Roberto Alagna Aleksandra Kurzak, Philharmonie de Paris le 14 février 2022

LE CONCERT

Il y a eu les airs classiques que nous attendions. Il y a eu la révélation du duo Thaïs ( II, 3), où Roberto Alagna offre un air de baryton, il y a eu le Vissi d’arte d’Aleksandra Kurzak et qui lui a valu des acclamations comme son air de « Louise (que chantaient nos grands-mères et nous nous posions l’impertinente question de savoir si, dans leur tendre jeunesse, elles avaient été aussi sages qu’elle nous demandaient de l’être), qui a fait chavirer la salle d’un voluptueux abandon.

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Alagna, à Saint-Étienne, concert « Carte Blanche » le 15 mai 2022

Saint-Étienne, qui fut ceinturée de monastères et conserve une épine de la Sainte-Couronne, la ville des armes, des mines, de la Manufacture est devenue celle du design.

Il y a un Opéra. Sur une colline.

Le dimanche 15 mai 2022 Roberto Alagna y donne un concert pour la deuxième fois.

Samedi.

Le concert est à 5 heures, demain. Le train… Direct, pas direct… Si on n’aime pas les réveils à 4h du matin, on couche à Lyon ou Saint-Étienne.


À Saint-Étienne, le chemin grimpe, torride, vers l’Opéra. Un faux raccourci conduit à une piscine taguée, porte défoncée, savoir ce qu’il y a dedans… ou pas savoir, demi-tour à toute vapeur. Des rhododendrons en fleurs font rêver au lac de Côme à Stendhal, Fabrice del Dongo, la Sanseverina, un autre monde, celui de l’opéra.

Mais l’Opéra, qui, de loin, montre un petit toit amusant aux extrémités retroussées, de près n’est qu’un cube. Il est fermé. Donc, les billets, pas avant demain.

En ville aussi tout est fermé, même les sushis et les kébabs. On te l’avait bien dit de loger dans le nid à hôtels modernes qui a poussé en face de la gare (j’ai tapé guerre, alors que je ne croyais pas y penser) et de ne pas t’obstiner à vouloir un hôtel au centre.

Promenade jusqu’à la nuit. Faim. Mais je peux tenir longtemps sans manger et sans boire. En rentrant à l’hôtel, un  Leader Price ouvert. Jus d’orange et sandwiche pas bon.

Dimanche.

Comme la veille, tout est fermé. Pas un café forésien ouvert. Seul, comme partout, Paul. Ruee vides. Boutiques fermées. Un coin de rue avec du charme. Une  architecture qui hésite. De bonnes restaurations. De tristes destructions. En face d’une église gardée par vigie pirate, trois malabars en arme et une petite vieille cassée en deux qui leur arrive à la taille et va faire ses dévotions. Le prêtre arrive, dostoiewskien, soutane et barbe touffue. Plus haut, le marché ouvert, gai et rempli de nourritures.

À 4 h, billet récupéré.

Avant le spectacle, tout est désert encore, la salle, la scène. Les pupitres des musiciens sont en place. L’espace désert est saturé d’attente.

Il y a huit jours, Roberto Alagna donnait son second Lohengrin à Berlin. Le 7 mai 2022, il donne un concert à Saint-Étienne : « Carte Blanche ».

Un titre sans fracas, un programme, comme tous ses programmes, ébouriffant, qu’il chante en cinq langues avec une aisance souveraine (dans Sadko il passe du russe au français avec une si incroyable facilité qu’on s’image, tout à coup comprendre le russe), une splendeur vocale qui, comme à Berlin, a transporté la salle, debout et trépignante, lui réclamait toujours davantage de bis. Il en a chanté trois.

© Jacqueline Dauxois

Alagna, concert de gala le 1er juin 2022 au pavillon Gabriel

Après une répétition l’après-midi dans la salle décorée de pivoines, les couverts mis, le concert a été une chevauchée où il enchaînait les airs sans laisser aux applaudissements le temps de s’éteindre, dans ce programme où il a fait cadeau au public de morceaux que l’on n’entend jamais.

 L’un des joyaux de la soirée : « Una furtiva lacrima » . Mais pas l’aria qu’il a chanté tant de fois, l’air retravaillé par Donizetti, des années plus tard, une découverte pour le public qui reconnaît sans reconnaître et s’abandonne à cette beauté à la fois familière et nouvelle. S’abandonne, façon de parler car, lui, comme un cavalier en plein exercice de haute voltige saute du dos d’un cheval emballé à un autre, lance sa voix dans l’air suivant , soulève une nouvelle tempête de mots, de notes, de sensations, d’émotions dans le ruissellement d’une cette voix  qui resplendit sans perde haleine.

