Roberto Alagna dans Carmen à l’Opéra de Paris ou Bieito théologien ?

Douze jours après le dernier Otello de la saison à l’Opéra de Paris, Roberto Alagna devait chanter quatre Carmen. Les douze jours se sont réduits à sept lorsque la direction de l’Opéra lui a demandé de remplacer un ténor défaillant et de chanter un neuvième Otello, le 4 avril 2019. Ce qu’il a fait. Mais il a contracté une bronchite aigüe et il a dû annuler les quatre Carmen prévues du 11 au 20 avril. Mais on connaît son don José. Souvenez-vous.

Deux ans plus tôt, il a donné à Paris une série de cette Carmen, celle de Bieito.

Roberto Alagna, Elina Garanca, Carmen, Paris, 2017.

EROS ET THANATOS

Carmen, c’est une nouvelle de Mérimée, l’homme qui a rendu l’amphithéâtre d’Orange à la destination pour laquelle les Romains l’avaient bâti : le théâtre (1). C’est une histoire de brigands et de contrebandiers, de fatalité et de mort qui se joue entre une tzigane et un déserteur pendant que le destin de mort, confirmé par les cartes, utilise le prétexte d’un toréador.
Carmen, Bizet en a fait un opéra, l’une des œuvres lyriques les plus jouées dans le monde (2).

C’est en 1999 que Roberto Alagna a interprété pour la première fois le don José de cette mise en scène, alors nouvelle. C’était en Espagne, au festival Castell de Peralada.
Lui, il avait déjà chanté Carmen.

Lorsqu’en mars 2017, la production de Bieito arrive à Paris, Alagna, qui n’avait jamais chanté Carmen à l’Opéra de Paris, est pressenti pour une série de huit représentations en mars, avec Clémentine Margaine, dans le rôle titre et, encore une, le 16 juillet, avec Elīna Garanča (3).

ROBERTO ALAGNA DANS LA MISE EN SCENE DE BIEITO

Avec Bieito, des moments poétiques et forts, comme lorsqu’il remplace la montagne par de vieilles Mercédès et la mort spectaculaire de Carmen sur un plateau vide dans une arène symbolique, alternent avec des scènes crasseuses.

Roberto Alagna, Clémentine Margaine, Carmen, Paris, 2017.

Il montre des tortures, on pouvait s’en passer, des outrances sexuelles destinées à choquer le public, il l’est. Le principal ennui de ces exhibitions est qu’elles affaiblissent ce qui est, essentiellement grâce à Alagna, l’indéniable réussite de cette mise en scène coup de poing : l’indissoluble union d’Eros et Thanatos depuis le premier duo jusqu’à la fin.

LA MORT DE SON ÂME

Tout ce qui relève de l’ordre de la sensualité, de la sexualité et de la mort aurait dû être réservé aux duos de Carmen et José.
Au début, alors que l’on n’attend que le désir, la tension est si violente et le José d’Alagna tellement déchiré que la mort se profile déjà, la mort de son âme.
À la fin, lorsqu’il tranche la gorge de Carmen qu’il tient devant lui, on n’attend que la mort, et l’image est d’une sensualité exacerbée.

Qui d’autre qu’Alagna pouvait lier à ce point l’amour et la mort, créer une tension amoureuse vertigineuse en faisant de la sexualité une lice où s’affrontent jusqu’à la mort le désir charnel et tous ses abandons avec la volonté du salut éternel, qu’on appelait naguère le bien et le mal ?

Roberto Alagna, Elina Garanca, Carmen, Paris, 2017.

Alagna met plus d’érotisme, lorsque José vient détacher Carmen de ses liens, qu’on n’en peut trouver dans les collectives fornications des soldats avec les cigarières ; il met plus de sexe, lorsqu’il tourne avec elle autour de la Mercédès et se laisse enjamber par elle, que n’en pourront apporter les débauchescontorsions des gitanes avec les contrebandiers derrière les carrosseries.
Il montre le déchirement d’un homme, de plus en plus écartelé, qui le sera jusqu’à la mort, entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être.
Quand il se penche pour remettre sa chaussure au pied de Carmen, tout vibre d’érotisme, de fulgurants désirs, et au-delà, la mort se profile dans la douleur inscrite sur son visage. Il révèle, dans le même moment, le désir et la mort – le désir qui porte la mort.

Roberto Alagna, Clémentine Margaine, Carmen, Paris, 2017.

Avec la même allégresse, la même sensualité, et presque la même jeunesse qu’à ses débuts il explore les failles d’un personnage qu’il torture, voluptueusement d’abord. La fougue, la flamme et le feu l’habitent comme au début. Sa silhouette n’a pas changé. Les années ajoutent à ses traits un éclat qui s’intériorise. On se demande s’il s’amuse à vieillir, s’il fait semblant ou si c’est vrai, s’il va garder sur lui ces rayures de l’âme, qu’il révélait déjà dans sa première jeunesse, ayant affronté trop tôt ces épreuves qui vous ébranlent pour toujours – qui accentuent une virilité qu’il fragilise avec quelque chose de féminin qu’il appelle en lui pour créer l’irrésistible mélange avec lequel il conduit ses personnages.

Roberto Alagna, Elina Garanca, Carmen, Paris, 2017.

Moins complexe en face du don José unique d’Alagna, Carmen, obligée d’obéir à sa bande de brigands et, en même temps, féministe, possessive, dominatrice, fait ses griffes et prend sa revanche sur lui, trop content de se laisser violer, du moins au début.

Dans la dépossession où elle réduit son amant, à chaque rencontre davantage, la passion assouvie, il ne leur reste que la mort.

LA MORT

Bieito a montré cette histoire comme celle d’une possession.

