Non, ce n’est pas absurde de dire qu’hier, aux Chorégies, la répétition de la nuit verdienne, fut le bonheur retrouvé dans les coulisses vivantes, les portes des loges ouvertes, fermées, ouvertes, les chanteurs sur le seuil, dehors, dedans, leurs voix qui s’échappaient derrière les battants, l’inquiétude, la joie, les rires partagés, cette vie qui bouillonne, pas retrouvée pour « Samson et Dalila, hier soir enfin vibrante qui nous rendait la vie – et les appels pour gagner le théâtre, les quelques minutes qui restent avant le commencement, la traversée du couloir étroit sous les voûtes romaines qui ouvre, à gauche, sur la scène, trouvée magique qui attend les splendeurs du spectacle, ensuite un coude sur la droite, un autre sur la gauche et la porte qui donne sur le passage public pour gagner les gradins.
La répétition d’hier donne à imaginer les beautés de ce soir. Trois voix, les plus belles du monde, rassemblées pour une nuit dans laquelle des éclairages baladeurs semblaient se moquer illuminant la scène, les niches derrière eux ou l’orchestre devant. Les yeux écarquillés, on essayait de voir les visages de ces silhouettes dessinées en contre-jour, contre-nuit, ombres chinoises tirées d’une lanterne magique, d’où jaillissaient les voix qui n’étaient que bonheur. Et comme personne n’était supposé assister à ces moments prodigieux, il ne viendrait à l’idée d’aucun de ceux qui avaient le privilège d’être là de se plaindre de quoi que ce soit, mais au contraire de remercier les Chorégies et leur capitaine, Jean-Louis Grinda, et Paulin Raynouard et toute l’équipe.
Quant aux surprises que réservent les bis, elles doivent rester secrètes jusqu’au concert. Elles seraient la signature d’Alagna, personne ne s’étonnerait.
L’émotion, quand il chante, est toujours là. Mais telle qu’elle s’empara de nous, le soir du 10 juin 2021, dans la basilique cathédrale de Saint-Denis, et telle qu’elle nous avait empoignés deux jours plus tôt pendant les répétitions, si profonde, passionnée, absolue, même avec lui nous ne l’avions jamais connue.
La voix, qui resplendit dans toute sa puissance, sa force émotionnelle et son incomparable beauté stylistique à l’instant où il ouvre la bouche, porte les chants sacrés du « Pietà Signore » au Notre-Père dans une ferveur qui sans arrêt culmine. Les spectateurs sont transportés jusqu’à la révélation de cette nuit sacrée, ce « Lohengrin » que Roberto Alagna chante devant un public pour la première fois, dont il inscrit la beauté dans chaque nervure des piliers, chaque acanthe des chapiteaux, chaque éclat de lumière des vitraux Le chevalier au Cygne est là, dans toute sa splendeur entre légende, christianisme et révélation sacrée.
Le concert
Il ressemble toujours à ce qu’il veut donner. Ce soir, il monte sur la scène habillé de noir, un liseré pourpre émergeant de la poche, au combe de l’élégance pour un concert parfait. Depuis deux jours, on savait que ce retour était miraculeux. La répétition piano dans le couloir des loges, où il a chanté avec un masque, et celle dans la cathédrale où il l’enlevait le temps de chanter, bouleversaient jusqu’aux tréfonds de l’âme, personne n’osait bouger, parler, et moins encore lui parler. Les coulisses n’avaient plus de réalité, il chantait Monsalvat et nous étions à Monsalvat, un lieu hors de l’espace tangible, au caractère évidemment sacré, et sa voix transformait le décor ordinaire et ceux qui s’y tenaient.