C’est l’auditeur qui a le souffle coupé, pas lui. Lui, deux mots à sa pianiste, Morgane Fauchois-Prado qui soutient le rythme avec un bel enthousiasme, et il se lance dans l’air suivant.

De tout le concert, impossible de changer d’appareil (le second était pourtant dégainé, prêt à l’emploi) entre deux airs ni même de se caler le bras sur un dossier.

C’était au pavillon Gabriel, le Gala Pasteur-Wiezmann, donné au profit de la recherche scientifique, le 1° juin 2022.

En face, l’ambassade britannique fêtait le jubilé de la reine Elisabeth II et on a entendu tirer un feu d’artifice tandis que, dans la salle, Alagna révélait les joyaux d’un programme de haut vol.

©Jacqueline Dauxois

ALAGNA récital solo au Colòn de Buenos Aires le 14 mars 2022

Borgès, Caruso, Alagna trois géants entre littérature et musique, mythes et réalités

Quand on a rencontré un géant de la littérature mondiale, Borgès (Buenos Aires 1899- Genève 1986), on voit l’Argentine avec ses yeux, terre baroque, fabuleuse et mythologique, : pétrie de splendeur et d’effroi sur laquelle se greffent des images ressassées auxquelles on ne peut échapper. L’ensemble forme un imaginaire d’un amalgame fascinant.

Borgès fait partie de ces génies de l’écriture, dont l’image vous est entrée dans le cœur pour n’en plus ressortir et on demande par quel phénomène mauvais on peut inscrire la seconde date après son nom, alors qu’il est toujours vivant en vous, avec plus de puissance que tant de faux vivants, qu’on croit encore pouvoir tendre la main vers nos verres pour les vider ensemble, écouter ses mots, et entendre son timbre. Ce n’est plus possible et, de cette vie qui n’est plus, pourtant toujours si vivante en vous, c’est l’irréparable déchirure.

Borgès
Caruso

Appeler au secours l’image de Caruso qui a chanté au Colòn de Buenos Aires, à cette époque tellement révolue où les ténors, en Amérique latine, étaient payés en pièces d’or, où les mots dictature et drogue ne vous envahissaient pas, ne donne pas de meilleur résultat.

Alors, se produit l’inattendu, l’inespéré, ce à quoi vous ne pensiez même pas, l’un de ces miracles qui vous transfigurent la vie si vous les appelez assez fort, de tout le corps, de toute l’âme, de tout ce qui est vous. Ce que vous appelez ainsi sans arrêt, est abstrait et soudain quelque chose se concrétise en mots très doux : dans 10 jours, l’Argentine.

Mais c’est impossible, la fin de mois est bourrée de rendez-vous indéplaçables. L’Argentine, c’est loin, si tu n’es jamais allée en Amérique latine, c’est que tu n’en a jamais eu envie, reste tranquille. Oh, l’absurde tentation du vide, le brouillage nigaud du chemin des merveilles ! Pauvre Imbécile, tu seras tranquille dans ton tombeau, et pour longtemps.

Ci-dessous : Roberto Alagna pendant la répétition du 12 avec la pianiste Irina Dichkovskaia.

Ci-dessus : Alagna, le 14 juin 2022, le concert.

Ci-dessus, Roberto Alagna au Colón, répétition du 12

 En attendant, tu pars. Tu veux l’entendre, lui.

Roberto Alagna est un mythe, un rêve, une légende et, lui, il est vivant et comment ! Radieux, comme à vingt ans, jamais il n’a été si grand. Non, ce n’est pas tout à fait exact. Géant, il l’a été tout de suite, y compris dans ses premiers concerts, lorsque Londres s’arrachait au marché noir des places pour recevoir ce qu’il avait à donner déjà, qu’il donne encore, toujours renouvelé comme lorsqu’il chantait à Paris il y a quelques jours.

C’est dire que depuis sa jeunesse, il continue de frayer cette route de beauté.

Ci-dessous : Alagna pendant la très brève répétition avant le spectacle,

qui d’autre que lui jette toutes ses forces dans sa passion ? qui d’autre en aurait la force?

