Festival de Saint-Denis, 10 juin 2021: Roberto Alagna, le retour

Lorsque la Covid nous a engloutis, Roberto Alagna était le Calaf triomphant de « Turandot » (février/mars 2020). La Staatsoper de Vienne frémissait de son vincerò qui rejoignait les autres vincerò de ses triomphes, mais déjà le monde tout entier se recroquevillait dans la peur, pire qu’un rat répandant la peste des grandes épidémies passées, comme dans le « Roméo et Juliette » (celui de Shakespeare pas de Gounod, Barbier et Carré), la Covid-19 provoquait la fermeture des Opéras, des villes, des pays et comme si ce n’était pas assez de comprendre que notre culture allait survivre désormais le couteau sous la gorge, alors même qu’il chantait une lointaine Chine cruelle, la réalité terroriste contemporaine ensanglantait, pour la punir, la ville qui, de Mozart, a fait un chocolat et de Napoléon II, l’Aiglon. Il a appris le carnage à l’entracte par un message sur son portable, il a tout de même terminé le spectacle (février/mars 2020).

Et maintenant, quinze mois après, c’est le retour.

Roberto est vivant et Alagna revient pour proclamer la vie.

Le 10 juin, il faudra toujours une dérogation pour être le nez au vent après 23 h le soir, mais qu’importe ! il chante dans la Basilique de Saint-Denis, le programme de notre renaissance.   

De « l’Enfance du Christ », à « l’Ave Maria », il prie – même dans « l’Enfance », où il se fait le narrateur, il prie et sa prière rejoint celles que nous avons fait monter vers le Ciel pendant ces semaines qui se sont changées en mois et les mois en une année bien dépassée, tout comptes faits, il chante, il prie, il communie (il a dit que chanter, c’est prier, que chanter c’est communier, je ne sais plus quand, mais il l’a dit, c’est certain) et il nous fait communier au pain des anges, « Panis angelicus », l’un des trois motets de l’Office du Saint-Sacrement, et il supplie « Pietà Signore » avec Stradella, comme le faisait Caruso, de nous faire échapper aux tourments de l’enfer.

Lorsqu’il introduit l’Opéra sous les voûtes gothiques (il le fallait, on l’attendait, cela aussi) sous lesquelles Saint-Louis voulut faire ensevelir tous les rois et les reines de France, c’est en conservant le caractère sacré qu’il a voulu pour ce programme, avec le retour de Lohengrin à Monsalvat et Rodrigue car chaque fois qu’il a chanté la prière de Rodrigue, « Ah ! Tout est bien fini ! Ô Souverain, ô Juge… » on a cru assister à un miracle. À Marseille et à Garnier, la lumière tombait sur lui qui paraissait céleste. Pendant les répétitions, alors que la lumière n’était pas réglée, il avait aussice visage de lumière. La lumière du Cid en prière, c’est celle du Cid victorieux et ce n’est pas un hasard si, de tous les cris de victoire qu’il a poussé pour ses héros, c’est le triomphe sacré du Cid Campeador que Roberto Alagna vient évoquer au milieu des prières éternelles sous les voûtes de Saint-Denis.

L »Ave Maria »de Schubert, au centre du concert, et celui de Bach/Gounod qui le termine, placent cette nuit dans une ardente ferveur mariale.

C’est le programme qu’il a choisi pour son retour.

Jeudi soir, nous n’aurons jamais assez de mots pour le remercier ni de mains pour l’ovationner.

© Jacqueline Dauxois

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Roberto Alagna, le retour : concert du 10 juin 2021 à la Basilique Saint-Denis

Lorsque la Covid nous a engloutis, Roberto Alagna était le Calaf triomphant de « Turandot » (février/mars 2020). La Staatsoper de Vienne frémissait de son vincerò qui rejoignait les autres vincerò de ses triomphes, mais déjà le monde tout entier se recroquevillait dans la peur, pire qu’un rat répandant la peste des grandes épidémies passées, comme dans le « Roméo et Juliette » (celui de Shakespeare pas de Gounod, Barbier et Carré), la Covid-19 provoquait la fermeture des Opéras, des villes, des pays et comme si ce n’était pas assez de comprendre que notre culture allait survivre désormais le couteau sous la gorge, alors même qu’il chantait une lointaine Chine cruelle, la réalité terroriste contemporaine ensanglantait, pour la punir, la ville qui, de Mozart, a fait un chocolat et de Napoléon II, l’Aiglon. Il a appris le carnage à l’entracte par un message sur son portable, il a tout de même terminé le spectacle (février/mars 2020).