Dans la cathédrale basilique, devant le ténor revenu, revenu seul, comme on le voulait, avec l’excellent David Guimènez à la tête de l’orchestre d’Île de France, le public très ému s’est immédiatement abandonné au bonheur de la délivrance dans cette nuit où Roberto Alagna rallumait en chacun une flamme étouffée. Dans dix ans, il sera évident que ce concert de chants sacrés où le ténor, porté par les ombres des souverains qui ont fait la France, nous a fait vivre avec lui le retour à la vie, marque une date aussi déterminante que sa Marseillaise sur les Champs-Élysées.
Lohengrin, la révélation
Le programme le laissait deviner, la révélation, cette nuit, c’est « Lohengrin » qu’il incarne avec une splendeur incomparable dans un décor fait pour lui.
La merveille de sa voix déploie ses couleurs de vitrail, la puissance de sa voix s’élève avec la force sereine des piliers séculaires qui soutiennent la voûte, l’élévation de sa voix monte jusqu’aux croisées d’ogive dans un élan qui change en suavité les rugosités germaniques avec la même facilité que le sauveur d’Elsa défait le diabolique enchantement qui emprisonnait sous l’apparence d‘un cygne l’enfant héritier du Brabant.
Alagna a enserré les trois airs de « Lohengrin » entre la prière de Rodrigue et le second « Ave Maria » auquel succède le « Notre Père » a cappella qui clôt le concert, c’est ainsi il replace dans le droit fil de la pensée chrétienne un opéra qui s’en écarte quelque peu.
Le premier « Mein Lieber Schwann »
Wagner, dans Lohengrin, introduit la légende et les traditions archaïques d’avant le christianisme, il mélange les sorcières et les fées, les enchantements avec les miracles où le sang du Christ devient la source d’une inspiration pas toujours … catholique. Dans cet univers de symboles, certains sont si forts qu’on ne comprend pas l’histoire si on en reste à l’idée que le cygne n’est qu’un nautonier. Il est, comme Lohengrin, mais à un autre titre, un messager, c’est-à-dire un ange (il en existe de toutes sortes), un intermédiaire entre deux univers. Lohengrin l’appelle « mein lieber Schwan » que traduit platement « mon cher cygne » alors que mon cygne bien-aimé suffirait à peine, car il n’est qu’en apparence un palmipède enchanté, il est le messager du messager. Alagna le fait savoir dès ses premier mots par la tonalité qu’il donne à son phrasé, la musicalité ardente et retenue de son expression vocale qui est celle de l’amour transfiguré. Alors, tout l’opéra s’explique et surtout les adieux qui n’auraient pas de sens si le cygne n’était qu’un cygne. Lohengrin aime davantage le cygne qu’Elsa, car ce qu’il aime en lui, c’est l’ange céleste qui ne trahira jamais sa mission, alors que son amour pour Elsa, dès l’acte I, lui inspire de l’inquiétude. Il l’aime mais quelque chose en lui pressent qu’il se trompe en l’aimant. Lui, le héros venu du monde des merveilles, voudrait qu’elle le rassure tout en sachant qu’elle en est incapable. Il lui a sauvé la vie et l’honneur en risquant les siens pour elle, la parjure traitresse. Selon les lois du temps, il l’a conquise. Il l’aime sans la croire capable d’aimer et, malgré tout, s’embourbe jusqu’au mariage. La merveilleuse Elsa de leurs premiers regard, se change aussitôt en mégère stupide, corrompue par son ennemie de toujours, qui cherche à arracher le secret dont elle a juré de ne pas s’approcher. Elsa n’était finalement qu’un vampire, elle s’est servie de Lohengrin, l’oblige à repartir et prive son pays de son défenseur.
In Fermen Land
Après le premier « mein lieber Schwan » (la suite de l’histoire, c’est la découverte des traitres qui ont voulu perdre Elsa et le duo d’amour et de trahison) on arrive à la fin avec les sept strophes de « In Fermen Land » immédiatement suivies du second « Mein Lieber Schwann ».
