Troisième épisode :
Créon, Hémon, le Chœur
Le deuxième épisode s’achevait sur les supplications d’Ismène, rejetées, l’une par sa sœur, qui n’accepte pas son sacrifice tardif et la condamne à vivre, l’autre par Créon qui refuse d’épargner Antigone :
« Ne me parle pas d’elle ; elle n’existe plus ».
La surprise, qui n’en était pas une pour les Grecs, était causée par la révélation d’un nouveau personnage : Hémon, fils de Créon et fiancé d’Antigone. Ismène s’adressait à lui, qui n’était pas encore entré : « Ô mon si cher Hémon, pour ton père, tu ne comptes pour rien ! »
Le coryphée soutenait la supplication d’Ismène : « Tu enlèverais la fiancée de ton fils ?»
Sur la réponse de Créon d’enchaîner Antigone et Ismène, le chœur intervient, entrecroisant généralités, métaphores poétiques et adresses à la divinité dans son langage qui mêle force et poésie.
Entre alors Hémon et, alors que Créon redoute que son fils ne vienne « s’en prendre à lui ». Hémon répond par une déclaration d’amour filial et de loyauté envers son père :
« Il n’est pas de mariage auquel j’accorde plus d’importance
qu’à tes indications sur la conduite que je dois adopter. »
Il semble abandonner sa fiancée que Créon accable alors : « crache sur cette fille… que je vais faire exécuter ». C’est la réaction des tricoteuses : tuer ne suffit pas, il faut insulter, dégrader. Mais il parle trop, trop longtemps et, dans le flot, il révèle la faiblesse de son caractère de tyran absolu :
« L’homme que la Cité a placé à sa tête, on doit lui obéir
Dans les moindres détails, que ses ordres soient justes ou pas. »
C’est reconnaître qu’il est injuste d’exécuter Antigone, mais qu’il a décidé sa mort et ne reviendra pas sur un ordre inique. Devant le silence de son fils, se sert d’un dernier argument, pitoyable, qu’il a déjà utilisé en présence d’Antigone : elle est femme et il « ne faut en aucun cas céder à une femme ». Redouter la force non dans le fort mais dans le faible est une caractéristique des tyrans réduits à utiliser la violence contre l’esprit, plus fort que la force physique, et d’abattre les forts qu’à défaut de convaincre, ils sont réduits à exterminer. Dans l’affrontement qui l’oppose à Antigone, se trouver obligé de reconnaître que la force est chez elle, excite sa colère jusqu’au paroxysme. Tombé de la violence dans la sottise, il en arrive à raisonner comme une commère sur le marché de Thèbes et n’a plus une pensée pour la justice qu’il bafoue mais pour le qu’en dira-t-on : « qu’on ne dise pas que nous avons reculé devant une femme ».
Préoccupé de sauver sa peau, comme le garde l’avouait avec ingénuité, le coryphée approuve le discours de Créon.
C’est au tour d’Hémon de parler. En tant que fils, il ne veut pas juger si la décision de son père correspond à la vérité. Il parle de vérité, pas de réalité ni de justice, et c’est très fort, car la réalité c’est qu’Antigone a violé la loi édictée par le tyran, la justice des hommes consiste à appliquer les lois édictées par les hommes. La vérité seule peut sauver celle qu’il aime, la vérité qui consiste à croire qu’une justice suprême établie par les dieux doit l’emporter sur les édits proclamés par les hommes.
Il est inutile de parler des dieux à Créon qui a usurpé leur place. Mais la vois des dieux, si on la refuse dans sa conscience et dans son cœur, on peut encore l’entendre ailleurs, chez les plus humbles, c’est celle du peuple bâillonné qui chuchote dans l’ombre. Antigone, un moment plus tôt a déjà utilisé cet argument. Hémon le reprend à son compte. Le peuple, en secret, admire Antigone et l’estime digne des plus grands honneurs pour n’avoir pas laissé la chair de son frère « dépecée par les chiens et les oiseaux ».
Pour arriver au bout de ses arguments, le jeune homme utilise la même technique que son père envers lui : il ne lui laisse pas placer un mot avant d’avoir achevé son plaidoyer. Il explique le bonheur qu’il éprouve à admirer son père et les décisions qu’il prend. Mais, comme le garde, il avance qu’il existe d’autres opinions et qu’il a y a de la grandeur à se laisser convaincre et à changer : « Ne t’accroche pas à ta colère ».
En une tirade, Hémon est passé de l’admiration inconditionnelle d’un fils pour un père, à la critique et à la nécessité de changer d’opinion lorsqu’on a reconnu une erreur de jugement.
Dans un élan de courage modéré, le coryphée approuve le fils comme il a approuvé le père : « Vous avez tous les deux bien parlé. » Pilate, en somme, il s’en lave les mains.
