Il semblait seul, Roberto Alagna, hier soir, pour une unique représentation – sauvée de l’annulation par la retransmission télé -, mais jouée devant une salle vide, tous les spectacles à suivre ayant été annulés.
Unique avantage du covid, l’obligation de se tenir à distance les uns des autres. Privé de tout contact avec ses partenaires, y compris pendant le duo d’amour, entièrement isolé de ses camardes, tout seul, Alagna a sauvé son personnage. Il a chanté la pureté, l’idéal et l’amour. On ne voyait que lui, l’élégance de ses gestes, sa présence romantique envoûtante, on n’entendait que le déployé lumineux d’une voix ensorcelante de tendresse et de volupté, dont l’articulation suprêmement belle ferait croire qu’on comprend l’allemand et que les soleils qui étincellent dans son chant rendent le germanique aussi délectable à l’oreille que le français et l’italien. Sans jamais dévier de la ligne qu’il s’est donnée une fois pour toutes, il a imposé son Lohengrin, nous permettant, derrière nos écrans, de retrouver à travers lui, le légendaire héros wagnérien qu’il incarnait hier pour la première fois.
Le 13 décembre 2020, le Staatsoper unter den Linden de Berlin a donné devant une salle vide, pour des spectateurs enfermés chez eux devant leurs écrans par la deuxième phase de confinement provoquée par l’épidémie de covid-19 une représentation unique de Lohengrin interprété pour la première fois par Roberto Alagna dans une mise en scène de Calixto Bieito.
LE LIVRET
La courbe d’un fleuve, qui coule au fond de la scène, est voilée par des arbres, rien n’étant laissé au hasard dans le livret – puisque c’est par les eaux vives, symbole baptismal d’une nouvelle vie, que viendra Lohengrin. C’est là que Henri l’Oiseleur , qui règne sur une Allemagne divisée et menacée par les armées ennemies, rend justice sous un chêne (comme saint Louis) en présence de son peuple et de son armée. Frédéric de Telramund, l’un des vassaux en appelle à lui. Après avoir recueilli les deux orphelins, héritiers du Brabant et projeté d’épouser la petite Elsa, il a depuis épousé Ortud, car il accuse Elsa d’avoir noyé son frère, demande sa condamnation et revendique le Brabant. En l’absence de preuves, le roi décide de s’en remettre au jugement de Dieu. Dans ce contexte guerrier, la musique l’est aussi jusqu’à l’arrivée d’Elsa, dans une robe blanche, symbole de l’innocence et de la pureté. Les témoins de la scène s’émeuvent pour elle dont l’entrée introduit le thème du Graal joué au violon. Mais le merveilleux chevalier, apparu à Elsa plongée dans un transport mystique, se fait attendre. Enfin, il apparait, casqué et cuirassé d’argent, appuyé sur son épée, porté par une nacelle que tire un cygne blanc par une chaine d’or. L’arrivée de Lohengrin comme ses adieux à son cygne bien-aimé, « mein lieber Schwan » sont d’une nature si évidemment céleste qu’il est accueilli au cri unanime de « Miracle ! » et Elsa, n’osant regarder en face ce merveilleux héros venu l’arracher à la mort, lève les yeux remplis de gratitude vers le Ciel qui lui a envoyé un sauveur.
Mais la mission du Chevalier au Cygne ne s’arrête pas là. Avant de combattre pour elle, il offre à Elsa de l’épouser pour devenir son protecteur et celui de son peuple : « Elsa, si je dois être ton époux, Si je dois protéger ton pays et ton peuple, si plus rien ne doit me séparer de toi… », Pour ne plus former avec elle qu’un seul être, il lui demande de garder avec lui son secret, de ne jamais chercher « d’où je suis venu ni quels sont mon nom et mon origine ».