Le poème » In Fermen Land » évoque le monde d’où vient et où retourne Lohengrin, celui de l’amour véritable, l’amour divin. Le Graal, le vase qui a contenu le sang du Christ recueilli par les anges, réside au château de Monsalvat sous la garde des chevaliers. Les différentes versions des Romans de la Table Ronde présentent de nombreuses variantes, mais ce qu’écrit Wagner du « vase béni, miraculeux/ Que l’on garde comme la chose la plus sacrée » correspond au fond commun. Lohengrin, à mesure qu’il parle de ce pays, se transfigure, toujours sur terre, il est déjà parti. En quelques mots, il donne la clef de son être : « de son chevalier (celui du Graal) vous ne devez douter, /Si vous l’identifiez, il devra vous quitter. » L’univers légendaire rejoint la plus profonde inspiration biblique, Moïse ne peut pas voir Dieu qu’on ne peut pas nommer, seul le grand prêtre, une fois par an, pénètre dans le sanctuaire et prononce le tétragramme sacré. On n’identifie pas Dieu : « Je suis celui qui est ». Ni ses chevaliers. Quant au thème du doute, il rejoint l’inspiration chrétienne la plus profonde. Thomas a réclamé la preuve de la Résurrection et le Christ lui a fait toucher les blessures de son côté, mais il est dit : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu »(Jn,20/24-29). Le doute a conduit Elsa à trahir son sauveur. Lohengrin est venu pour que « la nuit de la mort s’efface ». Comme le Christ, « les siens ne l’ont pas reconnu ».
Le second « Mein Lieber Schwann »
Dans ce contexte, les adieux de Lohengrin s’adressent à peine à Elsa. Il la nomme : « Adieu ! Adieu ! Adieu, ma douce femme », alors que tout le monde sait, lui le premier, qu’elle n’est pas douce, mais lâche et bête, qu’elle s’est servie de lui, a profité de ses pouvoirs célestes sans hésiter à le trahir. Ce sont des adieux de politesse adressés à une autre, qui serait « douce », car Elsa n’existe déjà plus pour lui. Muet en face d’une femme qui ne lui inspire plus rien, à qui il n’adresse aucun reproche, ses vrais adieux sont ceux avec le cygne bien aimé. Il va lui rendre son apparence et désigne les objets qu’il lègue à l’héritier, l’anneau : « Grâce à l’anneau, il pensera à moi ». Lohengrin ne veut pas que la terre l’oublie, mais ce n’est pas à Elsa qu’il demande de se souvenir de celui qui « jadis te libéra de la honte et de la peine », c’est à l’enfant cygne redevenu l’héritier.
Wagner dérive loin du monde chrétien mais utilise des légendes sacrées qui s’y enracinent, Alagna ramène Lohengrin dans la direction qu’il veut donner à son concert, enserrant les trois airs entre la prière de Rodrigue, totalement chrétienne et les deux chants chrétiens les plus sacrés, l’Ave Maria et Le Notre Père qu’il a composé et chante a capella.
La jauge réduite, en ce premier jour où les concert étaient autorisés, donnait la chance de n’être pas entassés, de voir sans se contorsionner ni maudire les rangs devant, elle a donc accru au lieu de diminuer l’enthousiasme explosif des spectateurs qui éclatait chaque fois que le ténor reprenait son souffle entre deux airs et qui s’est déchainé à la fin dans un cœur à cœur passionné où le public debout criait en plusieurs langues le bonheur de la renaissance et la reconnaissance pour celui qui venait de la leur apporter.
En deux heures de chant parfait, Roberto Alagna a fait dissoudre 15 mois de tourmente, il a effacé la souffrance de ceux qui ont souffert, et rendu la vie à l’espoir. Le bonheur explosait autour de lui, pour lui. Mais Celui qui lui a rendu cette force splendide à lui, est Celui qu’il est venu prier ici avec son chant.
Tout le monde en conviendra dans dix ans : nous allons vivre tout à l’heure un moment aussi fort pour l’histoire de Roberto Alagna que sa Marseillaise sur les Champs-Elysées.