Créon relance le débat avec son fils. Plus de tirades, cette fois, un dialogue à lames démouchetées qui s’entrechoquent jusqu’à l’irréductible. Dans ce duel, Créon, de nouveau, dévoile sa faiblesse. Hémon affirme que le peuple n’est pas de son avis. Il rétorque :
« Et c’est le peuple qui va dicter les ordres que je dois donner ?
-Tu te rends compte que tu parles comme un enfant ?
-Il me faut donc gouverner ce pays pour un autre que moi ? »
Il avoue qu’il n’agit que pour lui. Thèbes et le bonheur de Thèbes sont des arguments de politique ordinaire qu’il a employé de manière mensongère. Hamon réplique :
« Il n’est pas Cité qui appartienne à un seul homme
-Ne juge-t-on pas qu’une cité dépend de son chef ?
-Tu es fait pour gouverner tout seul une cité sans habitants. »
…
« Canaille, tu plaides contre ton père !
-Je le vois agir contre toute justice.
-Alors que je remplis mes devoirs de roi ?
-Tu ne les remplis pas, tu foules aux pieds ce qui est dû aux dieux.
– Tu es répugnant ! Tu te laisses dominer par une femme ! »
Créon insulte son fils, ordonne d’aller chercher Antigone et de l’exécuter devant son fiancé.
Hémon, qui refuse d’assister au supplice, déclare qu’Antigone ne mourra pas seule et s’enfuit sur ces derniers mots jetés à son père :
« Tu ne reverras plus mon visage, toi qui ne peux pas vivre
Sans rendre fous ceux qui voudraient t’aimer. »
Le coryphée tente d’émouvoir le tyran, de l’inquiéter sur la réaction de son fils qu’il a désespéré. Bien que timide, cette tentative excite sa fureur. Il ordonne l’exécution des deux sœurs ; le coryphée, qui proteste, le fait revenir sur ce qui n’est pas un caprice, mais qui a révélé son vrai but : exterminer toute la descendance d’Oedipe. Cependant son fils vient de l’accuser d’injustice en condamnant Antigone, le coryphée, qui n’ose défendre Antigone, intervient au moins pour sa sœur. Créon cède. Il n’ose pas exécuter Ismène en même temps qu’Antigone, il a tout son temps, du moins il le croit. Ismène n’a pas un caractère irréductible et il peut la convaincre d’accepter l’esclavage.
Reste à décider du sort d’Antigone. Créon choisit le pire pour elle. Par hypocrisie, pour ne pas se salir les mains en versant son sang et, du même coup, lui refuser la gloire de mourir sous le glaive, il la condamne à être enterrée vive dans une caverne.
Le chœur revient avec sa poésie idyllique, bucolique :
« Amour, ô toi que l’on ne peut vaincre,
Amour, toi qui… »
Le coryphée, voyant Antigone emmenée dans sa tombe, ne peut retenir ses larmes.
Quatrième épisode :
Antigone, le chœur, Créon
Sur le chemin du supplice, Antigone s’adresse plus à elle-même qu’aux habitants de Thèbes : « C’est mon dernier voyage ». Dans un constat sans larmes ni gémissements, bien loin de la terreur qu’éprouve le prince de Hombourg devant la fosse qu’on creuse pour lui, elle dit simplement des mots qui serrent le cœur : « Je regarde l’éclat du soleil, je ne le ferai plus ». Elle évoque le supplice subi par la fille de Tantale, et le coryphée remarque que, dans sa vie et dans sa mort, elle partage le destin des immortels : « Tu es allée au bout de ton courage ».
En quittant Thèbes pour sa tombe, elle a conscience d’être en suspens entre deux mondes :
« Ni parmi les mortels ni parmi ceux qui ne sont plus,
Ni parmi les vivants ni parmi les morts ! »
Elle évoque le destin de son père qui a épousé sans le vouloir sa propre mère, la malédiction qui frappe trois générations, l’espoir de retrouver ses parents et ses frères nés, comme elle et Ismène, de ces parents incestueux malgré eux.
Créon s’impatiente, la marche au supplice est trop lente à son gré. Son peuple esclave manifeste trop d’admiration à la princesse qu’il condamné. En colère encore une fois, il ordonne aux geôliers de se hâter. Tuer ne suffit pas, il faut empêcher les condamnés de parler, faire rouler les tambours au pied de la guillotine de Louis XVI, étouffer la voix de son dernier message. Créon n’avait pas de tambours. Il menace les geôliers.
Antigone, l’ignore et s’adresse à son tombeau, sa chambre nuptiale. Au moment de descendre vivante dans le royaume des morts, elle reconnaît que ni pour un mari, ni pour des enfants, elle n’aurait fait ce qu’elle a fait pour Polynice. Un mari, elle aurait pu le remplacer et avoir d’autres enfants, alors que ses parents morts, elle n’aurait jamais un autre frère. C’est pourquoi elle a bravé la loi des hommes, celle d’un tyran.