Elle s’y engage passionnément : « Quel doute pourrait être plus coupable Que celui qui m’ôterait la foi en toi ? » Il lui déclare son amour : «Elsa! Ich liebe dich ! » et croise le fer pour elle dans un combat à mort. Vainqueur de Frédéric, il laisse la vie au traitre. Sauvée par son héros, Elsa s’offre à lui avec son fief : « En toi, je veux me perdre, Devant toi, je m’efface. »
Porté en triomphe sur les boucliers des soldats, Lohengrin est acclamé comme le fiancé d’Elsa et le sauveur de l’Allemagne.
LA MISE EN SCÈNE
Ce ne sont ni le fleuve ni le chêne ni le cygne qui manquent, on pourrait même renoncer à l’épée et consentir sans regrets à une salle close éclairée au néon dans l’espoir d’une transposition qui ne serait pas une trahison. Seulement ici mise en scène, décors, costumes et accessoires (si importants, ceux qu’on traite « d’accessoires ») ignorent le livret, l’Histoire, la religion, la foi, le Moyen-Âge, la chevalerie, le Graal et Dieu, donc ils ignorent cet opéra et, de « Lohengrin », rien ne reste. Auteur de la musique et du livret, Wagner est démenti dans ses notes et dans ses mots au moyen d’une vidéo qui montre Léda et le cygne, allusion à un Jupiter fornicateur tout-puissant et violeur dont on se demande ce qu’elle fait dans cet univers de chaste amour.
Le malheureux René Pape, dans un petit costume de comptable ou de notaire, joue un Henri l’Oiseleur affligé, on ne sait pourquoi de tremblotements séniles qui défigurent le chanteur et dénaturent son personnage. Elsa, dans ses plus beaux airs grimace (contrainte de grimacer ?) et dont on se demande pourquoi le roi lui claironne de comparaître (ou alors il ne voir pas clair), alors qu’elle est là, privée de son entrée (qui devrait revêtir, comme celle de Lohengrin, bien qu’à un degré de moindre intensité, un caractère merveilleux), couchée par terre (elle se recouchera souvent) devant une cage (celle de « La Juive » manquait à quelqu’un ?) dans laquelle elle va s’enfermer pour chanter, son « air du rêve » derrière les barreaux habillée comme une gardienne d’immeuble d’une robe quelconque de couleur sombre, d’un blouson marron et de bottes noires. Le personnage lumineux du livret étant ainsi détruit, il n’y a plus d’évolution possible (au visuel) de l’amour fou à la trahison. Reste la musique, pour ceux qui arrivent à l’entendre encore quand la vue est ainsi détournée.
Si Elsa n’a pas d’entrée du tout, celle de Lohengrin n’en est pas une. Au lieu d’une image resplendissante réclamée par Wagner et attendue par le spectateur, on ne le voit pas entrer dans l’indescriptible confusion qui règne sur le plateau. Elsa le voit moins que quiconque car, dès que le chœur annonce que son héros s’approche, elle sort de sa cage pour tout casser (on l’approuve tant ce matériel de bureau fonctionnel qui remplace la forêt est hideux), elle renverse les documents sur les tables, et les tables, avant de se mettre à quatre pattes (ce ne sera pas la seule fois) pendant l’entrée de son chevalier, invisible au milieu des autres et dans l’obscurité. Finalement, depuis qu’on scrute vain sur nos écrans où il se cache, on le découvre assis sur une chaise, une cocotte en papier à la main, éclairé par une lumière stroboscopique. S’il n’était pas si beau, avec ce profil classique de l’éternel ténor (que la caméra montre le moins possible pendant son chant sublime, préférant filmer des comparses dans un contre-jour dénué d’intérêt), si on ne l’attendait pas nous aussi, comme Elsa, comme notre sauveur (celui qui va nous empêcher d’aller dormir plutôt que de subir la suite), ce serait le fou rire : la cocotte au cou de girafe évoque irrésistiblement les petits bateaux en papier qu’un autre metteur en scène lui avait mis sur le plateau pour « Vasco de Gama », sauf que, pour Vasco, il n’avait pas le droit de les toucher.