Et maintenant, quinze mois après, c’est le retour.

Roberto est vivant et Alagna revient pour proclamer la vie.

Le 10 juin, il faudra toujours une dérogation pour être le nez au vent après 23 h le soir, mais qu’importe ! il chante dans la Basilique de Saint-Denis, le programme de notre renaissance.   

De « l’Enfance du Christ », à « l’Ave Maria », il prie – même dans « l’Enfance », où il se fait le narrateur, il prie et sa prière rejoint celles que nous avons fait monter vers le Ciel pendant ces semaines qui se sont changées en mois et les mois en une année bien dépassée, tout comptes faits, il chante, il prie, il communie (il a dit que chanter, c’est prier, que chanter c’est communier, je ne sais plus quand, mais il l’a dit, c’est certain) et il nous fait communier au pain des anges, « Panis angelicus », l’un des trois motets de l’Office du Saint-Sacrement, et il supplie « Pietà Signore » avec Stradella, comme le faisait Caruso, de nous faire échapper aux tourments de l’enfer.

Lorsqu’il introduit l’Opéra sous les voûtes gothiques (il le fallait, on l’attendait, cela aussi) sous lesquelles Saint-Louis voulut faire ensevelir tous les rois et les reines de France, c’est en conservant le caractère sacré qu’il a voulu pour ce programme, avec le retour de Lohengrin à Monsalvat et le Cid car chaque fois qu’il a chanté la prière de Rodrigue, « Ah ! Tout est bien fini ! Ô Souverain, ô Juge… » on a cru assister à un miracle. À Marseille et à Garnier, la lumière tombait sur lui qui paraissait céleste. Pendant les répétitions, alors que la lumière n’était pas réglée, il avait aussice visage de lumière. La lumière du Cid en prière, c’est celle du Cid victorieux et ce n’est pas un hasard si, de tous les cris de victoire qu’il a poussé pour ses héros, c’est le triomphe sacré du Cid Campeador que Roberto Alagna vient évoquer au milieu des prières éternelles sous les voûtes de Saint-Denis.

L »Ave Maria »de Schubert, au centre du concert, et celui de Bach/Gounod qui le termine, placent cette nuit dans une ardente ferveur mariale.

C’est le programme qu’il a choisi pour son retour.

Jeudi soir, nous n’aurons jamais assez de mots pour le remercier ni de mains pour l’ovationner.

© Jacqueline Dauxois

Festival de Saint-Denis: Alagna, répétition du 8/6/2021

Tout le monde en conviendra dans dix ans : nous allons vivre tout à l’heure un moment aussi fort pour l’histoire de Roberto Alagna que sa Marseillaise sur les Champs-Elysées.

Mais retournons deux jours en arrière, le 8 juin 2021, dans les coulisses et la basilique cathédrale de Saint-Denis.

Deux répétitions : « 19-20 h répétition piano avec le chef (Basilique) ; 20h30-23 h répétition avec orchestre (Basilique) ». La répétition piano a lieu dans le couloir près de sa loge (tout démontable). Le chef, c’est David Guimenez à la tête de l’orchestre national d’Ile-de-France
Tout le monde a fait un test antigénique il y a moins de 48h et porte un masque FFP2.

Lui aussi.
Mais lui, il chante avec. Quand il le soulève pour boire, il dit que c’est difficile de chanter avec un masque, mais il sourit. Il a raison, masque ou pas, on comprend chaque mot, mais alors qu’ils rendent la respiration difficile à qui n’a pas besoin de parler, on imagine la puissance qu’il déploie là-dessous pour arriver au même résultat que s’il n’en portait pas. Démosthène le Bègue se mettait des cailloux dans la bouche pour améliorer sa diction, Alagna chante le nez et la bouche couverts d’un masque suffocant. Que de folies on commet en ton nom, articulation ! Sans compter que Démosthène crachait ses cailloux quand il en avait assez et qu’Alagna ne peut pas.

Dès qu’il a terminé au piano et entre dans sa loge avec une journaliste, même dans la cathédrale, il donne des entretiens, masqué toujours, le regard éclatant dans l’ombre. Non, il ne peut pas se reposer, mais il n’en a pas besoin, ce qu’il lui faut, c’est revivre. Et sa vie, c’est ça, exactement ça, l’évidence en éclate à chaque minute, dans ses regards au-dessus du masque, dans tout son visage, quand il l’enlève sur le plateau, scintillant de cette jeunesse qui n’appartient qu’à lui où affleure la profondeur d’une joie qui irradie de lui.