Il baignait dans la clarté de son prochain récital, lorsqu’il a embarqué pour 13 heures de vol, deux répétitions et le concert, avec son sourire bleu de ciel. Les passagers le reconnaissaient et lui ont demandé des selfies jusqu’à ce que l’hôtesse expédie chacun à sa place en vue du décollage.

Nuit qui ronronne comme un gros chat.

Le ténor dort là – ou ne dort pas – dans la boite volante.

Le soleil s’est levé avant l’atterrissage peignant le ciel et l’Océan en rouge et bleu profond. Sur le hublot, des fleurs de givre enchantées, signe qui n’était pas trompeur, attendaient son chant avec ferveur.

C’est dans le concert solo qu’on approche son âme au plus près et qu’il révèle tout ce qu’il est, un ténor dans sa maturité triomphante qui poursuit son œuvre d’art personnelle dans laquelle il proclame la liberté de l’artiste dans le monde, et affirme tout ce en quoi il croit, déverrouillant les musiques emprisonnées dans les carcans, célébrant la force de l’être humain et sa faiblesse de Créature qu’il transfigure jusqu’à la splendeur, à travers toutes les musiques qui ne sont QU’UNE MUSIQUE.

Cinq jours plus tard, le mardi 14 juin 2022, le Colòn de Buenos Aires a accueilli debout, dans une clameur passionnée, ce message qu’on déchiffre, si on veut, dans le chant de Roberto Alagna. 

Ecrit dans l’avion, le 16 juin 2022

©Jacqueline Dauxois

À Neuchâtel, Balzac, madame Hanska et Alagna

Ce chapitre n’est pas fini. J’y reviendrai peut-être. Ou je le laisserai inachevé, dans ce cas l’inachevé est achevé.

Concerts le 21 et le 23 novembre 2022

Chapitre I

LE BEAU PRÉTEXTE

Avec le beau prétexte des deux concerts d’Alagna,  le 21 et le 23 novembre, je venais retrouver Balzac.
Dès que j’ai parlé de Neuchâtel, Patrick Besson, m’ayant demandé de chercher l’hôtel de Balzac, ce sera très facile, disait-il, il n’existe plus, remplacé par un Macdo. S’il y a plusieurs Macdo, je le trouve comment, celui de Balzac ? Facile, je te dis, il a gardé le nom : « Faucon ». C’est là que pour la première fois peut-être, Balzac et Madame Hanska se rencontrèrent. Mais le mari ? Le mari, c’est simple, adorait Rossini, en fan, de loin. Balzac était ami de Rossini, il fournissait le mari en selfies, je veux dire en autographes et le mari regardait ailleurs.

La façade, au-dessus  du rez-de-chaussée défiguré par les enseignes, est sans doute celle que connut Balzac, aux étages on imagine une silhouette… ou deux, enlacées, peut-être.

L’intérieur est bourré d’ados criards, qui se hurlent dessus en allemand. J’ai pris la fuite avant qu’ils ne me clouent aux poteaux de couleurs comme les Peaux-Rouges dans le poème de Rimbaud.

LA RUELLE DES ÉCRIVAINS

Échappée du Macdo, la rue du Neubourg, celle des écrivains.
Petite, étroite, encaissée, un air de ruelle des Alchimistes à Prague, couverte des visages, si reconnaissables, de quelques géants de la littérature. Ignorée des dépliants touristiques. Tant mieux, il faut y être seule pour que la magie opère pendant ces quelques mètres qu’on traverse à côté de Chateaubriand, Balzac, Dumas père, Isabelle de Charrière, Percy et Mary Shelley, Rodolphe II, et, à la meilleure place, là où les murs s’écartent, Rousseau, évidemment.

RODOLPHE II, LEQUEL ?

Un seul auteur du Moyen-Âge parmi eux : Rodolphe II. Pas le mien. Le mien, c’est  : « Rodolphe II, l’empereur des alchimistes », plusieurs tirages y compris en poche, en Allemagne, Pologne, Amérique latine, en France rien, les Français n’éprouvent aucune curiosité pour le petit-fils de Charlemagne qui, ayant déplacé la capitale impériale de Vienne à Prague, ne parvint pas à dilapider tout l’or des Conquistadors dont il héritait, qui passait son temps devant les cornues à tenter le diable, cherchant la pierre philosophale et les secrets interdits, avec Kepler et cette bande de génies qui risquaient l’excommunication à fouiller dans les étoiles. Il avait apprivoisé un lion et, ainsi qu’il l’avait prédit, mourut le même jour que son fauve familier.

 Ce Rodolphe II, poète du Moyen-Âge, qui est-il ? Je n’ai pas encore cherché.