Privés des deux entrées jumelles d’Elsa et de Lohengrin, les héros qui s’aiment et sont aimés, on aurait dû renoncer au petit résidu de tenace espoir qui brille dans les situations désespérées : qui sait si Lohengrin n’aurait pas une épée ? Alagna se bat si bien sur scène ! et Lohengrin est venu pour ça, se battre dans un duel à mort.
Vaine espérance. Pas de duel. Mais deux fauteuils de dactylo sur lesquels les chevaliers assis face à face, vautrés en arrière, finissent par se regarder jusqu’à ce que Frédéric tombe de son fauteuil sans que Lohengrin ait remué d’un pouce.
Pendant ce temps, Ortud, qui, en tant que méchante sorcière, porte les vêtements le plus laids de la production, elle dont le destin se joue pendant le jugement de Dieu, s’amuse à faire rouler sur une table, un mur ou sur son ventre un modèle réduit couleur orange – et la gesticulation des chœurs de gênante devient paroxystique. Le héraut d’armes(remarquablement interprété d’ailleurs) mène le sabbat. Depuis son apparition à l’ouverture du rideau c’est lui qui monopolise l’attention. Plus grimaçant et grotesque que le roi, le héros d’armes, personnage fellinien à la langue rétractile, grotesque et grimaçant dans un costume bleu électrique, se propulse à travers la scène, claudiquant comme un Rigoletto, se peint le visage sur scène, tel un Canio déboussolé, le visage tout blanc, les sourcils noirs, la bouche débordante, tirant une langue obscène.
Pendant le non-duel, le clou du spectacle est une mascarade sanglante (déjà vue dans « La Juive ») où les chanteurs se déshabillent (déflorant le prochain déshabillage de Lohengrin), craquent des ampoule de faux sang et se maculent avec. Le héraut en fait autant et, lui en plus, il le lèche entre ses doigts. Tout ceci autour de Lohengrin, le seul qui ne s’ensanglante pas.
Sur quoi Elsa, à quatre pattes, écrit « Liebe » avec un gros feutre sur la veste de Lohengrin que les fiancés (Elsa s’est relevée) tirent par les manches chacun de son côté pendant que les autres brandissent des pancartes comme souvent à l’Opéra, sur scène. Dominant les voix du chœur, celle d’Alagna rayonne d’un suave éclat.
ALAGNA ET SON PERSONNAGE
A l’image, le héros d’armes (Adam Kutny), avec son costume électrique, son maquillage aux couleurs criantes, du sang qu’il lèche sur sa main (plan serré de la caméra, on n’en perd rien) aurait dû écraser Lohengrin dans son costume sobre et sa régate noire. Or, c’est Lohengrin qu’on retient, même si l’autre surnage, nénuphar vénéneux sur les eaux troublées de la mémoire. Comment fait-il, Alagna ? Aux discordances qui l’entourent, il oppose son instinct d’acteur, son intelligence et sa connaissance du texte et de la musique, sa sensibilité de chanteur et, alors qu’il lui arrive d’exploser en feu d’artifice sur scène, là, au milieu du déchaînement qui le cerne, tout en lui, chant et jeu, ne sont que sobriété, réserve, mystère, secret, intériorité, recueillement, presque on dirait silence, si l’on pouvait parler d’un jeu silencieux allant à l’amble avec un chant radieux. Il réagit comme ces fleurs qui poussent dans la mer et se rétractent si on les frôle. Il s’en va, seul, loin de ce spectacle ; il enferme en lui son Lohengrin, il le protège, le préserve, et, lorsque vient pour lui le moment de chanter, il le dévoile jusqu’au cœur avec une voix et des gestes qui ont l’allure et la fascination d’un rituel religieux, performance stupéfiante où son « Elsa! Ich liebe dich ! » à l’inégalable phrasé, s’approprie la langue et on croirait entendre de l’italien. Il refuse toute grimace et barbouillage sanglant et si on n’a pas envie de sourire quand il apparaît pour la première fois sa cocotte en papier à la main, c’est que, soudain, Lohengrin s’incarne et que commence l’air que sa voix rend divin : « Sois remercié mon cygne bien-aimé », «mein lieber Schwan», cet air dans lequel l’envoyé de Monsalvat s’adresse au Ciel, au Graal, à Dieu, cet adieu au cygne, déchirant, splendide, que sa voix, sans accompagnement, transfigure. On