Ce soir de répétitions, dans cette basilique, c’est le jour qui se lève puisque Roberto Alagna est un phénix renaissant après 15 mois de sommeil artificiel, il sera « lessivé » tout à l’heure, mais là, maintenant, rien ne peut entamer ses forces. Ce n’est pas que la presse lui a manqué pendant 15 mois ; les journalistes les plus connus étaient à ses basques, mais là, maintenant, alors qu’il prépare son premier concert public depuis 15 mois, il ne peut pas connaître la fatigue, se reposer l’épuiserait. Il retrouve dans ce qui est normal pour lui, qui le ressuscite et démolirait un autre que lui.

Il chante comme au premier jour de sa vie et la répétition est une naissance qui a la perfection d’un achèvement.

Que son retour à la vie avec nous, son public, ait lieu dans la cathédrale basilique de Saint-Denis, haut lieu de l’Histoire de la France chrétienne ne peut pas être un hasard.

© jacqueline dauxois

Festival de Saint-Denis ALAGNA le concert du 10 juin 2021

L’absolu

L’émotion, quand il chante, est toujours là. Mais telle qu’elle s’empara de nous, le soir du 10 juin 2021, dans la basilique cathédrale de Saint-Denis, et telle qu’elle nous avait empoignés deux jours plus tôt pendant les répétitions, si profonde, passionnée, absolue, même avec lui nous ne l’avions jamais connue.

La voix, qui resplendit dans toute sa puissance, sa force émotionnelle et son incomparable beauté stylistique à l’instant où il ouvre la bouche, porte les chants sacrés du « Pietà Signore » au Notre-Père dans une ferveur qui sans arrêt culmine. Les spectateurs sont transportés  jusqu’à la révélation de cette nuit sacrée, ce « Lohengrin » que Roberto Alagna chante devant un public pour la première fois, dont il inscrit la beauté dans chaque nervure des piliers, chaque acanthe des chapiteaux, chaque éclat de lumière des vitraux Le chevalier au Cygne est là, dans toute sa splendeur entre légende, christianisme et révélation sacrée.

Le concert

Il ressemble toujours à ce qu’il veut donner. Ce soir, il monte sur la scène habillé de noir, un liseré pourpre émergeant de la poche, au combe de l’élégance pour un concert parfait. Depuis deux jours, on savait que ce retour était miraculeux. La répétition piano dans le couloir des loges, où il a chanté avec un masque, et celle dans la cathédrale où il l’enlevait le temps de chanter, bouleversaient jusqu’aux tréfonds de l’âme, personne n’osait bouger, parler, et moins encore lui parler. Les coulisses n’avaient plus de réalité, il chantait Monsalvat et nous étions à Monsalvat, un lieu hors de l’espace tangible, au caractère évidemment sacré, et sa voix transformait le décor ordinaire et ceux qui s’y tenaient.

Dans la cathédrale basilique, devant le ténor revenu, revenu seul, comme on le voulait, avec l’excellent David Guimènez à la tête de l’orchestre d’Île de France, le public très ému s’est immédiatement abandonné au bonheur de la délivrance dans cette nuit où Roberto Alagna rallumait en chacun une flamme étouffée. Dans dix ans, il sera évident que ce concert de chants sacrés où le ténor, porté par les ombres des souverains qui ont fait la France, nous a fait vivre avec lui le retour à la vie, marque une date aussi déterminante que sa Marseillaise sur les Champs-Élysées.

Lohengrin, la révélation

Le programme le laissait deviner, la révélation, cette nuit, c’est « Lohengrin » qu’il incarne avec une splendeur incomparable dans un décor fait pour lui.

La merveille de sa voix déploie ses couleurs de vitrail, la puissance de sa voix s’élève avec la force sereine des piliers séculaires qui soutiennent la voûte, l’élévation de sa voix monte jusqu’aux croisées d’ogive dans un élan qui change en suavité les rugosités germaniques avec la même facilité que le sauveur d’Elsa défait le diabolique enchantement qui emprisonnait sous l’apparence d‘un cygne l’enfant héritier du Brabant.

Alagna a enserré les trois airs de « Lohengrin » entre la prière de Rodrigue et le second « Ave Maria » auquel succède le « Notre Père » a cappella qui clôt le concert, c’est ainsi il replace dans le droit fil de la pensée chrétienne un opéra qui s’en écarte quelque peu.