Mais retournons deux jours en arrière, le 8 juin 2021, dans les coulisses et la basilique cathédrale de Saint-Denis.
Deux répétitions : « 19-20 h répétition piano avec le chef (Basilique) ; 20h30-23 h répétition avec orchestre (Basilique) ». La répétition piano a lieu dans le couloir près de sa loge (tout démontable). Le chef, c’est David Guimenez à la tête de l’orchestre national d’Ile-de-France Tout le monde a fait un test antigénique il y a moins de 48h et porte un masque FFP2.
Lui aussi. Mais lui, il chante avec. Quand il le soulève pour boire, il dit que c’est difficile de chanter avec un masque, mais il sourit. Il a raison, masque ou pas, on comprend chaque mot, mais alors qu’ils rendent la respiration difficile à qui n’a pas besoin de parler, on imagine la puissance qu’il déploie là-dessous pour arriver au même résultat que s’il n’en portait pas. Démosthène le Bègue se mettait des cailloux dans la bouche pour améliorer sa diction, Alagna chante le nez et la bouche couverts d’un masque suffocant. Que de folies on commet en ton nom, articulation ! Sans compter que Démosthène crachait ses cailloux quand il en avait assez et qu’Alagna ne peut pas.
Dès qu’il a terminé au piano et entre dans sa loge avec une journaliste, même dans la cathédrale, il donne des entretiens, masqué toujours, le regard éclatant dans l’ombre. Non, il ne peut pas se reposer, mais il n’en a pas besoin, ce qu’il lui faut, c’est revivre. Et sa vie, c’est ça, exactement ça, l’évidence en éclate à chaque minute, dans ses regards au-dessus du masque, dans tout son visage, quand il l’enlève sur le plateau, scintillant de cette jeunesse qui n’appartient qu’à lui où affleure la profondeur d’une joie qui irradie de lui.
Ce soir de répétitions, dans cette basilique, c’est le jour qui se lève puisque Roberto Alagna est un phénix renaissant après 15 mois de sommeil artificiel, il sera « lessivé » tout à l’heure, mais là, maintenant, rien ne peut entamer ses forces. Ce n’est pas que la presse lui a manqué pendant 15 mois ; les journalistes les plus connus étaient à ses basques, mais là, maintenant, alors qu’il prépare son premier concert public depuis 15 mois, il ne peut pas connaître la fatigue, se reposer l’épuiserait. Il retrouve dans ce qui est normal pour lui, qui le ressuscite et démolirait un autre que lui.
Il chante comme au premier jour de sa vie et la répétition est une naissance qui a la perfection d’un achèvement.
Que son retour à la vie avec nous, son public, ait lieu dans la cathédrale basilique de Saint-Denis, haut lieu de l’Histoire de la France chrétienne ne peut pas être un hasard.
Lorsque la Covid nous a engloutis, Roberto Alagna était le Calaf triomphant de « Turandot » (février/mars 2020). La Staatsoper de Vienne frémissait de son vincerò qui rejoignait les autres vincerò de ses triomphes, mais déjà le monde tout entier se recroquevillait dans la peur, pire qu’un rat répandant la peste des grandes épidémies passées, comme dans le « Roméo et Juliette » (celui de Shakespeare pas de Gounod, Barbier et Carré), la Covid-19 provoquait la fermeture des Opéras, des villes, des pays et comme si ce n’était pas assez de comprendre que notre culture allait survivre désormais le couteau sous la gorge, alors même qu’il chantait une lointaine Chine cruelle, la réalité terroriste contemporaine ensanglantait, pour la punir, la ville qui, de Mozart, a fait un chocolat et de Napoléon II, l’Aiglon. Il a appris le carnage à l’entracte par un message sur son portable, il a tout de même terminé le spectacle (février/mars 2020).
Et maintenant, quinze mois après, c’est le retour.
Roberto est vivant et Alagna revient pour proclamer la vie.