voudrait qu’il ne s’arrête plus et chante tout l’opéra a capella sans bouger de sa place pour ne plus voir ce qui l’entoure et savourer chaque perfection de ces notes d’or pur et la beauté du visage du héros (que la caméra abandonne préférant filmer ses camarades dans un banal contre-jour plutôt que lui qui chante). Lorsque l’orchestre rejoint son chant pour annoncer les chœurs c’est avec une douceur qui prolonge l’irréalité surnaturelle qu’il a fait naitre autour de lui. Alors seulement il se lève et va vers Elsa (Vida Miknevicuite). Au moment où le roman de chevalerie met le pied dans la mythologie et les contes et légendes venus de la nuit des temps, Elsa lui promet de ne pas tenter de savoir d’où il vient ni de percer le secret de ses origines.C’est ainsi qu’à contre-courant de la mise en scène, Roberto Alagna révèle un Lohengrin mystique, le héros christique dans lequel il croit – sans lequel il n’est pas de Lohengrin possible. Il dit son amour à une étrange Elsa qui grimace sans que rien n’altère sa voix ni son expression étonnée et tendre d’extra-terrestre tombé sur une planète inconnue.
A l’image, le héros d’armes (Adam Kutny, très bon chanteur et comédien), outrancièrement dessiné, avec son costume électrique, son maquillage aux couleurs criantes, ce sang qu’il lèche monstrueusement sur sa main (plan serré de la caméra, on n’en perd rien) aurait dû écraser Lohengrin dans son costume sobre et sa régate noire. Or, c’est Lohengrin qu’on retient, même si l’autre surnage, nénuphar vénéneux sur les eaux troublées de la mémoire.
Comment fait Alagna ? Aux discordances qui l’entourent (qui ne peuvent pas ne pas le gêner, on le suppose) il oppose son instinct d’acteur, son intelligence et sa connaissance du texte et de la musique, sa sensibilité de chanteur et, alors qu’il lui arrive d’exploser en feu d’artifice sur scène, là, au milieu du déchaînement qui le cerne, tout en lui, le chant et le jeu, n’est que sobriété, réserve, mystère, secret, intériorité, recueillement, presque on dirait silence, si l’on pouvait parler d’un jeu silencieux allant à l’amble avec un chant radieux. Il réagit comme ces fleurs qui poussent dans la mer et se rétractent si on les frôle. Il s’en va, en somme, seul, loin de ce spectacle qui lui est étranger, il enferme en lui son Lohengrin, il le protège, le préserve, le garde comme le plus précieux trésor et, lorsque vient pour lui le moment de chanter, il le dévoile jusqu’au cœur avec une voix et des gestes qui ont l’allure et la fascination d’un rituel, performance stupéfiante où son « Elsa! Ich liebe dich ! » à l’inégalable phrasé, s’approprie la langue et on croirait entendre de l’italien. Pour Lohengrin, il refuse évidemment toute grimace et barbouillage sanglant et si on n’a pas envie de rire quand il apparaît pour la première fois engoncé dans son fauteuil, sa cocotte en papier à la main, c’est que, soudain, au milieu d’une guignolade, Lohengrin s’incarne et que commence l’air que sa voix rend divin : « Sois remercié mon cygne bien-aimé », cet air dans lequel l’envoyé de Monsalvat s’adresse au Ciel, au Graal, à Dieu, cet adieu au cygne, déchirant, splendide, que sa voix, sans accompagnement, transfigure. On voudrait qu’il ne s’arrête plus et chante tout l’opéra a capella sans bouger de sa place pour ne plus voir ce qui l’entoure et savourer chaque perfection de ces notes d’or pur et la beauté du visage du héros (que la caméra abandonne préférant filmer ses camardes dans un décor au banal contre-jour plutôt que lui qui chante, chacun ses goûts). Lorsque l’orchestre rejoint son chant pour annoncer les chœurs c’est avec une douceur qui prolonge l’irréalité surnaturelle que le ténor a fait naitre autour de lui. Alors seulement il se lève et va vers Elsa (Vida Miknevicuite). Au moment où le roman de chevalerie met le pied dans la mythologie et les contes et légendes venus de la nuit des temps, Elsa lui promet de ne pas tenter de savoir d’où il vient ni de percer le secret de ses origines.