Elle l’a enterré.
« … C’est le crime pour lequel
je descends dans la fosse des morts.
Quelle loi divine ai-je pu transgresser ? »
…
« Je faisais preuve de piété et on m’a reproché mon impiété. »
Jamais elle n’a fait appel aux liens familiaux qui l’unissent à Créon, pour implorer sa grâce. Elle ne supplie pas les dieux non plus. C’est ce caractère héroïque et viril que lui reproche Créon : Antigone est l’héroïne parfaite, le chantre de la liberté de penser, d’agir, de choisir lucidement sa vie et sa mort, décidée à ne rendre compte qu’aux dieux de décisions qu’elle prend seule. Elle n’implore pas son bourreau, c’est inutile : le cœur des tyran n’est pas vivant, c’est un morceau de pierre que rien ne peut briser. Hémon, lui, a supplié son père, inversant le type des caractères. Alors qu’Antigone a adopté une attitude héroïque de combattant, son fiancé, a supplié comme une femme, inversion qui démontre que, depuis des millénaires, la différence homme/femme ne se trouve pas où le conformisme la situe.
Créon, qui s’irrite encore de la lenteur des bourreaux, les menace de mort cette fois.
Pendant qu’on enferme Antigone dans son tombeau, le chœur évoque les héros et les demi-dieux qui ont subi avant elle des sorts aussi tragiques que le sien : Danaé, le fils de Dryos, le roi des Édoniens, et les fils de Phinée, ce qui fait de cette princesse une créature non seulement royale, mais presque divine.
Pour Créon, une étape encore est franchie. Il n’est qu’un homme, on le lui a rappelé au cours des épisodes précédents, il punit Antigone que son héroïsme place au rang des héros et des demi-dieux comme seul un Dieu est en droit de le faire.
Il usurpe un pouvoir divin ce qui fait de lui un blasphémateur.
Il le paiera très cher. Avant l’Incarnation, les dieux sont aussi féroces que lui.
Poussé par une haine aveugle, inspiré par sa soif inextinguible de pouvoir, le tyran sanguinaire qui n’a pas eu pitié d’Antigone, n’est pas ému non plus par le désespoir de son fils, parti désespéré pour se donner la mort.
Le châtiment sera à la mesure de ses crimes.
À suivre (Antigone IV et dernier).
© Jacqueline Dauxois
Il paraît que vous n`avez pas encore écrit Partie IV–ou bien je ne la trouve pas. C`est là qu`Antigone (dans sa hâte, peut être, d`accomplir son rôle de martyr héroique) se suicide, ce qui rend inutile (pour elle, au moins) le repentir de Créon. Quand j`étais professeur à une université chrétienne, j`avais le choix libre des textes pour construire mes cours généraux de littérature (en anglais). Pour les raisons que vous indiquez dans ce cycle, j`étais enthousiaste de l`Antigone de Sophocle. Les thèmes étaient riches pour la discussion en classe, et j`ai même écrit un de ces discours académiques nécessaires à garder mon travail au sujet de l`enseignement de l`Àntigone. Puis une de mes étudiantes s`est suicidée dans sa chambre. N`étant jamais attirée personellement vers cet acte , je n`avais pas pris au sérieux le danger de glorifier le suicide aux yeux des jeunes. Vous, si sensible aux effets psychologiques de vos personnages sur les jeunes, pouvez comprendre combien je regrette ma complicité involuntaire dans son désir de se tuer. Maintenant, il me trouble trop de regarder les suicides littéraires idéalisés visuellement dans les opéras comme Roméo et Juliette, Werther, Butterfly . . . Mais puisque Roberto Alagna m`a fait accepter Canio et Otello, j`espère retrouver un jour le courage d`un adulte raisonnable de faire face aux suicides littéraires.
Je ne vois pas comment le suicide d’Antigone pourrait inciter quelqu’un à cet acte. Chez Antigone, il est politique et religieux. Sacré. Mythologique. Contrairement aux autres.
Celui qui me semble dangereux pour les jeunes gens, c’est celui de Roméo et Juliette, mais il s’agit d’une erreur d’aiguillage : ils ne voulaient mourir ni l’un ni l’autre. Werther voulait mourir, Werther est un idiot exalté amoureux d’une dinde, comme l’époque le voulait. Butterfly, pour nous, est hors sujet, c’est une autre civilisation qui a fait du suicide un code d’honneur.
Roberto Alagna a le génie d’aller à l’intérieur des personnages, de les aimer, de les faire comprendre. Lorsqu’il a traité la mort d’Otello comme celle de Roméo, j’étais dans la stupeur. Tout cela pour vous dire qu’il ne me semble pas possible que vous ayez une quelconque responsabilité dans le suicide d’une étudiante à qui vous parlez de la fin d’Antigone.
Je vais enfin terminer, grâce à vous.
Merci. Je m`intéresse à lire la conclusion.