Le premier «  Mein Lieber Schwann »

Wagner, dans Lohengrin, introduit la légende et les traditions archaïques d’avant le christianisme, il mélange les sorcières et les fées, les enchantements avec les miracles où le sang du Christ devient la source d’une inspiration pas toujours … catholique. Dans cet univers de symboles, certains sont si forts qu’on ne comprend pas l’histoire si on en reste à l’idée que le cygne n’est qu’un nautonier. Il est, comme Lohengrin, mais à un autre titre, un messager, c’est-à-dire un ange (il en existe de toutes sortes), un intermédiaire entre deux univers. Lohengrin l’appelle « mein lieber Schwan » que traduit platement « mon cher cygne » alors que mon cygne bien-aimé suffirait à peine, car il n’est qu’en apparence un palmipède enchanté, il est le messager du messager. Alagna le fait savoir dès ses premier mots par la tonalité qu’il donne à son phrasé, la musicalité ardente et retenue de son expression vocale qui est celle de l’amour transfiguré. Alors, tout l’opéra s’explique et surtout les adieux qui n’auraient pas de sens si le cygne n’était qu’un cygne. Lohengrin aime davantage le cygne qu’Elsa, car ce qu’il aime en lui, c’est l’ange céleste qui ne trahira jamais sa mission, alors que son amour pour Elsa, dès l’acte I, lui inspire de l’inquiétude. Il l’aime mais quelque chose en lui pressent qu’il se trompe en l’aimant. Lui, le héros venu du monde des merveilles, voudrait qu’elle le rassure tout en sachant qu’elle en est incapable. Il  lui a sauvé la vie et l’honneur en risquant les siens pour elle, la parjure traitresse. Selon les lois du temps, il l’a conquise. Il l’aime sans la croire capable d’aimer et, malgré tout, s’embourbe jusqu’au mariage. La merveilleuse Elsa de leurs premiers regard, se change aussitôt en mégère stupide, corrompue par son ennemie de toujours, qui cherche à arracher le secret dont elle a juré de ne pas s’approcher. Elsa n’était finalement qu’un vampire, elle s’est servie de Lohengrin, l’oblige à repartir et prive son pays de son défenseur.

In Fermen Land

Après le premier « mein lieber Schwan » (la suite de l’histoire, c’est la découverte des traitres qui ont voulu perdre Elsa et le duo d’amour et de trahison) on arrive à la fin avec les sept strophes de « In Fermen Land » immédiatement suivies du second «  Mein Lieber Schwann ». 

Le poème » In Fermen Land » évoque le monde d’où vient et où retourne Lohengrin, celui de l’amour véritable, l’amour divin. Le Graal, le vase qui a contenu le sang du Christ recueilli par les anges, réside  au château de Monsalvat sous la garde des chevaliers. Les différentes versions des Romans de la Table Ronde présentent de nombreuses variantes, mais ce qu’écrit Wagner du « vase béni, miraculeux/ Que l’on garde comme la chose la plus sacrée » correspond au fond commun. Lohengrin, à mesure qu’il parle de ce pays, se transfigure, toujours sur terre, il est déjà parti. En quelques mots, il donne la clef de son être : « de son chevalier (celui du Graal) vous ne devez douter, /Si vous l’identifiez, il devra vous quitter. » L’univers légendaire rejoint la plus profonde inspiration biblique, Moïse ne peut pas voir Dieu qu’on ne peut pas nommer, seul le grand prêtre, une fois par an, pénètre dans le sanctuaire et prononce le tétragramme sacré. On n’identifie pas Dieu : « Je suis celui qui est ». Ni ses chevaliers. Quant au thème du doute, il rejoint l’inspiration chrétienne la plus profonde. Thomas a réclamé la preuve de la Résurrection et le Christ lui a fait toucher les blessures de son côté, mais il est dit : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu »(Jn,20/24-29). Le doute a conduit Elsa à trahir son sauveur. Lohengrin est venu pour que « la nuit de la mort s’efface ». Comme le Christ, « les siens ne l’ont pas reconnu ».

Le second « Mein Lieber Schwann »

Dans ce contexte, les adieux de Lohengrin s’adressent à peine à Elsa. Il la nomme : « Adieu ! Adieu ! Adieu, ma douce femme », alors que tout le monde sait, lui le premier, qu’elle n’est pas douce, mais lâche et bête, qu’elle s’est servie de lui, a profité de ses pouvoirs célestes sans hésiter à le trahir. Ce sont des adieux de politesse adressés à une autre, qui serait « douce », car Elsa n’existe déjà plus pour lui. Muet en face d’une femme qui ne lui inspire plus rien, à qui il n’adresse aucun reproche, ses vrais adieux sont ceux avec le cygne bien aimé. Il va lui rendre son apparence et désigne les objets qu’il lègue à l’héritier, l’anneau : « Grâce à l’anneau, il pensera à moi ». Lohengrin ne veut pas que la terre l’oublie, mais ce n’est pas à Elsa qu’il demande de se souvenir de celui qui « jadis te libéra de la honte et de la peine », c’est à l’enfant cygne redevenu l’héritier.