C’est ainsi qu’à contre-courant d’une mise en scène triviale, Alagna révèle un Lohengrin mystique, le héros christique dans lequel il croit – sans lequel il n’est pas de Lohengrin possible. Privé d’Elsa, caricaturée alors qu’elle est belle et noble, sans paraître troublé par les grimaces qui la désaccordent d’avec lui, il lui dit son amour sans que rien n’altère sa voix ni son expression étonnée et tendre d’extra-terrestre tombé sur une planète inconnue. Elsa, à ce moment, devrait être semblable à lui, dans la même pureté que lui. Sinon, il comprendrait tout de suite qu’il s’est trompé d’amour et rappellerait le cygne sans attendre deux actes encore.
Elle est païenne et vieille de quelques millénaires, la première image d’un cygne qui a marqué l’imaginaire collectif. C’est celle du Zeus grec, devenu le Jupiter romain, mari volage qui séduisait des vierges par des tours de magie. Il n’avait pas de préjugés et à l’occasion, changé en aigle géant, il enleva aussi un berger adolescent, Ganymède. Mais sa préférence allait aux tendres jeunes filles qu’il violait utilisant des métamorphoses inaccessibles au plus retors des sorciers. Trois d’entre elles ont inspiré des peintres parmi les plus grands,- ce qui a perpétué leur souvenir à travers les siècles. Jupiter enleva d’abord la nymphe Europe. Ayant pris l’apparence d’un taureau doux et docile, il l’emporta à travers les mers et l’engrossa de celui qui devint le roi Minos. Commémorant cette agression, le platane, depuis, en oublie de perdre sa ramure. La deuxième, Danaé, princesse d’Argos, gisait au fond d’une prison où l’avait enfermée son père à la suite d’une de ces prédictions dont se délecta l’Antiquité annonçant que le fils de sa fille le supplanterait sur le trône. Pour approcher l’inapprochable, Jupiter se changea en pluie d’or. Persée naquit de cet accouplement plus fantastique encore que le précédent.
Rubens, Léda et le cygne.
Enfin, ce fut Léda, fille d’un roi de l’Étolie que le dieu des dieux païens approcha changé en cygne. On ignore si Danaé accoucha d’une bourse géante qui contenait Persée, mais on sait que Léda pondit un œuf d’où sortirent les jumeaux Castor et Pollux.
Le 2 avril 2020, à 7 h 30 pm, les écrans qui attendaient la retransmission du Metropolitan ont paniqué. Ils espéraient le Don Carlos de Roberto Alagna dans la mise en scène de Nicholas Hytner (2010), on leur montrait Nixon in China avec une obstination d’autant plus vaine que ceux qui avaient voulu y assister s’étaient connectés la veille et que le 2, ceux qui espéraient Don Carlo quittaient en hâte ce Nixon-là, qui est très bon peut-être, je ne sais.
Le 15 avril 2020, Le Metropolitan donne, en streaming gratuit, La Rondine. Depuis Don Carlo, où ils s’étaient affolés pour rien, les écrans ont compris qu’on avait juste oublié de leur préciser que 7h30, c’était l’heure de New York – en France, 3h du matin. Sans la présence de Roberto Alagna, on se demande où le spectacle trouverait son éclat. La captation, plus attirée par les fabuleuses coulisses du Met que par une transposition sans lyrisme et désordonnée du second Empire aux années folles, se laisse inspirer par le décor de la verrière du troisième acte et les deux duos de la fin où Roberto Alagna est prodigieux.
