faut dire qu’elle a un papa qui chante, une maman qui chante, une grand-mère qui chante, un grand-père qui chante, tous musiciens, donc elle a ça dans le sang et c’est tellement beau! Il m’arrive parfois de rester toute une journée à la regarder parce qu’elle me donne tant de joie, cette petite, à moi qui aujourd’hui suis un grand-père puisque mon aînée, à vingt-sept ans, a un petit garçon de deux ans.
Je suis un homme heureux dans cette situation étrange à la fois grand-père et papa, jeune papa. Les deux enfants jouent ensemble, c’est beau, très beau.

Rendre grâce

J’ai vécu des moments durs, mais j’ai reçu des cadeaux magnifiques qui m’ont comblé dans cette vie et je dois rendre grâce. J’ai de la chance parce que chaque jour quand je me réveille je suis heureux, je l’ai déjà dit mais pour moi c’est un miracle de se réveiller le matin, d’être en bonne santé.

Ornella

Je suis heureux aussi parce que la vie m’a donné la possibilité de fonder  à nouveau une famille, d’avoir tout ce que je n’ai pas pu avoir avec ma fille aînée puisque ma femme, Florence, est morte à vingt-neuf ans et je me suis retrouvé veuf avec une enfant que je devais confier à mes parents.Je partais en pleurant, il n’y avait pas comme aujourd’hui tous ces moyens comme skype. Quand je partais, je ne la voyais plus, quand je revenais, elle avait déjà changé, j’avais perdu des quantités de beaux moments de son évolution, c’était très difficile à vivre comme en ce moment par exemple où ma toute petite est à Paris avec sa maman qui chante à Paris pendant que je chante à New York.
Je retrouve toutes les sensations de ma jeunesse quand je devais me séparer d’Ornella et c’est terrible, j’en éprouve une  angoisse, une anxiété, je ne veux plus rester longtemps comme ça, je ne veux pas que ça dure, je ne veux plus rester longtemps éloigné de ma famille, tout seul.

En famille 

Nous avons des propositions pour chanter ou ensemble ou séparés Aleksandra et moi, nous privilégions toujours de chanter ensemble parce que nous voulons être en famille. Le problème c’est que d’ici deux ans la pitchounette va commencer l’école pour de bon, et nous devrons trouver une solution, Malèna ne pourra plus partir avec nous, pour le moment c’est le problème. Nous réfléchissons à la manière d’organiser tout cela, nous verrons.

La Sicile

La Sicile est belle et pour quelqu’un qui n’a pas besoin de travailler, la Sicile est un paradis, c’est la vérité. Nous avons pensé retourner en Sicile. Tous les miens sont de là, un de mes frères  y habite. J’aime Syracuse depuis toujours, quand j’étais petit nous allions toujours à Syracuse, Ortegia est aussi belle. Cette année nous avons regardé un peu les maisons, comme ça.

Chanter en Italie

Mais je veux chanter en Italie ! mais chaque fois qu’ils m’appellent, c’est au dernier moment, quand mon calendrier est rempli et j’ai tant et tant de collègues qui n’arrivent pas à se faire payer. La situation économique est difficile en Italie et j’en suis malheureux parce que c’est le pays où il y a les plus beaux théâtres du monde, chaque ville a un théâtre. Dans ma jeunesse, j’ai chanté partout, j’ai chanté dans des théâtres qui n’existent plus comme le théâtre Marguerita de Gênes, j’ai chanté dans l’ancienne Fenice, j’ai chanté  dans de petits théâtres, j’ai chanté  à Adria et dans des quantités de théâtres de villages, toujours très beaux,  de merveilleux théâtres, les plus beaux théâtres du monde, tous plus beaux les uns que les autres.
Pour les chanteurs, pour le public, pour les Italiens j’espère qu’on trouvera une solution parce que sinon l’art lyrique meurt et ce n’est pas possible !

Traduction Jacqueline Dauxois

© traduction et photos Jacqueline Dauxois

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