Le 10 juin, il faudra toujours une dérogation pour être le nez au vent après 23 h le soir, mais qu’importe ! il chante dans la Basilique de Saint-Denis, le programme de notre renaissance.
De « l’Enfance du Christ », à « l’Ave Maria », il prie – même dans « l’Enfance », où il se fait le narrateur, il prie et sa prière rejoint celles que nous avons fait monter vers le Ciel pendant ces semaines qui se sont changées en mois et les mois en une année bien dépassée, tout comptes faits, il chante, il prie, il communie (il a dit que chanter, c’est prier, que chanter c’est communier, je ne sais plus quand, mais il l’a dit, c’est certain) et il nous fait communier au pain des anges, « Panis angelicus », l’un des trois motets de l’Office du Saint-Sacrement, et il supplie « Pietà Signore » avec Stradella, comme le faisait Caruso, de nous faire échapper aux tourments de l’enfer.
Lorsqu’il introduit l’Opéra sous les voûtes gothiques (il le fallait, on l’attendait, cela aussi) sous lesquelles Saint-Louis voulut faire ensevelir tous les rois et les reines de France, c’est en conservant le caractère sacré qu’il a voulu pour ce programme, avec le retour de Lohengrin à Monsalvat et Rodrigue car chaque fois qu’il a chanté la prière de Rodrigue, « Ah ! Tout est bien fini ! Ô Souverain, ô Juge… » on a cru assister à un miracle. À Marseille et à Garnier, la lumière tombait sur lui qui paraissait céleste. Pendant les répétitions, alors que la lumière n’était pas réglée, il avait aussice visage de lumière. La lumière du Cid en prière, c’est celle du Cid victorieux et ce n’est pas un hasard si, de tous les cris de victoire qu’il a poussé pour ses héros, c’est le triomphe sacré du Cid Campeador que Roberto Alagna vient évoquer au milieu des prières éternelles sous les voûtes de Saint-Denis.
L »Ave Maria »de Schubert, au centre du concert, et celui de Bach/Gounod qui le termine, placent cette nuit dans une ardente ferveur mariale.
C’est le programme qu’il a choisi pour son retour.
Jeudi soir, nous n’aurons jamais assez de mots pour le remercier ni de mains pour l’ovationner.
Lorsque la Covid nous a engloutis, Roberto Alagna était le Calaf triomphant de « Turandot » (février/mars 2020). La Staatsoper de Vienne frémissait de son vincerò qui rejoignait les autres vincerò de ses triomphes, mais déjà le monde tout entier se recroquevillait dans la peur, pire qu’un rat répandant la peste des grandes épidémies passées, comme dans le « Roméo et Juliette » (celui de Shakespeare pas de Gounod, Barbier et Carré), la Covid-19 provoquait la fermeture des Opéras, des villes, des pays et comme si ce n’était pas assez de comprendre que notre culture allait survivre désormais le couteau sous la gorge, alors même qu’il chantait une lointaine Chine cruelle, la réalité terroriste contemporaine ensanglantait, pour la punir, la ville qui, de Mozart, a fait un chocolat et de Napoléon II, l’Aiglon. Il a appris le carnage à l’entracte par un message sur son portable, il a tout de même terminé le spectacle (février/mars 2020).
Et maintenant, quinze mois après, c’est le retour.
Roberto est vivant et Alagna revient pour proclamer la vie.
Le 10 juin, il faudra toujours une dérogation pour être le nez au vent après 23 h le soir, mais qu’importe ! il chante dans la Basilique de Saint-Denis, le programme de notre renaissance.
De « l’Enfance du Christ », à « l’Ave Maria », il prie – même dans « l’Enfance », où il se fait le narrateur, il prie et sa prière rejoint celles que nous avons fait monter vers le Ciel pendant ces semaines qui se sont changées en mois et les mois en une année bien dépassée, tout comptes faits, il chante, il prie, il communie (il a dit que chanter, c’est prier, que chanter c’est communier, je ne sais plus quand, mais il l’a dit, c’est certain) et il nous fait communier au pain des anges, « Panis angelicus », l’un des trois motets de l’Office du Saint-Sacrement, et il supplie « Pietà Signore » avec Stradella, comme le faisait Caruso, de nous faire échapper aux tourments de l’enfer.