Wagner dérive loin du monde chrétien mais utilise des légendes sacrées qui s’y enracinent, Alagna ramène Lohengrin dans la direction qu’il veut donner à son concert, enserrant les trois airs entre la prière de Rodrigue, totalement chrétienne et les deux chants chrétiens les plus sacrés, l’Ave Maria et Le Notre Père qu’il a composé et chante a capella.

La jauge réduite, en ce premier jour où les concert étaient autorisés, donnait la chance de n’être pas entassés, de voir sans se contorsionner ni maudire les rangs devant, elle a donc accru au lieu de diminuer l’enthousiasme explosif des spectateurs qui éclatait chaque fois que le ténor reprenait son souffle entre deux airs et qui s’est déchainé à la fin dans un cœur à cœur passionné où le public debout criait en plusieurs langues le bonheur de la renaissance et la reconnaissance pour celui qui venait de la leur apporter.

En deux heures de chant parfait, Roberto Alagna a fait dissoudre 15 mois de tourmente, il a effacé la souffrance de ceux qui ont souffert, et rendu la vie à l’espoir. Le bonheur explosait autour de lui, pour lui. Mais Celui qui lui a rendu cette force splendide à lui, est Celui qu’il est venu prier ici avec son chant.

© Jacqueline Dauxois

Aux Chorégies d’Orange, dans les coulisses de la nuit verdienne, les plus belles voix du monde : Ildar Abdrazakov, Roberto Alagna et Ludovic Tézier

Non, ce n’est pas absurde de dire qu’hier, aux Chorégies, la répétition de la nuit verdienne, fut le bonheur retrouvé dans les coulisses vivantes, les portes des loges ouvertes, fermées, ouvertes, les chanteurs sur le seuil, dehors, dedans, leurs voix qui s’échappaient derrière les battants, l’inquiétude, la joie, les rires partagés, cette vie qui bouillonne, pas retrouvée pour « Samson et Dalila, hier soir enfin vibrante qui nous rendait la vie – et les appels pour gagner le théâtre, les quelques minutes qui restent avant le commencement, la traversée du couloir étroit sous les voûtes romaines qui ouvre, à gauche, sur la scène,  trouvée magique qui attend les splendeurs du spectacle, ensuite un coude sur la droite, un autre sur la gauche et la porte qui donne sur le passage public pour gagner les gradins.

La répétition d’hier donne à imaginer les beautés de ce soir. Trois voix, les plus belles du monde, rassemblées pour une nuit dans laquelle des éclairages baladeurs semblaient se moquer illuminant la scène, les niches derrière eux ou l’orchestre devant. Les yeux écarquillés, on essayait de voir les visages de ces silhouettes dessinées en contre-jour, contre-nuit, ombres chinoises tirées d’une lanterne magique, d’où jaillissaient les voix qui n’étaient que bonheur. Et comme personne n’était supposé assister à ces moments prodigieux, il ne viendrait à l’idée d’aucun de ceux qui avaient le privilège d’être là de se plaindre de quoi que ce soit, mais au contraire de remercier les Chorégies et leur capitaine, Jean-Louis Grinda, et Paulin Raynouard et toute l’équipe.

Quant aux surprises que réservent les bis, elles doivent rester secrètes jusqu’au concert. Elles seraient la signature d’Alagna, personne ne s’étonnerait.