L’Hirondelle
La Rondine, c’est l’hirondelle. Il en existe trois versions, sa composition ayant été perturbée par la grande Guerre, la Première. Ce n’est pas l’opéra le plus connu de Puccini. On lui fait des reproches, on l’accuse de légèreté, on le compare, on le dénigre, on prononce à mi-voix le mot d’opérette, mais cela peut-être très joli, une opérette, si elle est composée par Puccini ; et si Roberto Alagna prête ses traits et sa voix à Ruggero, cela devient si beau et déchirant que le dernier duo est un bond dans la tragédie.
Le 16 mars 2020, le Metropolitan a démarré sa série de retransmissions gratuites de l’un des opéras les plus célèbres au monde dans une interprétation légendaire de Roberto Alagna et Elīna Garanča, époustouflants dans la mise en scène de sir Richard Eyre, enregistrée le 16 janvier 2010. Selon le rite du Met, qui change sa rediffusion chaque jour, cette Carmen a été visible pendant 20 heures d’affilée.
Le 6 mai 2020, le Met a doublé les séances de rediffusion en donnant Madama Butterfly (enregistré le 2 avril 2016) avec Roberto Alagna et Kristine Opolais (sa partenaire aussi dans Manon Lescaut). Destiné aux étudiants, aux professeurs et aux parents, le spectacle était précédé d’un entretien À la Maison avec Roberto Alagna, qui a répondu à des questions d’élèves. Ils ont eu de la chance, les petits Américains, de voir ce Pinkerton inégalable et d’entendre le ténor lui-même leur en parler (à retrouver sur YouTube).
C’est une illusion, mais c’est une illusion qui est véritable. Roberto Alagna
Deux civilisations
Tout sépare Cio-Cio San, la petite Japonaise, orpheline de quinze ans, et Pinkerton, jeune officier de la marine américaine. Un entremetteur les réunit. Il leur organise un mariage à la japonaise, qui inquiète Sharpless, le consul américain, car ce qui est un jeu amoureux pour Pinkerton, représente le salut pour Cio-Cio San, dont le père a été contraint de se faire hara-kiri.
Au Metropolitan Opera de New York, en 2007, les décors n’attendent pas la spectaculaire image où le lit de la première nuit d’amour descend des cintres au milieu des étoiles pendant que le vent agite les draps pour proclamer que « Roméo et Juliette » est une histoire d’amour cosmique. Dès le début, pendant la rencontre au bal des Capulet et les scènes du balcon, Roméo et Juliette évoluent sur un parquet qui représente un astrolabe géant, projection plane de la voûte céleste, ceinturé par un anneau avec les douze signes du zodiaques.
L’ensemble mobile, dont les anneaux extérieurs se soulèvent et s’abaissent ainsi que le plateau central, se prête à différents jeux de scène qui soutiennent l’action, forment des cachettes ou des appuis jusqu’au « jour de deuil », pivot de la marche à la mort, où Roméo tue Tibalt en duel.
LE COSMOS TÉMOIN DE L’AMOUR ET LA MORT
Le cosmos est ainsi le premier témoin de la naissance de l’amour, de son double accomplissement dans le mariage religieux et l’amour charnel, et de la mort annoncée, celle de Tibalt préludant à celle des époux.
En même temps que l’astrolabe occupe la partie centrale du plateau, le décor du fond, où la maison de Juliette est représentée par une marqueterie renaissance si fouillée qu’elle pourrait borner la scène, s’ouvre sur un jeu de projections de la voûte céleste avec ses galaxies d’une beauté magique aux couleurs changeantes qui foncent ou rosissent.
Ainsi Roméo, sous le balcon de Juliette, a les pieds sur l’astrolabe, au milieu des astres du ciel représentés à la mesure humaine, la lune comme un croissant, et la tête dans des poussières d’étoiles qui ouvrent sur l’infini. Cette représentation propose une double image figurée : celle du dramaturge qui doit enserrer dans la limite des mots une histoire grande comme le monde et celle de l’amour considéré comme porteur de l’infini cosmique. On ne peut qu’être enthousiasmé par cette vision si shakespearienne de Roméo et Juliette.