Mais c’est avec lui que les fils de l’invisible ont commencé de se nouer, d’un Rodolphe à l’autre, d’une diablerie à l’autre. Ce n’est que le début. On sent déjà le soufre et le souffre, ce sera Faust, par Alagna (à ce moment, j’ignorais le programme qu’il chanterait).

LES FILS DE L’INVISIBLE

Près de chaque visage, il y a une citation de l’auteur.
À côté de celui de Balzac :
« Neuchâtel, c’est comme un lys blanc, plein d’odeurs pénétrantes, la jeunesse, la fraicheur, l’éclat, l’espoir, le bonheur entrevu ».

La citation évoque la jeunesse, désir fou qui perdra Faust. D’après la citation (on ignore d’où elle est tirée), Neuchâtel n’aurait été pour Balzac que « l’espoir », le bonheur « entrevu » ?

Si Patrick ne se trompe pas, et sur ces sujets, c’est bien rare, quelle tristesse chez l’auteur du « Lys dans la vallée », car,  s’il n’a pas connu le bonheur à Neuchâtel, il ne l’aura jamais. Bien sûr, il épousera Mme Hanska à la mort du mari, trop tard, non seulement le mariage ne garantit le bonheur à personne, mais il n’écrivait plus, il n’avait plus d’argent, il gagnait des fortunes avec sa plume, mais il dépensait tout, et elle, l’épouse, ne voulait pas vivre dans la maison de Passy qu’il avait installée pour elle, mais sur ses terres, pour Balzac, si lointaines.

A ceux qui l’ignoraient encore, Aragon a annoncé que les histoires d’amour finissent mal : « Il n’y a pas d’amour heureux ». S’il ne figure pas dans la ruelle, un autre y est représenté, qui dit presque la même chose, ce Rodolphe II, inconnu de moi, au visage d’ange blessé : 
« En chantant, j’espérais alléger mes peines, si je chante, c’est pour m’en libérer ; mais plus je chante et plus j’y pense » .

Les tissages de l’invisible semblaient s’arrêter là, dans la ruelle, au XIXème siècle.

 Ils se sont prolongés jusqu’à aujourd’hui.

Jusqu’à Alagna.

Au premier duo de Faust, la phrase de Balzac s’est mise à bouillonner. L’écrivain évoque la jeunesse, Faust se vend pour la reposséder. Faust n’exige que du plaisir, Balzac espérait le bonheur. Curieux comme cette courte citation se démultiplie. Curieux aussi qu’on n’y trouve pas le mot amour. Mais Balzac est l’auteur des « Illusions perdues ».

Quant au concert, il n’a pas fini de révéler sa vérité.

Chapitre II

LE THEÂTRE DU PASSAGE

Le nom m’intriguait. Le Passage, on sait ce que c’est.

Au pluriel, il y a des passages dans des villes ; à Paris, ils permettent d’aller (presque) de la salle Favart à Montmartre.

À Neuchâtel, le théâtre n’est pas dans un passage, mais dans une pente.

Donc, le théâtre du Passage.

Il y régnait, dans ce théâtre, une bienveillance. On s’y sentait une personne humaine, à part entière. Aucun regard ne vous rejetait dans le néant. C’est agréable.

 Le soir du premier concert, sur scène, Rubén Amoretti, a exprimé sa reconnaissance envers celui qui n’avait cessé de l’aider. Il a dit combien d’autres avaient été soutenus par Alagna, qui gardent bouche close (c’est moi qui l’ajoute je n’ai pas entendu chanteurs ou chanteuses lui manifester en public leur reconnaissance).

Celle qu’exprimait Amoretti lui est montée aux yeux en larmes et à la gorge. Il n’a pas pu achever sa phrase.

Roberto est sorti du rideau et l’a serré dans ses bras.

L’émotion, partagée par la salle, les entourait d’une vague chaleureuse.

LES FILS DE L’INVISIBLE

Alors, les fils de l’invisible se sont noués si fort que trois airs ont émergé du programme.

Pourquoi trois? Parce que.

Chapitre III

ANGE PUR, ANGE RADIEUX

Le premier, « Rachel ».

 Le père (adoptif) laisse conduire sa fille au supplice. Contrairement à l’abominable Azucena, il ne prend pas plaisir à sacrifier son enfant, il en souffre. Dans la bouche d’Alagna, des vers de mirliton deviennent hugoliens, premier bonheur qui précède l’extraordinaire dédoublement. À travers lui, il la montre, elle aussi, Rachel qui le supplie de la sauver. Il chante cet air, sémantiquement si complexe, depuis sa  première jeunesse et fait naître chaque fois la même fascination.