©Jacqueline Dauxois

L’Art de Roberto Alagna, concert à Hambourg le 12 novembre 2021

RENCONTRE AVEC l’ANGE DE HAMBOURG

Le nom de la rue, je ne le connais pas, je circule au hasard, je me perds tout le temps, je ne vois ni les boutiques ni les gens, je suis avec les personnages de mes rêves, en ce moment, d’un côté le héros de deux de mes livres qui chante dans deux jours ici un concert au programme prodigieux et ceux de mes nouvelles, à paraître l’année prochaine, et mon éditeur gentiment tempête parce que j’ai demandé encore un peu de temps, juste quelques jours à Hambourg pour finir de finir et après, c’est promis, je lui rends le manuscrit définitif de définitif, je ne fais plus la moindre correction et c’est bon. Ça veut dire que les prochaines corrections patienteront jusqu’aux épreuves, mais là, il ne faut pas trop récrire, sinon ça bisque à la fabrication. Le nom de cette rue, rien de plus facile à trouver, mais je n’y tiens pas du tout. Il ne me sert à rien de le savoir. Ni à moi ni à personne. Entre ces personnages qui m’habitent, réels et imaginaires sur lesquels je n’arrête pas de faire des arrêts sur image, les gens dans la rue, je n’ai pas le temps de les voir, ce sont des ombres, ce n’est pour rien qu’on les appelle des passants Ils glissent, les autres sont en moi à ne plus savoir si ce sont eux qui me vampirisent ou si c’est moi qui les dévore. L’heure, je ne sais quelle heure il était, s’il faisait jour encore ou si les arcades étaient déjà éclairées. Il tombait un petit crachin Hambourgeois, j’avais froid, les cheveux mouillés, le parapluie étant resté à l’abri dans la chambre d’hôtel.

J’allais vite, sans rien voir, j’essayais de me passer Un’aura amorosa dans la tête parce que, pour la première fois, il va chanter Mozart en public (pourquoi ? il l’explique dans son livre : Je ne suis pas le fruit du hasard, mais c’était machinal, ce n’est pas un air pour marcher avec, mais comme j’étais un peu ailleurs ça n’avait pas trop d’importance, et alors, là, à peine entrée sous les colonnes, j’ai senti devant moi, sur ma gauche, quelque chose qui m’attirait. Une attraction douce et suave vers laquelle je ne m’empêchais pas de glisser. Rien de conscient. J’étais sur ma lancée, j’ai continué, sans tourner la tête, mais mon pas s’est réglé sur ce pas non identifié pour rester à peine un peu en arrière, dans ce bien être. Sa voix m’a fait revenir sur terre. Il téléphonait. Nous nous sommes vus à ce moment. Je lui ai dit que c’était à la voix que je l’avais reconnu, d’une certaine manière ce n’est pas faux, mais pas vraiment vrai non plus. Le vraiment vrai est difficile à raconter. De toute manière, c’était si joyeux, si gai, nous n’arrivions pas y croire, ni lui ni moi que nous venions de nous rencontrer pas du tout par hasard, mais par la main de l’ange… Le plus étrange est que, dans une de ces nouvelles que je dois remettre dans deux jours à mon éditeur, Crucifix ou la plume de l’ange avec laquelle se termine le recueil, il y a quelque chose qui ressemble un peu à cette rencontre, sous ces arcades…

UN ÉCLATANT SOLEIL, ROBERTO ALAGNA

Le concert de Hambourg, le 12 novembre 2021

Au cours de ce circuit fabuleux dans lequel Roberto Alagna nous entraîne, de Pergolese et Handel à Wagner et nos jours, il a donné splendeur sur merveille, des pianissimi renversants et sa voix qui semblait un inépuisable ruisseau d’or, de douceur et de suavité tenait les notes jusqu’au vertige et tout son corps n’était plus que cette note, il était comme elle, fragile et puissant, elle était comme lui, transportée par une flamme ardente de passion, à vous chavirer le cœur parce que, venant de lui, elle pénétrait au plus profond de vous et, à travers ses paupières closes, qui le rendaient si recueilli, filtrait une musique transportée au sommet de l’émotion.

Parfois, ses yeux, il les ouvrait sur deux galaxies de lumière et les notes douces s’enflaient sous la puissance ineffable de ce timbre souverain aux couleurs célestes qui chantait l’amour, du deuil au resplendissement, de la marche funèbre à ce qui est presque un badinage – et cet arc-en-ciel d’amour et de mort, de frayeur et de résurrection, d’espoir et de volonté de pardon, d’amour pour un arbre même, tout cela dans quatre langues portée chacune à son plus haut niveau de perfection, comme si ce n’était qu’une seule langue, italien, français, russe et allemand avec une articulation qui éclaire chaque syllabe et là, tout seul, sur cette moquette bleue faite pour manger les sons (mais qui peut manger son chant, à lui qui est musique ?) tout cela joué aussi et faisant apparaitre le mari éploré, l’amant qui va être tué en duel, celui qui meurt assassiné devant celle qui découvre enfin combien, depuis toujours, elle fut aimée, le père qu’on va guillotiner, le frère qui veut pardonner, cette puissance, qui se révélait en douceur, éclate dans le resplendissement, se répercute sur ses traits et dans une gestuelle sans reproche parce qu’elle est sienne, sans pathos ni inutiles gesticulations.