Roberto Alagna, Elina Garanca, Carmen, Paris, 2017.

Dans les scènes de passion, ce n’est pas Carmen qui est acculée, c’est lui. Lui qui abandonne sa fiancée, renonce à ses promesses, déserte, devient brigand, s’enchaîne pour jamais au moment même où il croit à ce mot de : « Liberté ! » qu’Alagna lance jusqu’aux étoiles.

Depuis le début, la malédiction est sur lui, depuis le début, Carmen le possède en le dépossédant. Comme toujours dans la passion, il ne se rend pas compte d’abord où elle l’entraîne. Il le reconnaît, devant Carment elle-même, et c’est une manière encore de se livrer à elle, dans l’air de La Fleur : « Et j’étais une chose à toi. »
« Une chose » !

Il est chosifié. Mais il ignore encore qu’il est possédé.

Roberto Alagna, Carmen, Paris, 2017.

Il le pressent dans la montagne : « Je te tiens, fille damnée ».
Mais être damnée ne signifie pas qu’il la tient pour un démon.

Il faut attendre la fin pour qu’il l’assimile au diable, lui le chrétien, elle la zingara. Lorsqu’il redescend de la montagne, après la mort de sa mère, il est redevenu ce qu’il veut être : honnête. Alagna lui-même le voit alors comme l’image du prophète qui veut sauver Thaïs, la courtisane. José revient pour commencer une « autre vie », dont Carmen ne veut pas entendre parler.

Roberto Alagna, Clémentine Margaine, Carmen, Paris, 2017.

Il la supplie : « Laisse-moi te sauver et me sauver avec toi. »

Roberto Alagna, Elina Garanca, Carmen, Paris, 2017.

Pour son dernier combat, dans le cercle tracé par terre qui figure une arène, il vient se battre pour le bien contre le mal.

Il perd ce combat, comme les autres. Elle est plus forte que lui, c’est elle qui le possède. Il ne veut plus l’être. Mais il lui abandonne tout une fois encore, il renonce au « salut de son âme » et consent à rester un brigand, il ne veut qu’une chose : la garder.

Parce qu’elle ne l’aime plus, il comprend qu’il est possédé et donc qu’elle est le diable.

Roberto Alagna, Elina Garanca, Carmen, Paris, 2017.

Comme ils ne peuvent pas se séparer, qu’ils sont rivés par une chaine qui ne peut être rompue, il le lui a dit dans la montagne, il leur reste à vivre l’enfer.

L’enfer sur la terre, c’est exactement ce qu’il lui demande : « Pour la dernière fois, démon, veux-tu me suivre ? »
Il l’appelle : « Démon ! » Le démon c’est celui qui vous possède et qui règne en enfer.
Le seul moyen d’échapper à l’enfer sur la terre, c’est la mort.
Il tue Carmen en croyant tuer le démon qui le possédait.

BIEITO THÉOLOGIEN ?

Reste l’autre enfer, celui de la vie éternelle.

Alagna, Carmen, Paris, 2017.

Bieito ne semble pas préoccupé par le sujet. Mais, comme Carmen et don José, il est Espagnol, ce pays où la reconquête a duré sept siècles, où ont régné les rois catholiques, où a sévi l’Inquisition. La transposition de l’histoire dans l’Espagne franquiste, n’y change rien.
Que ce soit volontaire ou non, Bieito a chargé la dernière scène d’un contenu théologique.

José tire Carmen hors de l’arène fictive, comme un taureau tué, comme on tire une bête, ou une chose, et j’étais une chose à toi, pas une personne créée à l’image Dieu, comme l’enseigne la religion catholique. Or, José vient encore une fois de proclamer son amour à Carmen morte : « ma Carmen adorée ». Il ne fait pas ce geste horrible de la tirer par manque de respect pour son corps.

Alagna, Carmen, Paris, 2017.

Pourtant, il transgresse une loi universelle de l’humanité.

Il n’y a qu’une explication. Les bêtes, qui n’ont pas l’espoir de la vie éternelle, n’espèrent pas plus le paradis qu’elles ne redoutent l’enfer.

Lui, il a peur de l’enfer. Il le lui a dit qu’il avait perdu le « salut de son âme ».

Mais elle aussi, la « fille damnée », qu’il aime à se damner, elle est guignée par l’enfer.
S’il lui refuse les rites dévolus à la personne humaine et la ravale au rang d’un animal, c’est pour la faire échapper aux flammes de la damnation éternelle et lui donner l’oubli éternel et le néant. Il veut encore la sauver.

C’est la dernière image qu’on emporte du don José de Roberto Alagna, d’une cruauté et d’un désespoir inoubliables.

Mais elle aussi, la « fille damnée », qu’il aime à se damner, elle est guignée par l’enfer.
S’il lui refuse les rites dévolus à la personne humaine et la ravale au rang d’un animal, c’est pour la faire échapper aux flammes de la damnation éternelle et lui donner l’oubli éternel et le néant. Il veut encore la sauver.

C’est la dernière image qu’on emporte du don José de Roberto Alagna, d’une cruauté et d’un désespoir inoubliables.

(1) Carmen, de Prosper Mérinée, 1845.
(2) Carmen, de Bizet, livret de Henri Meilhac et Ludociv Halévy, 1875.
(3) Pendant les représentations de mars, Aleksandra Kurzak était Micaëla.

©texte et photos : Jacqueline Dauxois

Pour retrouver les articles de 2017 sur le don José d’Alagna :

http://www.jacquelinedauxois.fr/2017/09/02/le-don-jose-de-r…-lopera-de-paris/h

http://www.jacquelinedauxois.fr/2017/07/16/roberto-alagna-e…-16-juillet-2017/

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