1)Donc, on démarre avec une demande passionnée de vivre dans laquelle le ténor incarne à la fois le vieux tueur et la jeune suppliante

2)Le premier duo Faust /Satan (Alagna/Amoretti) apporte la réponse diabolique. Mais qu’il est beau, ce duo ! Servi par deux chanteurs dont la seule apparence physique, sans parler du registre vocal, crée un contraste idéal.  

Le vieux Faust maudit sa vie passé, son travail et son Dieu avec une violence qui évoque le credo satanique de Iago. À bout de malédictions, Faust invoque Satan, qui s’empresse. Faust, qui se vend pour revivre une autre jeunesse que la sienne, explose d’une joie féroce , « à moi les plaisirs », et avec une telle fougue, tant d’impétuosité et de promesses de rattraper un vie sage et studieuse par des débordements déchainés, qu’on le suivrait dans cet enfer rutilant de caresses, lui et son diable.

Mais la réponse du diable, n’est pas celle de la vie. Ce qu’il apporte, Satan, c’est l’esclavage pour l’éternité.
Faust se vend pour des plaisirs.
Marguerite voulait l’amour. L’amour c’est gratuit, c’est donner, pas prendre, c’est la liberté d’abord de l’autre, tout le monde le sait. Faust exige les plaisirs, c’est payant et sans fin. Aucune Marguerite ne  lui suffira jamais, mais la nuit de Valpurgis, n’est rien non plus, rien que du plaisir jusqu’à la folie des sens, la recherche exacerbée d’un assouvissement jamais atteint, il faudrait en mourir, on n’en meurt pas, on s’endort avant. Il le sait, à son âge.

Pourtant, il devient esclave, il a hésite, mais consenti.

Le concert déroule ses airs, solos, duos, trios.

 3) Il faut attendre le dernier trio de « Faust » qui apporte la réponse des anges. L’amour et la liberté.

Faust et Satan viennent chercher Marguerite pour la faire échapper au supplice. C’est à Satan qu’elle veut échapper. À Satan et à Faust, vendu au mensonge. Alors qu’il l’appelle, lui, ce vieux Faust rendu jeune, ce menteur et fornicateur qu’elle aime : « viens, viens, je le veux », elle supplie, comme si elle se bouchait les oreilles avec de la cire pour ne pas entendre la voix de la sirène : « Anges purs, anges radieux ».

Elle choisit la mort de la chair et la vie éternelle.

Le chœur chante la Résurrection.

Voilà comment trois airs racontent l’histoire du salut.

Roberto Alagna de Neuchâtel à la Corogne, deux concerts, cadeau de Noël 2022, splendeur du chant et théologie du salut.

Du théâtre du Passage de Neuchâtel (21 et 23 novembre 2022) au Cólon de La Corogne (7 décembre 2022), les deux concerts de Roberto Alagna qui clôturent l’année, atteignent cette perfection qui est sa marque de fabrique dans une progression sémantique en accord idéal avec le temps de l’Avent.

« Kuda, kuda », écho à la supplication de Rachel, chanté en russe avec la même souveraine aisance que les cinq ou six autres langues du concert, est à la fois une confrontation du héros avec sa propre mort et la demande, récurrente chez le héros romantique, faite à la bien-aimée, de venir sur sa tombe en même temps qu’une prémonition fulgurante : Pouchkine sera tué en duel comme son héros,.

PARCOURS D’ÉTERNITÉ

Car la mort n’est pas la mort, la mort chrétienne n’est que la fin terrestre d’un parcours d’éternité.

À la Corogne, Alagna lui fait frapper les trois coups : mort de l’enfant (« La Juive »), mort du héros (« Eugène Onéguine »), mort de la mère (« Fedora ») qui arrache les larmes, « Vedi io piango ».

Avec « Mein lieber schwan » l’image christique, troublée par les remous des légendes du panthéon germanique wagnérien, est rétablie avec une puissance éclatante lorsqu’Alagna fait culminer la tragédie humaine avec le cri hugolien : « Non, je ne suis pas un impie », du condamné à mort qui réclame un prêtre capable de lui ouvrir le Ciel – et la sublime prière de Rodrigue.