Il est le chant incarné et si son art culmine dans les concerts c’est parce qu’il y est seul, sans entrave, libre entièrement, libre dans ce qu’il aime et ce que nous aimons, et rien ne retranche quoi que ce soit à la splendeur de cette voix ni orchestre ni décors ni costumes ni partenaires, seul un piano intelligent et délicat sert cette voix, qui n’a besoin de rien et qui s’accorde à ces chapelets de notes.

À chaque concert d’Alagna, on attend le chef-d’œuvre, le miracle est qu’il le donne chaque fois parce qu’il se donne à la musique jusqu’au bout de lui, de son corps investi tout entier, brûlant dans cette flamme ardente d’une âme à fleur de cœur. Avec sa voix, il crée le chef d’œuvre et c’est avec elle qu’il a donné son unité à un concert aussi riche en diversités.

Comme son chant, sa beauté de ténor change au cours du concert. À une maturité rayonnante se juxtapose une flottaison de jeunesse et un sourire qui accoste aux rives de l’enfance, tour à tour lisse et doux, tendre et joueur, badineur presque, l’instant d’après, tragique et bouleversant, désespéré et pathétique, il est tout ce qu’il veut – et ce que nous voulons – revêtu par son chant de beauté différentes si bien que lorsqu’il achève son dernier bis avec O sole mio, lui qui n’est que grandeur et poésie, devient à l’évidence le soleil, un éclatant soleil.

©Jacqueline Dauxois

Roberto Alagna, concert à l’Unesco, 17 janvier 2022

DE  L’IVRESSE À L’EFFROI

L’éclairage était mauvais. Des flaques de couleurs tombant sur son visage n’empêchaient pas qu’il fût beau dans une succession d’images où les diamants et les perles de Sadko s’échappaient à flots de ses lèvres, auxquelles d’autres images répondaient -, où sa beauté dérivait sous la puissance de sentiments extrêmes face à la mort.

À la charnière entre ces deux visages (ou séries de visages), entre radieuse allégresse et tragédie, « Kuda kuda » annonce la mort avec cette douceur si Tchaïkovskienne qui peint l’âme russe confrontée à la mort.

La mort resplendit dans sa voix à travers « Nium mi tema », le suicide d’Otello qui vient de tuer Desdémone, la mort dans la démesure du héros shakespearien ; ensuite l’assassinat de Cyrano, qui, malgré lui, révèle à Roxane l’amour qu’il éprouve depuis le premier jour, lorsqu’il dictait à Christian ses lettres – et son panache intact en face de la mort qu’il affronte debout pour son dernier combat contre les vices qu’il déteste. Enfin : « Non, je ne suis pas un impie », du « Dernier jour d’un condamné », le cri formidable hugolien vers Dieu, en dépit de la médiocrité des prêtres, de celui qui va être guillotiné, laissant derrière lui une femme et une petite fille.

L’intérêt des éclairages insipides c’est qu’ils révèlent l’émotion brute. Du brouillage des images surgit une obscurité lumineuse et puissante à la sourde étrangeté, lumière déchirante, faille où palpite l’âme nue de personnage révélateurs de ce qu’il est, de ce que nous sommes, ou que nous voudrions être, au point que l’objectif fuirait, refuserait d’enregistrer, mais il ne bronche pas, rattrapé, relié, rattaché par la grâce d’un geste, l’élégance d’une attitude ou l’envol d’une main dans un rayon transparent.

Plus rien ne s’intercale pour troubler l’image d’une âme, pas même l’émotion esthétique devant la beauté exaltée par un décor, un costume, un éclairage idéal.

Son visage, par les lumières maltraités, se découvre dans une autre dimension, d’une intimité bouleversante. Les yeux rivés à ce qu’il donne à voir de personnages qu’il approche au moment suprême (dont il puise l’essence au fond de son cœur même), on redoute de lui voler cette âme dont il revêt ses héros. Devant une révélation (on ne peut plus utiliser le mot spectacle) à ce point fascinante, lorsque la beauté s’engloutit dans des images de mort, et ressurgit autrement, dans un ailleurs inatteignable, tout spectateur s’identifiant à lui, est saisi par une violente émotion.