DES IMAGES FAITES POUR ALAGNA
Ces images vont si bien à Roberto Alagna qu’elles semblent conçues pour lui qui affirme que chanter, c’est prier. On n’en doute pas, quand on le voit sur une scène. Ici, la conception de cette production ne l’oblige pas à imposer la vérité de son personnage contre tout ce qui l’entoure, mais le sert, exalte tout ce qu’il est, dans sa nature même et dans ce qu’il a conquis pour son art depuis ses premiers pas à l’Opéra. Cette concordance, lui épargne d’épuisants combats et d’inutiles fatigues, alors qu’il est obligé d’user ses forces si souvent simplement pour respecter l’œuvre qu’il interprète, le personnage qu’il incarne et son public venu l’entendre qui, comme lui, déteste les contresens (tout ce qui devrait être un évident acquis), et procure une aisance suprême à son Roméo, d’autant qu’avec Anna Netrebko pour Juliette, tous les deux sont parfaits.
La vision cosmique du réalisateur rend compte d’un rêve ou d’une réalité suggérant que le caractère immortel des héros de Shakespeare est inscrit dans les étoiles de toute éternité. Ce n’est donc pas fortuit si les deux moments où le décor est clos sont lorsque Juliette avale le faux poison et la fin, dans le tombeau, où les époux se rejoignent dans la mort. Dans ces deux scènes, la mort est présente, en simulacre d’abord puis en réalité, donc l’immortel cosmos disparait, se voile le visage, refuse d’y assister. Mais pour ne pas renoncer à l’idée de la grandeur humaine d’un amour aussi puissant, le plafond de la chambre, très élevé, donne cette ample respiration qui permet à Juliette de boire « à Roméo » – et celui du tombeau, contrairement à la réalité des chapelles funéraires, mais en accord avec l’univers de Shakespeare et avec nos attentes, est vertigineusement élevé. Il se perd à une hauteur démesurée, volontairement soulignée par un escalier fictif (Roméo en emprunte un autre pour descendre près de Juliette) et semble grimper dans les cintres aussi haut qu’en descendait le lit, comme si leur amour abaissé sur la terre repartait vers le ciel. L’escalier irréel figure alors une image du salut et répond à la prière de Juliette et Roméo qui demandent à Dieu pardon de se tuer à la fin d’une scène si cruelle que, de nos jours, on pourrait s’attendre à ce qu’ils mettent en question le « Dieu de bonté, Dieu de clémence » qu’ils ont prié passionnément depuis leur mariage.
AJOUTER AU CLASSIQUE SANS LE DÉNATURER
Cette approche de l’œuvre, qui va, pour ceux le veulent, au-delà d’une lecture au premier degré, sans rien dénaturer de son caractère classique, est d’autant plus convaincante aujourd’hui où tant de mises en scène contemporaines étouffent les forêts, les palais, les amours et les rêves dans des décors étriques et vilains qui représentent de petites boites très laides, hangars, bureaux, salles de conférences ou de rien du tout, au plafond bas, éclairées au néon qui n’ont pas d’autre but, avoué d’ailleurs, que politique destiné à détruire une culture, un art sublime pour imposer un concept rudimentaire et démontrer que tout n’est qu’égalité, que le beau égale le laid, le grand le petit, le noble l’ignoble, le crime et l’innocence – et que personne n’a le droit de juger une mise en scène tordue. Emparons-nous de ce droit, qu’on nous refuse aujourd’hui, pour applaudir le Met et sa conception de l’art lyrique, qui ajoute sans dénaturer. Pour regarder et regarder encore un Alagna époustouflant dans l’incroyable jeunesse, vocale, mais pas seulement, de ce Roméo idéal.
Depuis son premier Don Carlos, en français, à Paris, en 1996 (Le Châtelet,mise en scène de Luc Bondy), jusqu’au concert de Lodz, en 2021, Roberto Alagna a conduit chacun de ses Carlo ou Carlos à l’aboutissement.