Le personnage de Rodrigue à l’Opéra, le soldat chrétien qui s’en remet à Dieu, ayant tout accepté, la perte de son amour et la privation de sa victoire, ne doit rien à Corneille. Dans la pièce, la religion du Cid n’a aucune influence sur l’action (vraisemblable à l’époque de Corneille, invraisemblable à celle du Campeador). Par ailleurs, sans la vision, les voix, saint Jacques (La Corogne est à une heure de voiture de Santiago) et la prière, la deuxième partie de la pièce s’enlise. Dans une langue d’une indiscutable beauté certes, Corneille en est réduit à reprendre le thème qu’il vient d’épuiser : l’honneur vengé et l’honneur à retrouver. Sans un nouveau ressort, il tourne en rond jusqu’à la fin heureuse, pur artifice destiné à flatter le roi. Il est évident que Chimène doit être expédiée au couvent, Rodrigue massacré dans la bataille ou épouser une splendide Sarrasine qui lui offrira un royaume de l’autre côté de la mer. Mais à cela, même le livret, qui a utilisé le ressort divin pour faire repartir l’action, ne s’y est pas risqué.

Ce n’est donc pas dans la littérature mais au cœur de son univers, l’« inaccessible étoile » de son adolescence (cf : « Je ne suis pas le fruit du hasard »), l’Opéra, que Roberto Alagna a trouvé le chemin égaré par Faust (Théâtre du Passage) qui se damne pour les plaisirs de la terre (et chaque Faust en nous alors a frissonné) – alors que Marguerite, qui choisit la mort ici, et la vie éternelle là-haut, nous restituait l’espoir.

La mort résurrection de Marguerite est la réponse à Faust et à Satan. C‘est la mort d’une martyre.

En laissant éclater sa foi dans la prière : « Ô Souverain, ô juge, ô Père », Rodrigue montre le chemin du Ciel que tous peuvent emprunter.

Lorsqu’il fait le signe de Croix sur scène, Roberto Alagna est, comme Rodrigue, au sommet, le Cid dans l’héroïsme guerrier lui, dans la splendeur du chant. Les regards sont sur eux, pour beaucoup ils sont des exemples. Chantée par Alagna, avec cette jeunesse, cet héroïsme et cette ardente ferveur, la prière du Cid transfigure tout, sa voix, le plateau, le théâtre et le monde que chacun porte en soi.

Le signe de la Croix est à lui.

Dans un concert, aucun metteur en scène ne le contraint, il s’habille comme il veut, sobre, élégant, et fait ce qu’il veut.

Il veut deux signes de Croix.

Il nous les donne.

Nous allons les garder au cœur.

Ils sont l’empreinte de la cire impressionnée par le sceau, on va se quitter dans la joie de bis entrainants qui font danser tout le monde, mais l’empreinte est là.

Elle reste. Jusqu’à ce que la main de l’Ange vienne briser le sceau.

DEUX SIGNE DE CROIX

C’est ainsi qu’à quelques jours de la naissance du Sauveur, Roberto Alagna, le ténor qui s’est signé deux fois sur scène avec une magnifique audace, montre le chemin de lumière où les larmes seront essuyées.

Ce qu’il désigne, par la grâce d’une voix qui est un don du Ciel, c’est la Voie qui s’élève jusqu’en haut.

Merci, Maestro.

BILAN

Commencée avec le concert de l’UNESCO, l’année 2022 s’achève avec celui de la Corogne. Entre les deux, il en a donné plusieurs, qu’on croyait tous insurpassables et, pour la première fois, il a abordé l’œuvre d’un compositeur contemporain, vivant, mystique : le « Stabat Mater » d’Arvo Pärt. Sans comprendre les paroles, on comprenait tout, il suffisait de regarder son visage poignant aux yeux fermés, on y lisait le mystère douloureux de la Vierge devant son Fils crucifié.

Côté opéras, il a chanté pour la première fois en public « Lohengrin », son premier Wagner, à Berlin, dans un allemand suave, idéal, et « Fedora », à Milan (voir les articles WordPress pendant le Covid), des rôles faits pour lui dans deux mises en scènes décevantes, où il fut, comme toujours, parfait.

©Jacqueline Dauxois

PS : De nombreux sites de journalistes commentent toutes les manifestations musicales possibles. Vous y trouverez des informations exhaustives en abondance.

Ici, non.

Ici, vous êtes sur la page d’un écrivain qui, à la suite de Montaigne, butine son pollen où il le trouve.

L’écriture, je ne peux la forcer à rien, je me détruirais moi-même, autant sauter par la fenêtre.