Le 17 janvier 2022, la foule de l’Unesco, venue écouter Roberto Alagna (après une interminable farandole de discours et vidéos annonçant l’ouverture de la semaine du son dont il est le parrain), cette foule, qui n’est pas habituée de l’Opéra, à la fin d’Otello, est restée silencieuse. C’est rare, pareil silence,  à ce point charnel, qui laisse le temps de voir comment le visage d’Otello mort s’efface, Alagna reprenant possession du sien jusqu’au sourire. Puis, dans le silence devenu suffocant, une voix d’homme, qui a crié (trop tôt ?) « Bravo ! », a entrainé les ovations.

Lorsqu’un ténor réalise cette transmutation, qui le place au firmament des étoiles, personne ne s’étonne plus que certains, certaines, le suivent au bout du monde et que je cesse de me demander comment je peux encore écrire des pages sur lui.
Les pages de ce soir, les voici, avec quelques photos.

Comme à Hambourg, Roberto Alagna était accompagné au piano par Morgane Fauchois-Prado dont le toucher, sensible et intelligent, s’allie avec une extrême finesse à la voix du ténor.

©Jacqueline Dauxois

Le programme :

– « Ogne pena cchiù spiatata », Lo Frate’nnamurato (en V.O. napolitain, et non traduit en italien : « Ogni pena più spietata », Il Frato Innamorato), Pergolese.

– « Du moment qu’on aime », Zémire et Azor, Grétry .

– « Vainement Pharaon », Joseph en Égypte, Méhul.

– « Adina credimi», L’Elisir d’amore, Donizetti.

– « Kuda, kuda », Eugène Onéguine, Tchaikovsky.

– « Nium mi tema », Otello, Verdi.

– « Paris », La Rondine, Puccini.

– « La lettre à Roxane », Cyrano de Bergerac, Alfano.

-« Non, je ne suis pas un impie », Le dernier jour d’un condamné, David Alagna.

– « La Chanson hindoue », Sadko, Rimski-Korsakov.

– « O sole mio » , di Capua, Mazzuchi.

Inépuisable Alagna, le concert du 10 décembre 2021, salle Gaveau : « Du Théâtre à l’Opéra »

Le concert du 10 décembre 2021 salle Gaveau : « DU THÉÂTRE A L’OPERA »

L’ALPHA ET L’OMEGA

Chapitre 1 : l’alpha

« L’ANGE D’HOMME »

Le 10 décembre 2021, c’est dans huit jours.
Je veux et je supplie d’être à Gaveau.
Peut-être je pourrai.
Je le désire tellement au moment où, sur ordre chirurgical, j’annule le concert des duos de Liège du dimanche 5, dans deux jours. Pour Gaveau, pas besoin de deux trains et d’un hôtel : Gaveau, est en bas de chez moi.
Je désire tant y aller parce qu’une fois encore celui qu’un journaliste a appelé « ce diable d’homme », ce qui ne me plaît pas beaucoup d’ailleurs parlant de lui, mais c’est une réalité linguistique que l’expression « cet ange d’homme » a le grand tort de ne pas exister, ce qui me contrarie, à Gaveau donc, Roberto Alagna, cet « ange d’homme », va chanter « si Puo ? » de « Pagliacci » pour la première fois.« Si puo ? » mais c’est un air de Tonio, pas de Canio ! C’est bien pourquoi je ne veux pas le manquer !

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Inépuisable Alagna, le concert du 10 décembre 2021, salle Gaveau : « Du Théâtre à l’Opéra »(seconde partie et fin)

Après le programme du 10 décembre 2021 dont on a donné le compte rendu, voici ce que fut le concert, superbe surprise en trois parties et non deux.

I

LE CONCERT

PREMIÈRE PARTIE

Dépassant toutes les promesse de son programme, Roberto Alagna a donné hier soir un feu d‘artifice vocal à une salle électrisée par la manière dont il a exalté son programme déjà très ambitieux. Tout a commencé avec l’habituelle beauté de sa voix, jamais le Prologue de « Pagliacci » n’a paru si court et on attendait la suite, toute la suite, « Cyrano » où je revoyais, au Met, son nez postiche posé sur sa table et lui dans les vapeurs de la machine qui humidifie l’air, « Iphigénie » et « Polyeucte » qui vous prenaient au cœur et personne n’attendait plus rien alors, la plénitude était là, il n’y avait place que pour un chant qui vous inondait tout l’être, on se croyait au sommet. C’était la première marche d’un concert fabuleux, déjà l’entracte était là, moment d’étrange flottaison où il faudrait (c’est le vieux rêve irréaliste de Lamartine) que le temps s’arrête pour que le concert ne finisse pas.

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