Lorsqu’il introduit l’Opéra sous les voûtes gothiques (il le fallait, on l’attendait, cela aussi) sous lesquelles Saint-Louis voulut faire ensevelir tous les rois et les reines de France, c’est en conservant le caractère sacré qu’il a voulu pour ce programme, avec le retour de Lohengrin à Monsalvat et le Cid car chaque fois qu’il a chanté la prière de Rodrigue, « Ah ! Tout est bien fini ! Ô Souverain, ô Juge… » on a cru assister à un miracle. À Marseille et à Garnier, la lumière tombait sur lui qui paraissait céleste. Pendant les répétitions, alors que la lumière n’était pas réglée, il avait aussice visage de lumière. La lumière du Cid en prière, c’est celle du Cid victorieux et ce n’est pas un hasard si, de tous les cris de victoire qu’il a poussé pour ses héros, c’est le triomphe sacré du Cid Campeador que Roberto Alagna vient évoquer au milieu des prières éternelles sous les voûtes de Saint-Denis.
L »Ave Maria »de Schubert, au centre du concert, et celui de Bach/Gounod qui le termine, placent cette nuit dans une ardente ferveur mariale.
C’est le programme qu’il a choisi pour son retour.
Jeudi soir, nous n’aurons jamais assez de mots pour le remercier ni de mains pour l’ovationner.
« Le Chanteur », c’est le titre du disque de Roberto Alagna, sorti le 23 octobre 2020. C’est celui d’une chanson de Serge Lama et Alice Dona, avec laquelle le ténor commence le CD (Sony) qu’il consacre à quinze titres de la chanson française.
Sur ce montage, qui n’est pas la couverture du disque, la carte de France, à l’encre de Chine, est le travail d’un jeune dessinateur, Pablo Raison, en 2019. J’ai pris la photo de Roberto Alagna à Monte-Carlo, pendant une répétition de « Luisa Miller » (voir l’article sur le site).
Bien qu’il soit aussi un autre (sinon plusieurs autres), le chanteur de la chanson, c’est lui. Il lui ressemble. Ses fans rêvent de lui : « Il nous fait croire un moment /Qu’il est devenu notre amant ». Ils sont venus de partout, décidés à l’entendre quoi qu’il en coûte, résignés à l’attendre des heures « les deux pieds dans la boue », consentant même à ne voir qu’un petit morceau de lui, s’ils doivent se contenter des mauvaises places lorsque les bonnes sont déjà prises : « on en verra que la moitié/ Mais la moitié qu’on verra/ On s’en contentera », entretenant le rêve fou que leur idole : « Nous emportera chez lui/Pour effeuiller nos mémoires,/ Nos visages d’un soir ».
Il n’a pas changé. Grand-père, lui ? Puisqu’il le dit ! Et que ça lui va bien d’avoir des enfants accrochés à son cou ! Mais je vois aussi, en lui, et peut-être surtout, le regard d’un enfant génial qui depuis des dizaines d’années qu’il occupe le firmament, met en transes ceux du sérail. Provocation ? Pas sûr !
C’est le soir du Réveillon de cette année entre toutes sinistres, 2020, qui a vu la mondialisation d’un virus, fait unique dans l’histoire ressassent ceux (ils sont nombreux, mamma mia !) qui ne connaissent rien à l’Histoire, unique en tout cas pour notre histoire à nous qui la vivons en direct et petit écran. C’est le Réveillon de Noël. Pour ceux qui fuient la messe de minuit avec masque et tutti quanti, France 3 organise une soirée dont il est l’étoile. Et le voilà sur ce plateau des 300 chœurs (un peu exagéré le titre, c’est la pub qui veut ça). Comme le soir tout récent de la Scala (7 décembre, l’ouverture d’une saison cette année vide souvenez-vous), on l’attendu longtemps trépignant de ne pas l’entendre chanter, lui, tout ce qui vient avant, mais bon c’est la règle du jeu.
Et donc, il vient enfin avec « Le Chanteur » (Serge Lama et Alice Dona), qui a donné son titre à son récent CD (Sony) et puis, Vincent Niclo, chanteur lui-même et meneur de jeu, lui demande de le rejoindre, bien entendu, et de chanter encore, évidemment ; et lui, il n’attaque pas du tout : « Nesssun Dorma » ou « Minuit, Chrétiens » airs de circonstance dignes de notre tenorissimo selon les puristes, mais sa chanson à lui : « Gentil Père Noël », dont il a écrit texte et paroles, sachant très bien qu’il va provoquer les clameurs du Landerneau des gens comme il faut, dont certains ont tiré que « ça fout les boules » d’entendre ça, il le sait, d’où le regard sourire qui se promène des yeux aux lèvres, sur lui. Les yeux pétillent, mais le sourire est doux, si doux, avec en-dessous quelque chose d’indéfinissable, qui le définit, lui, si bien, oh combien ! Et moi, j’aurai toujours dans les oreilles sa réponse un jour , il y a longtemps, où je lui demandais pourquoi il prenait le risque des chansons en extérieur sur des scènes géantes, lui avec ses intonations d’enfant tout étonné par ma question (idiote): « Mais parce que j’aime ça ! »
Sur le plateau du Réveillon Covid 2020, c’était certain, il aimait ça.
Nous aussi, qui point ne sommes distingués musicologues.
En cette année covid-2020, sinistre pour les arts, la Scala n’a pas renoncé à sa traditonnelle ouverture du 7 décembre. Elle a offert un spectacle sans public d’une exceptionnelle beauté. Davide Livermore y avait mis son génie de la mise en scène, son imagination, sa culture, son amour pour les chanteurs et son goût de la perfection. Il a réussi un pari qui semble impossible impossible : un spectacle complet qui réunissait les plus grands chanteurs, les meilleurs danseurs, des textes littéraires (dont un extrait de« Phèdre »), des entretiens, mené avec brio, où le rythme pas un instant ne faiblit.
Concert Covid aux Chorégies d’Orange, « nuit magique ». Spectacle diffusé le 1° août 2020 par la 5.
« L’art ne s’arrête pas, on ne peut pas arrêter la musique. » Roberto Alagna.
LUI : LES LARMES DES ÉCRANS
La « nuit magique » des Chorégies d’Orange, version Codid-19 de l’an 2020 a été conçue à la gloire de Roberto Alagna. On y voit, intégré au montage final, en plus des airs enregistrés pour la retransmission du 1° août, une projection de son Recitar (extrait de l’opéra complet Pagliacci donné avec Cavaleria Rusticana) et O souverain, extrait d’un concert, car il n’a pas chanté Le Cid en entier à Orange. Le spectacle, à l’intérieur duquel il a construit le sien, avec Aleksandra Kurzak, a été enregistré dans un hémicycle désert. En deux arias et un duos, il illustre ce qu’il a dit un moment plus tôt : « L’art ne s’arrête pas, on ne peut pas arrêter la musique ».
Le 25 avril 2020, le Met organise un Gala « À la Maison » (1). Pour un spectacle comme on n’en a jamais vu, dans une situation que le monde n’avait jamais connue, Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak ont choisi de donner une coupe de l’Elisir d’Amore et ce n’est pas du bordeaux mais du champagne.
Il va pleuvoir des étoiles toute la nuit. Quarante chanteurs, que personne n’aurait jamais pu rassembler sur une scène, chacun cloitré dans sa maison, donnent un concert à toute la terre ! Comme c’est sans prix, le Met l’offre pour rien.